Œuvre : Barbara Kroll
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Je te voulais à moi seul,
pleine et entière.
Ceci tu le savais.
Ceci tu en sentais les ondes
au creux même de ton corps.
Parfois, rêveuse, romantique,
tu te laissais aller à quelque confidence.
Certes, sans trop t’avancer.
Toujours tu progressais
à pas de loups,
de peur, sans doute,
que quelqu’un ne te surprenne,
fomentant quelque étrange projet.
Donc, parfois tu te vivais
presqu’île rattachée
à la terre qui était mienne,
immense solitude
que nous partagions à deux.
« Deux-en-un », me disais-tu
à la manière d’un slogan,
d’une réclame ancienne.
De cette unité assemblée
je me satisfaisais
et les jours coulaient paisiblement
avec l’insistance légère d’une écume,
d’une plume que le zéphyr aurait emportée.
Le temps volait haut,
ne nous effleurait que de son ineffable palme.
Le soleil nous illuminait
et nos visages brillaient
à la façon de masques anciens vêtus d’or.
Il y avait tant de bonheur simple
à être là,
dans l’immédiate affinité,
sans qu’aucune question
se fût posée quant à nos destins.
Ils semblaient tracés
de toute éternité,
nous devançant, au loin,
sur le fil de l’horizon
qui vacillait doucement.
De te savoir presqu’île,
je me satisfaisais,
ne voulant guère penser à un futur
que chaque jour, chaque heure
modifiaient au gré des événements.
J’avais bien aperçu,
ici ou là,
tes moments de vague à l’âme,
la brume dans tes yeux gris
pareils, quelquefois, à un lac éteint,
à une cendre sur le cône d’un volcan.
Tu te réfugiais volontiers
sur ton île,
la cernais de houle
au cas où quelqu’un
eût souhaité t’y rejoindre.
Mais d’où te venait donc
cette tristesse native,
quelle lame plongeait donc en toi
l’insistance d’un souci ?
Te parler ne servait à rien.
Tu refusais toute offrande.
Tu demeurais en silence
des jours entiers.
Sans doute en étais-je affecté
mais j’acceptais ce don de toi
si parcimonieux.
Peut-on quelque chose
contre une nature,
un penchant qui s’écoule
vers l’aval du temps
avec une manière d’implacable logique ?
Des heures durant,
me dissimulant derrière les pages d’un livre,
je t’observais à la dérobée.
Je ne sais si tu percevais mon manège
mais ta posture hiératique,
ton immobilité,
le presque effacement de ton aura
te situaient hors d’atteinte.
C’est si mystérieux les êtres de rien,
les fiancés du néant,
les naufragés en plein ciel
pliés sous le vent des nuages !
Décrire ton essence était ceci :
prononcer, dans l’écho d’une crypte,
les cinq syllabes du mot
I-NA-TEI-GNA-BLE.
Bien sûr, il n’y avait nul retour,
Seulement la venue d’une nuit
semée d’ombres longues.
Successivement, tu avais été
presqu’île,
puis île,
puis archipel.
Autrement dit tu t’étais fragmentée
en des milliers d’éclats,
sortes de paillettes de mica
que le jour divisait à l’infini.
Puis, un jour, bien après
que la stupeur t’avait frappée,
tu ne parlais plus,
ni ne souriais,
ni n’aimais,
ta perte fut définitive.
De toi il ne demeure,
dans la grande maison vide
livrée aux courants d’air,
que cette esquisse peinte qui, sans doute,
était ta parole la plus exacte.
Tu figurais, ta représentation du moins,
sur le crépi d’un mur jaune taché d’empreintes.
Nue,
totalement.
Allongée sur un genre
de couverture bariolée,
on aurait dit une bâche militaire.
Ni ta tête,
ni le bas de tes jambes
n’étaient visibles,
si bien que le titre
de « Femme partielle »
ou bien « fragmentée »
eût constitué le seul commentaire
de cette toile ascétique.
Les aréoles de tes seins :
une rapide griffure de graphite.
Ton Mont de Vénus :
glabre et déserté.
La faille de ton sexe :
un abîme depuis longtemps refermé.
De ce que je nommais aimablement
« Géographie du désir »,
ce lavis ne trace plus
que les mailles floues d’anciens souvenirs.
Sais-tu qu’en cette cruelle morphologie
tu ne fais que mimer
l’incapacité de l’existence
à nous combler ?
Oui, nous sommes des êtres
que la faim torture,
que la soif cloue au pilori
et pourtant nous vivons
ou tâchons de le faire.
Il est si tragique d’être soi
parmi le vaste désarroi
du monde !
d’être soi !