« Cité de Carcassonne »
Photographie : Hervé Baïs
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Faut-il que ta peine soit immense ou bien ta tristesse infiniment constitutive de ton état ! Cette photographie, que tu m’as envoyée, témoin en noir et blanc d’un Novembre sans horizon, je l’ai accrochée contre une poutre de ma soupente. Elle me dit, aujourd’hui, l’étrange condition dans laquelle tu parais être. Ce n’est, sans doute, le fait de nul hasard que cette image soit si sombre, on dirait cet étrange et beau clair-obscur posé là à seulement proférer une immense lassitude de vivre. Souvent, ensemble, nous avions gravi cette dalle pavée qui monte à la Cité. Le plus souvent tu riais de ta difficulté à marcher sur ce sol irrégulier, on aurait cru une grève d’Irlande.
Il y avait du monde alors et les nuées de touristes colorés égayaient ce paysage minéral. Les gens étaient heureux de vivre, tout simplement. Les enfants gambadaient et leurs rires clairs fusaient tout contre les pierres séculaires. Plus loin, en bas, dans la ville, des cohortes venues d’on ne sait où envahissaient les places et les terrasses des cafés bourdonnaient à la façon de vibrantes ruches. Signe de ce bonheur qui t’atteignait si facilement, qui se posait sur toi avec une belle évidence, tu riais de tout et je sentais dans les paumes tièdes de tes mains s’animer l’immense destin du monde. Cette source paraissait inépuisable, tant il y avait de plénitude en toi, tant s’ouvrait ta conscience au simple et au menu, à l’unique et au multiple. Tout faisait sens jusqu’à la limite d’une possible ivresse. Il me souvient, t’avoir parfois réfrénée dans tes joyeux emportements, je craignais qu’ils ne devinssent des événements dont, jamais, tu ne pourrais revenir.
Car, vois-tu, il y a danger, soit à ne connaître qu’un divin bonheur, soit à demeurer dans la gorge étroite et sans issue de la mélancolie. La véritable signification des choses ne se trouve jamais que dans leur subit et irrésistible enchaînement. Un jour de soleil, un jour de pluie, puis le vent qui se lève et nettoie le ciel de son humeur chagrine. Combien la vie sous les Tropiques doit être lassante, cette succession monotone des heures, une chape de plomb succédant à une autre sans même que le sommeil n’en puisse interrompre le cours exténuant. C’est comme l’amour, jamais il ne peut être la passée calme du fleuve entre des rives alanguies. A sa puissance, à sa fascination, il faut la mesure de la complexité, ses hasards, ses notes imprévues, tantôt lente et immobile fugue, tantôt scherzo de sonate qui vibre dans le clair. Mais je ne saurais prétendre te donner des leçons. Les sentiments sont notre plus évidente particularité et, sans doute, chaque sujet est-il seul à pouvoir en sonder la qualité.
Je te rappelle simplement, notre première rencontre s’était faite sous un lumineux jour d’été. Les nuages étaient haut perchés et le ciel se colorait, parfois, de grandes fissures blanches. Tu t’étonnais de tout, d’un oiseau gris qui traversait l’espace, d’un scarabée traînant sa boule dans les fentes du ciment, d’un rire qui fusait au hasard des rues. Tu aimais le lacis des ruelles, les places étroites - un refuge pour les amoureux, disais-tu -, les façades sur lesquelles courait le tapis serré des feuilles d’ampélopsis. Tu n’avais de cesse de t’émerveiller de ce qui venait à toi, de cueillir l’instant pareil à l’éclat du givre sur l’herbe hivernale. Mais d’où vient donc ce subit abattement ? Est-ce la grande ville qui te déprime ? Paris est si belle et si éprouvante en même temps ! Souvent nous nous y sommes retrouvés sur ces quais de l’Île Saint-Louis - près de chez moi -, ce quartier te plaisait tellement avec son air de petit village provincial ! Mais me voici souvent absent et cela fait de si longs mois que nous ne nous sommes rencontrés.
Ce qui serait ma plus belle satisfaction, que tu puisses voir dans cette image plus noire que le noir, quelque motif de te réjouir. La contemplation esthétique est d’un grand secours lorsqu’elle se donne avec sa belle et complète évidence.
Regarde ce ciel de suie.
Regarde sa déchirure blanche,
on dirait une neige précoce
en train de bourgeonner
au seuil de l’hiver.
Regarde cette perspective
des remparts
qui fuit au loin,
elle dit le futur
avec l’embellie
qui ne manquera
de couronner
sa survenue.
Regarde les tours où vécurent
de gracieuses princesses,
elles ne sont jamais
que l’écho
de ton propre destin :
de lumière,
non d’ombre fuligineuse.
Regarde cette clarté
qui ricoche sur les pavés,
qui appelle à gravir le chemin
qui s’annonce devant
et jamais ne se retourne.
Regarde ce calvaire de pierre,
la tache blanche
sur laquelle il repose :
une lumière dans la nuit
et le songe passe de la ténèbre
au feu qui lui succèdera,
couronne solaire
avec ses milliers
de rayons pareils
à un miel.
Regarde enfin ce qui brille
et repousse dans l’ornière
de l’existence
tout ce qui obscurcit
et macule la vue.
Regarde et c’est toi
que tu apercevras,
ta vérité,
ta liberté.
Ni l’une, ni l’autre
ne sont négociables.
Elles t’appartiennent
en propre.
Elles sont les voies
au gré desquelles
tu retrouveras
celle que tu as été
l’espace d’un lumineux été.
Jamais les souvenirs
ne s’effacent,
ils font leur
« petite musique de nuit »
en quelque endroit
secret du corps.
Le jour vient toujours
après la nuit.
Comment pourrions-nous
en négliger l’unique saveur ?
Comment ?