une mer de nuages » - 1818 -
Caspar David Friedrich
Source : Wikipédia
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Cette œuvre célèbre de Caspar David Friedrich se montre, d’emblée, en tant qu’archétype du romantisme. Ici, s’opposant aux Lumières, la Raison a été occultée, laissant libre cours au sentiment. Sentiment profond de l’indicible, sentiment d’une immense solitude coalescente à la condition humaine. Ici, se livrer à une analyse critique qui consisterait à identifier les moindres faits, à les hiérarchiser, à cerner les motifs objectifs, à établir liens et relations entre les choses manquerait son objet. Pour la simple raison que sentiments, passion, contemplation, extase ne pourront jamais se mesurer à l’aune du concept et des enchaînements logiques d’idées que cette méthode présuppose. C’est simplement dans un libre laisser-aller, une juste confiance dans ce qui se propose à notre regard, une symbiose de nos propres affinités avec la climatique de l’œuvre que pourra avoir lieu notre site, au plus près de son cœur vibrant. Non de sa vérité, ce terme est trop vertical, cette notion trop soumise à la rigueur d’un jugement. Car il ne s’agit nullement de juger mais de mettre en relation des sensibilités : la nôtre propre consonant avec celle du tableau. Oui, le tableau a une sensibilité, est doté d’une effusion, d’un mouvement de l’âme qui vient à notre rencontre et anime l’attente souple de notre conscience. C’est une alliance de deux êtres : de l’œuvre, du Soi, dont chacune va s’agrandir de la présence de l’autre.
Sans la conscience d’un Voyeur, la peinture demeurerait dans sa pure immanence et son image serait enclose dans sa propre matière sans possibilité aucune d’en transgresser l’opaque densité. Sans la présence de la toile, le Voyeur ne pourrait prendre acte de cette dimension singulière qui apparaît comme l’une des incontournables icônes de l’idéalisme dont le romantisme est le méticuleux héritier. Il s’agit bien moins, en effet, de saisir le réel en sa texture la plus palpable, « vraie », que de confier à notre imaginaire le soin d’élaborer les esquisses d’une Nature parfaite, absolue en quelque sorte, telle qu’elle pourrait immédiatement résulter de l’activité de notre esprit s’il était pourvu de pouvoirs performatifs accomplissant l’acte à même la germination de la pensée.
Mais qui donc n’a jamais rêvé de sa haute montagne cernée de fins nuages, de son île avec sa plage de galets où joue la lumière, de son haut plateau caressé par les lanières souples du vent ? C’est une manière d’utopie qui court à bas bruit sous le niveau de nos certitudes. C’est la cabane dont, enfant, nous tressions nos songes dans notre lit devenu espace au large horizon, devenu conte magique aux mille virtualités. Ce qu’observe cet homme à la sombre redingote, n’est-ce le monde qu’il porte en lui depuis toujours, qui s’actualise dans ce promontoire de rochers, le fin tissage des nuages, les montagnes au loin dans leur écrin diaphane ?
Les exégètes habituels de cette œuvre nous disent le réel de cet homme, le fait qu’il s’agit d’un fonctionnaire des Eaux et Forêts regardant cette montagne qui serait le Rosenberg, qu’il serait traversé d’une foi qui le confondrait en Dieu en raison même de sa mort prochaine. Mais c’est déjà trop dire, c’est déjà trop relier le personnage à un contexte qui, le tirant vers son existence contingente, le soustrairait, en quelque sorte, à cette élévation, à cette ascension dont l’Art en son exception est la sublime mise en scène. Constamment il faut nous dépouiller des vêtures étroites qui nous clouent ici ou là, à cette terre, à cette maison, à ces camisoles de force du réel qui, nous ôtant tout pouvoir de transgression, ne font que concourir à nous établir à demeure dans une situation immuable qui, jamais, ne connaît l’ivresse d’une possible liberté.
Cette toile, à l’évidence, ne peut que nous amener à questionner. Mais à questionner à propos de qui ou de quoi ? De ce personnage que nous ne connaîtrons jamais, anonyme parmi la foule des anonymes ? De la mort qui guette à l’horizon, embusquée derrière le voile léger des nuages ? D’une minuscule présence face à ce qui, toujours, nous dépasse et qui instille l’angoisse au cœur même de nos certitudes ? Questionnant métaphysiquement et non esthétiquement, nous voyons bien ici que nous sommes tout près d’une incandescence, que nous sommes au foyer de l’être, là où plus aucun recul n’est possible puisque nous avons atteint un fond sans fond - l’être toujours recule à mesure que nous avançons -, et que l’ivresse est grande qui s’empare de nous et, en un instant, nous devenons ce phalène aux ailes de tulle que le moindre vent pourrait faire se consumer en d’illisibles hauteurs.
C’est de solitude dont il est question, d’imminente disparition et peu importe alors notre fonction sociale - garde des Eaux et Forêts ou bien Ministre -, une manière de justice immanente égalise les âmes, nivelle aussi bien les vices que les vertus. Parvenus à ce point de lucidité, il convient de reprendre le titre et de l’analyser - c’est seulement en cet instant de l’après-dévoilement, qu’il convient d’exercer sa critique -, et de voir ce qui s’y loge comme son message le plus audible. « Le Voyageur contemplant une mer de nuages ». « Le Voyageur », d’abord. Métaphore de l’existence, bien entendu. Où en est-il ce Voyageur : est-il au milieu du gué ou sur le point d’arriver à destination ? Nul ne pourrait le dire car ce qui est à considérer, c’est bien moins le chemin parcouru que sa destination qui s’évanouit dans ce mystérieux point de l’espace que, du reste, la tête du personnage nous dissimule comme si l’énigme ne pouvait être découverte qu’au prix d’une extinction de l’essence des choses. « contemplant », le terme est généreux, le terme est plein, le terme est, à proprement parler « visionnaire ». Le dictionnaire nous indique la valeur philosophique de ce mot dans l’optique platonicienne : « Contemplation théorétique des Idées ». Où l’on s’aperçoit aisément que le contact avec le sensible a été perdu, que le Regardeur donc, est en quête de l’intelligible qui l’appelle et le déporte de son propre corps comme s’il fallait interroger l’âme et ne plus accorder de crédit aux circonstances de « passage », aux accidents de la facticité qui égarent la conscience et la plongent dans le carcan des considérations mondaines. « mer de nuages », c’est nommer l’impalpable en sa forme la plus éthérée, c’est convoquer, à la fois, le plérome des dieux dans sa version polythéiste, à savoir la mythologie, mais aussi le Dieu unique en sa monstration monothéiste, la perspective théologique. Jamais, le voudrait-on, l’on ne s’exonère du problème de la transcendance ou du Transcendant pour la raison simple que notre civilisation repose entièrement sur ces fondements religieux et que vouloir s’en abstraire c’est comme vouloir marcher après avoir mutilé ses deux jambes. En quelque sorte, dans « Le Voyageur », la « physique » semble répudiée au bénéfice du « méta », auréolé de sa riche polysémie : « après, au-delà de, avec ». Ici est le règne sans partage de l’ineffable, de l’inouï, de l’incommunicable. En réalité nous ne pouvons guère supporter qu’il y ait un en-dehors de l’homme, qu’il y ait une hétéronomie à laquelle il nous faille nous référer afin que, notre orient assuré, notre marche en avant trouvât ses propres assises.
C’est pourquoi, tissé de ces impalpables, de ces impréhensibles, le silence est grand qui noie tout dans une même indistinction. C’est pourquoi la solitude est plus que patente, terrifiante et la Terre semble vidée de ses habitants. C’est cela faire l’expérience de la finitude : être acculé au présent avec nulle possibilité d’échapper à sa geôle, laquelle profère une liberté aliénée à jamais, une impossibilité radicale de surseoir à sa condition. On pourrait tenter la formule certes déconcertante : « la vie au risque de la mort », cette cruelle vérité qui nous taraude depuis que nous sommes au monde et ne cessera qu’à la mesure de notre éclipse définitive. Si cette peinture peut s’inscrire d’emblée dans la mouvance du romantisme, elle n’en possède pas moins une puissante valeur métaphysique. Regarder l’œuvre et ne pas y deviner le sourire de la mort serait pure myopie ou bien simple rejet de notre complétude, du caractère résolument fini de notre situation existentielle.
La représentation telle que nous la propose Carl David Friedrich n’autorisait qu’un personnage unique face à l’immensité de la Nature. Toute impression de sublime ne peut jamais s’éprouver que dans une situation de face à face : l’Homme face à son Destin. Ici, le Destin se donne sous la forme de la Nature, du paysage qui en assure l’immédiate visibilité. Ce n’est jamais la nature qui se montre. « La nature aime à se cacher », selon la belle assertion d’Héraclite. C’est toujours l’un de ses avatars, l’un de ses fragments qui fait phénomène et nous révèle cette mer de nuages, cette montagne, ce rocher qui sont autant d’indices de son immensité, de sa totalité, de sa vastitude dont notre conscience ne pourrait s’emparer qu’au risque de la folie.
Car il y a danger à vouloir se confronter à l’incommensurable, à l’infini, à tous ces transcendantaux - Nature, Esprit, Idée -, qui nous dominent des lointains inaccessibles, là où notre pensée ne saurait aller, elle est trop soudée à notre propre roc biologique, elle est trop affligée de matière, trop soumise aux caprices des vents et au déferlement des marées. Nous sommes, irrémédiablement, des êtres terrestres sans doute fascinés par ces êtres célestes - elfes, séraphins et autres chérubins -, qui ne sont que pures affabulations de notre imaginaire. Notre position occupe ce « tranchant cruellement acéré » (Pierre Reverdy) entre nos idéaux qui, par essence, sont hors de portée et notre quotidien qui, lui, est trop à portée de la main, si bien qu’il nous semble que nous n’en saisissions que quelques pâtés de sable, nullement la consistance dont nous eussions souhaité que notre vie fasse sa plus commune expérience. Autrement dit le constat de la perte, de la chute, de l’abandon structurent notre psyché, laquelle s’ouvre en abîme, laquelle est transie de néant.
Cette silhouette noire en est la cruelle métaphore. Non seulement ce personnage - Nous en l’occurrence, identification oblige -, nous n’en connaîtrons jamais la réalité, pas plus que nous ne partagerons la mesure de son altérité puisque l’épiphanie de son visage, cette puissance d’identification et de reconnaissance, nous est dérobée. Ce que, de lui, nous ne pénétrerons, non une particularité qui eût pu en réaliser l’inscription mondaine, mais une simple forme, éthérée, universelle, interchangeable, au travers de laquelle se donnera à penser l’Humain en son incoercible et tragique présence. Il n’y a rien, au-devant de lui, que cette énigme du paysage qui ne fait fond que sur de la fumée, de l’inapproché, du fuyant, de ce qui ne se peut dire en nul mot, en silence seulement, cette écume de l’étonnement. Il n’y a rien sur son arrière que Nous qui demeurons dans l’enceinte de notre peau, cette outre semée de néant, ouverte sur les vents maudits du doute, de l’incompréhension fondamentale. Que pourrions-nous comprendre d’un frêle esquif que les flots balloteraient tel un fétu de paille sans autre direction précise que la gratuité de la pure errance ?
Confrontés au sublime, oui le spectacle grandiose de la Nature est toujours confrontation au gré de laquelle notre être, toujours s’amenuise. Nous sommes inévitablement remis à ces fers qui nous aliènent mais font la grandeur de l’aventure humaine, ces fers qui ont pour nom : Abîme, Néant. Les Majuscules, à l’initiale des mots, ne sont pur souci formel, élément de style, esthétique cosmétique. Ils touchent le fond vacant de notre Être (Majuscule, lui aussi !), - ils sont les racines sur lesquelles nous nous appuyons, tel le lotus sur son fond de marécage et de mystérieuse vase. Le Beau, donc l’Être, ne peut jamais surgir que de la nuit, lui qui est porteur de lumière. L’Abîme, le Néant, nous n’en faisons nullement l’expérience lorsque nous sommes tristes, éplorés, quittés par notre Amante, mais lorsque les mots ne signifient plus, eux qui ourlent notre voyage humain rien qu’humain des significations qui sont les éminences, les promontoires, les avancées qui nous portent en avant, à l’étrave de notre Être, là où flamboie le cristal de notre conscience. Nous ne sommes que ceci, conscience, et le demeurons le temps que durera notre existence.
L’Homme, dressé sur sa pointe de rochers, est une Vigie Consciente du drame qui se joue entre la Nature qui le dévisage et lui qui « s’envisage » comme l’une de ses parties, mortelle, infiniment mortelle, qu’à chaque souffle gagne l’irrémédiable corruption. Pour ceci il ne pouvait que se vêtir de ce noir, couleur de deuil qui n’en est une, seulement le signe distinctif par lequel la Mort se manifeste symboliquement et nous enjoint de ne point l’oublier. Thanatos rôde toujours alentour et se tient prêt au cas où. Ecrire cette constatation ne consiste nullement en une inclination au morbide. Bien au contraire seule notre lucidité, comme chez Montaigne, est gage de liberté. Autant se diriger vers la potence avec la dague de la vérité plantée dans la chair plutôt que de s’y diriger avec le zèle empressé de l’innocent. La Mort n’en sera que plus fréquentable.
Si « Le Voyageur contemplant une mer de nuages », nous a entraînés vers cette manière de naufrage c’est que l’allégorie dont il est l’image n’autorise guère d’autre issue. « Un jour tu périras face à la beauté », voici la sentence qui aurait pu figurer en épigraphe, gravée sur une plaque de cuivre, dans la demi-lumière d’un Musée, cette crypte pour Adeptes de l’Art et Déchiffreurs d’hiéroglyphes. Si l’ontologie romantique se donne telle celle relative à la finitude, c’est que son code génétique en porte la vive empreinte. « Les souffrances du Jeune Werther » de Goethe, l’une des œuvres majeures du mouvement Sturm une Drang (Tempête et passion), génie s’il en est d’un romantisme porté à sa plénitude, « Les souffrances » donc entrainaient chez leurs jeunes lecteurs des suicides en cascade. Ceci était-il gratuit ou bien, alors, existait-il une lame de fond invisible qui en expliquait le phénomène ? Le lumières, imbues d’une raison dominante et excessive avait réduit l’expression des sentiments à leur portion congrue. Après la diète il fallait l’excès. Après l’injonction qui aurait pu être « Tout est Raison » succédait son naturel contrepoint « Tout est Passion ». Or on connaît l’attrait de la passion pour l’exaltation sans limite des sentiments et sa fascination pour la mort. Combien d’amants et d’amantes se sont donné la mort après s’être donné l’amour ? Ceci n’est pas une énigme humaine, c’est simplement la Loi de toute existence lorsqu’elle a connu les sommets, elle n’aspire qu’à connaître la sombre vallée où dorment de sinistres desseins.
Sans doute le temps romantique reprend-il les insignes du temps humain en les portant à leur extrême limite. Comment, en effet, faire l’économie de la finitude lorsque le temps, cette essence consubstantielle à l’être, le met en demeure de passer sous ses fourches caudines à défaut de pouvoir en maîtriser le déploiement. Abîme, Néant, constamment entrelacés sont la matière même d’un passé qui reflue aux confins de l’exister. La mémoire, « oublieuse » selon les mots du poète, a grand-peine à en assembler les fragments épars, quant à la fameuse réminiscence, elle crée un temps nouveau mais fragile tel le verre. Abîme, Néant jouent aussi la partition du présent dont l’habituel lieu commun est d’affirmer qu’il « glisse entre les doigts » ou passe « comme l’eau d’un fleuve ». En ce domaine la sagesse populaire vaut de longs et savants développements. Enfin, Abîme et Néant, se laissent deviner dans les allées du futur qui brasillent au loin et déjà s’éteignent dans la peine inexaucée que nous mettons à avancer « contre vents et marées ». Ainsi, Etranges Voyageurs, nous sommes vêtus d’une redingote noire et regardons fixement ce temps qui nous hèle et nous terrasse à la fois. Mais y aurait-il plus belle destinée que celle-ci ?