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11 novembre 2019 1 11 /11 /novembre /2019 15:01
Comme il pleut sur la ville

               « Il va pleuvoir sur la plage... »

 

               Photographie : Alain Beauvois

 

***

 

Il pleure dans mon coeur

Comme il pleut sur la ville ;

Quelle est cette langueur

Qui pénètre mon coeur ?

 

Ô bruit doux de la pluie

Par terre et sur les toits !

Pour un coeur qui s'ennuie,

Ô le chant de la pluie !

 

Il pleure sans raison

Dans ce coeur qui s'écoeure.

Quoi ! nulle trahison ?...

Ce deuil est sans raison.

 

C'est bien la pire peine

De ne savoir pourquoi

Sans amour et sans haine

Mon coeur a tant de peine !

 

*

 

   Comment, en cet automne qui surgit, en cette belle photographie qui en trace la pluvieuse venue, ne pas évoquer le précieux poème de Verlaine ? Ainsi, dans la poésie se donnent d’irremplaçables instants, ainsi en image se disent les états d’âme qui sont le revers brillant ou bien sombre de notre chair opaque. Car c’est toujours de ceci dont il s’agit, d’une relation du corps et de l’âme, de la justesse de l’esprit qui sonde le réel jusqu’en ses plus intimes pliures. Ce qui crée cette immarcescible mélancolie attachée à la saison c’est l’inévitable intervalle des heures et des minutes qui se glisse entre nos corps successifs : celui d’été nimbé de clarté, inondé de lumière et de joie, promis à la volupté, et celui, hivernal, déjà endeuillé dans son linceul de peau, à la glaçure de marbre qui ne semble vivant qu’à attendre le bourgeonnement du printemps. A ceci nous ne pouvons rien changer et nul voyage lointain, nulle rêverie tropicale n’effaceront en nous cette immémoriale inclination à la perte qu’incise en nous, au plus intime de notre existence, la chute lente et irrémédiable des jours. C’est comme le vol d’un grésil léger que des sautes de vent ne portent en l’air qu’à la mesure de leur souffle constant. Une faille dans le noroît et la terre est rejointe alors qu’on pensait l’aventure céleste infinie, le flottement promis à l’horizon de l’être.

   Faut-il encore le redire, nous sommes des hommes du désir et du manque et estimons notre avenir seulement tracé à l’aune de la perte. Cependant les saisons n’ont nulle psychologie, nulle pensée et c’est la nôtre qui instille en leur substance d’étranges vertus qu’aussitôt viennent gommer de possibles vices, d’inconcevables charges de néant. Nulle hiérarchie qui diviserait le temps météorologique en stances positives et négatives, qui placerait d’un côté la générosité printanière, que contrebalancerait la rigueur hivernale. Du reste, quiconque a le droit de préférer la bise et le givre aux alizés et aux terrasses ombragées habités par les Epicuriens. Mais, s’il existe une « morale », ou bien seulement une valeur du factuel, on meurt aussi bien en été qu’en hiver et il existe des gens heureux que les glaces du Pôle réjouissent, que la vue des icebergs comble. Le « devisement du monde » est toujours joyeux en soi, seule notre habituelle impéritie en obère le visage ouvert, multiple, le plus souvent chatoyant. Le problème c’est que nous nous tournons trop souvent en direction du sublime qui n’est que l’autre nom du penchant au sérieux, au dramatique. Aussi pourrions-nous hisser l’automne au sommet de nos rencontres esthétiques et émotionnelles que nul ne s’en offusquerait, à raison du reste. Ici nous en appellerons à la belle prose verlainienne : « C'est bien la pire peine/De ne savoir pourquoi/Sans amour et sans haine/Mon coeur a tant de peine ! », qui nous dit le sans-raison d’une peine aux contours si imprécis, tels les nuages qui voguent au-dessus des plaines et des mers et lissent la table ouverte des hauts plateaux.

   On a beaucoup marché par cette journée venteuse poudrée de pluie. Partout est la bruine qui cerne les yeux, limite la vision, comme si l’on était arrivé, sans bien le savoir, en quelque bout du monde, en un « finistère » qui ne connaîtrait ni la houle des hommes, ni les tracas de la terre, seulement cette envolée pour un illisible ailleurs. « Ô le chant de la pluie ! », pourrait-on déclamer en voix intérieure, la seule qui convienne à cette haute et belle solitude. Une palme de joie effacerait soudain toute idée triste et la toile bleu-marine du ciel s’ourlerait de profondeurs océanes à l’infinie richesse. Etoiles de mer flamboyantes, transparence de cristal des méduses, ballet des algues aux cheveux de fée. C’est étrange et stimulant le pouvoir imaginaire, cela traverse le corps, cela le dilate à la façon d’une outre, des vents s’y animent sous le geste millénaire d’Eole, des courants s’y métamorphosent en événements tactiles, on est touché, au sens propre, par ces vivants tentacules, ces flagelles de soie qui sont le tissu même du ravissement esthétique, de l’énergie amoureuse lorsqu’elle déplie ses luxueux pétales, ouvre la corolle de la plénitude. Il ne s’agit ni d’une joie candide, ni du sentiment exacerbé d’un rêveur distrait mais de la justesse de l’exister quand il vise la cible anthropologique et y dessine les arabesques de ce qu’être veut dire en son essence, en sa note fondamentale. Dès lors il n’y a plus que ceci qui compte, cet effleurement du jour, cette densité charnelle de la nuit, cet attouchement de l’aube en sa lumière bleue, du crépuscule en sa vêture de feu.

   La plage est belle qui est parcourue de milliers de plis, ce sont de courtes vagues de lumière, des crépitements de sel, des étincelles de sable qui indiquent la marche à suivre, oui, là-bas, vers l’horizon cerné de blancheur, vers les cubes des cabines de bain dans leur touche imperceptible, vers les maisons des hommes où vibre le chant du quotidien, où s’allume la mélopée des jours tristes et beaux dont est ouvragée toute existence humaine. Mais la marche vers soi, aussi, surtout, car toute avancée humaine est ceci qui doit porter à notre conscience l’exacte dimension des choses, à commencer par la nôtre qui, le plus souvent, se dissimule et ne profère jamais son nom qu’à voix basse, indistincte, comme s’il y avait une sorte de pudeur native à se dire, à se montrer, à dresser sa propre figure au regard du monde. On avance encore, courbé contre le vent, pris dans les remous du temps, dans le cyclone des pensées, dans le maelstrom de l’éprouver. Ce qui est difficile, dans ce genre de chaos de l’univers qui vient à nous, percevoir chaque événement du paraître telle une exception qui, jamais, ne se reproduira. Ce n’est nullement le temps atmosphérique qui nous incline à la tristesse ou à la peine. Il est la propriété de la Nature, non la nôtre. Ce qui nous affecte et pleure dans nos cœurs, c’est le temps humain, le seul qui, en réalité, nous habite de l’intérieur. Le temps nervalien, hugolien, proustien. Le temps romantique, poétique, celui du souvenir et de la réminiscence. Seul celui-ci peut faire son chemin à bas bruit et entraîner un tumulte de chair ou bien se donner à la manière d’une douce ambroisie, agir à la façon d’un baume, d’un onguent que des doigts aimants auraient confectionnés à l’aune de notre seul plaisir.

   Oui, cette photographie, avant d’être une œuvre portée à son plein accomplissement, est une figure de la temporalité dont nos cellules les plus dissimulées sont pénétrées sans que nous n’y prenions garde. Le problème du temps est son invisibilité, sa trace inapparente qui, à notre insu, dépose les stigmates de la croissance puis de la décroissance tout comme la plante pousse, se hausse au bout de sa tige et s’incline enfin pour rejoindre le lieu de sa naissance. Il n’existe nulle différence entre le destin de la graine et celui qui nous a été alloué pour une brève éternité. Tels les végétaux, vous sommes des êtres de la photosynthèse et c’est sans doute pour cette raison que nous préférons les flamboiements de l’été aux pâleurs automnales, que nous jubilons à midi et nous inclinons le soir pour rejoindre le lieu de notre couche. Se plaindre de ceci reviendrait, tout simplement, à sortir du cercle des choses naturelles. De la Nature nous tenons notre existence, nous sommes comptables de sa belle prodigalité.

   « Les Quatre Saisons » de Vivaldi disent en musique, ce que dit la poésie en mots, ce que dit la photographie en vision du réel. Mais écoutons les paroles des quatre sonnets qui accompagnent les concertos de Vivaldi et comprenons ce qu’ils nous disent, tour à tour selon la vivacité de l’allegro ou bien selon la douce complainte de l’adagio : « Voici le Printemps,/Que les oiseaux saluent d'un chant joyeux. », voici le temps de la jeunesse. « Sous la dure saison écrasée de soleil,/Homme et troupeaux se languissent, et s'embrase le pin. », voici le temps de la maturité. « Chacun délaisse chants et danses : /L'air est léger à plaisir,/Et la saison invite/Au plaisir d'un doux sommeil. », voici venu le temps des rides et des tempes chenues. « Sentir passer, à travers la porte ferrée,/Sirocco et Borée, et tous les Vents en guerre./Ainsi est l'hiver, mais, tel qu'il est, il apporte ses joies. », voici le temps de la vieillesse que tempère une note d’optimisme sous le signe d’une possible joie. Vivaldi ne nous dit nullement le temps des saisons avec les primevères au printemps, le ciel embrasé de l’été, la chute des feuilles en automne, la bise qui cingle le visage en hiver. Ceci ne serait qu’exposition de métaphores « naturelles ». Vivaldi nous dit simplement, avec le langage musical qui est le sien, le cycle de la vie, un âge qui croît, exulte, décroît, trouve enfin son étiage. Si, comme dans les fables, il devait y avoir une morale de l’histoire, avec Ronsard nous énoncerions ceci, rien que ceci :

 

A Cassandre

 

Mignonne, allons voir si la rose

Qui ce matin avoit desclose

Sa robe de pourpre au Soleil,

A point perdu ceste vesprée

Les plis de sa robe pourprée,

Et son teint au vostre pareil.

 

Las ! voyez comme en peu d'espace,

Mignonne, elle a dessus la place

Las ! las ses beautez laissé cheoir !

Ô vrayment marastre Nature,

Puis qu'une telle fleur ne dure

Que du matin jusques au soir !

 

Donc, si vous me croyez, mignonne,

Tandis que vostre âge fleuronne

En sa plus verte nouveauté,

Cueillez, cueillez vostre jeunesse :

Comme à ceste fleur la vieillesse

Fera ternir vostre beauté.

 

*

 

   Ainsi va la vie, commencée avec Verlaine, terminée avec Ronsard, qu’éclaire la note vivaldienne, qu’illustre à merveille la photographie beauvoisienne. Il n’y a guère d’autre lieu où aller ! Le cycle des saisons est ouvert qui nous attend.

 

 

 

 

 

 

 

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