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7 avril 2020 2 07 /04 /avril /2020 16:09
BEAUTE

                       Matrayi - Inde, Tamil Nadu.

                     Photographie Thierry Cardon

 

***

 

 

   « BEAUTE », à l’initiale, en lettres Majuscules, comment pourrait-on nommer d’une autre manière ce portrait d’une Indienne alors que, ne l’ayant vu qu’une seule fois, nous ne pourrons plus l’oublier. C’est la grande force de la beauté que de pénétrer jusqu’au plein de la conscience et d’y laisser dineffables empreintes. Ces dernières resurgiront lorsque, au hasard de notre cheminement, un visage radieux nous aura souri, une main d’enfant nous aura salué, un geste de reconnaissance nous aura ému. Car la beauté, avant toute chose, s’adresse à notre sentiment. Sentiment de la rencontre, sentiment d’être au monde dans la justesse. Jamais la beauté ne se donne sous les traits de la caricature ou de la fausseté. Beauté est exigence de vérité ou bien elle n’est que « poudre aux yeux », illusion qui s’effacera aussi vite qu’elle était parue. La beauté est en soi si exacte que, toujours, nous échouons à la nommer autrement, à la remplacer par quelque synonyme, « grâce », « splendeur », « perfection » et notre esprit, dans cette substitution lexicale, sent bien une sorte d’euphémisme qui en atténue le sens. Toute valeur essentielle est poinçonnée à l’aune du rare, c’est bien ce qu’indique, ici, ce seul et unique vocable que toute autre forme pervertirait, dévierait de sa substance intime. A la rigueur, seule une tautologie pourrait exister posant l’équivalence BEAUTE = BEAUTE. C’est dire l’exigence qui est intuitionnée originellement dans la reconnaissance d’une telle essence.

  Mais, maintenant, dans l’unique souci de coïncider de manière étroite avec le réel, il suffit de décrire au plus près. Là, au foyer des mots, sera peut-être ce que nous cherchons à dire qui, inévitablement, fuit au-devant comme si tout essai de profération était voué à ne saisir que des brumes et les voiles du songe. Le ciel est clair, lumineux. Il a la teinte que seul peut avoir l’esprit en sa manifestation la plus éthérée, la plus limpide. Ce ciel pourrait se donner comme la limite, la ligne d’horizon séparant, dans la continuité, le sensible de l’intelligible.

   De nom, tout comme beauté appelle beauté, il ne pourrait recevoir que celui unique, non permutable, de CIEL Et, ici, la relation de la forme au sens est bien plus que fortuite. Le mot en son épellation phonétique, appelle l’idée, suscite l’essence, tisse d’indéfectibles liens s’élevant des phonèmes, ouvrant la dimension inaltérable de la signification. Ainsi la morphologie tient-elle en son sein le secret d’un être impalpable. Nous disons [s j E l] et, déjà, nous entreprenons l’élévation pour bien plus haut que nous, bien plus haut que le mot en sa densité vibratoire. Ce que [s j] gardait en sa réserve, [E l] le déploie et le porte au plus loin, peut-être dans cet invisible qui nous toise, dont nous ne savons rien, mais qui hante nos pensées et blanchit nos nuits. Il n’est que de lire l’image labiale et d’apercevoir la transition gestuelle depuis une quasi-occlusion jusqu’à une lumière qui croît et paraît n’avoir nulle fin.

   Que dire de la montagne qui ne soit un lieu commun ? Sa forme est si parfaite, doucement ascensionnelle d’abord, puis s’élevant progressivement selon cette belle symétrie jusqu’au toit du ciel. Comment ne pas évoquer les montagnes aussi célèbres que symboliques qui fécondent la psyché humaine traversée d’immémoriaux archétypes ? Le Mont Kailash au Tibet, sa masse de rochers sombres striée de coulées de neige, vénéré des Hindous, des Bouddhistes. Le Mont Fuji, au Japon, éternellement poudré de blanc, qu’adorent, en particulier, les adeptes du shintoïsme. Le Mont Thabor en Galilée déifié depuis la lointaine époque des Cananéens.

   Elle, « Beauté », dont la tête tutoie le sommet de la montagne, ne serait-elle symbole du sacré, justesse de la perfection, pure manifestation d’une unité intérieure ayant résolu toutes les apories du dualisme, de la division, de la parcellisation du monde, mais aussi des autres et du moi, cet ego occidental qui est si constamment flatté qu’il ne brille qu’avec intermittence, sous l’amicale pression d’un regard, sous la brise momentanée d’une caresse, sous l’impulsion d’une reconnaissance. Bien différente est la topique orientale qui vit en symbiose avec la nature, les divinités, l’espace et le temps et trouve immédiatement le lieu de son harmonie au sein même d’un généreux microcosme, d’un Soi dilaté par l’expérience ouverte de la quotidienneté.

   Et, maintenant, pourrait-on dire le visage mieux que sous l’angle de cette belle photographie ? Ce que l’image délivre en un clin d’oeil d’œil synthétisant, il nous faut le dire dans la durée, c'est-à-dire le temporaliser avec tous les risques de gauchissement, de déformation. Mais peu importe, évoquer la beauté est toujours le précieux d’une inépuisable ressource. La nappe des cheveux se dispose de chaque côté de la tête, comme un fluide subtil qui aurait suspendu sa course. Le front est haut, enveloppé de lumière, doucement galbé, patiné. Heureuses doivent être les pensées qui s’y abritent, généreux les projets qui y éclosent. Et puis, ce front, n’est-il rayonnant de la présence de ce point de santal et de curcuma, ce tilak que l’on éprouve tel le symbole du soleil levant, ce tilak dont on dit encore dans les textes sacrés : « un front sans tilak est comme une maison sans toit, un village sans temple, une fleur sans parfum ou un cœur sans pitié ». Nul commentaire n’est utile sauf celui-ci : en Inde il ne saurait y avoir de réelle beauté sans cette marque insigne de la conscience humaine.

   On devine les yeux profonds, peut-être deux éclats d’obsidienne tout contre le cristal de l’âme. Les pommettes, luisantes comme deux pommes, disent la fraîcheur, la spontanéité, la présence au monde dans la confiance, le souple abandon. La totalité du visage est signe de plénitude dont témoigne un franc sourire, que rehausse l’émail blanc des dents. Le cou est fin, discret. Les épaules tombent avec naturel. La vêture enveloppe le buste avec tant d’évidence qu’on la remarque à peine. Les avant-bras sont hâlés qu’un généreux soleil a sans doute brunis. Les mains sont fines, genre de dentelles qui flottent. La plante des pieds est doucement teintée de gris.

   La posture est toute de générosité et d’empathie dirigée vers ce monde ouvert qui attend et espère. L’inclination naturelle de l’âme indienne à la piété, sa disposition au sacré, la considération noble de l’altérité, le respect de la vie sous tous ces horizons, ceci suffit à dire le précieux de toute humanité lorsqu’elle s’oriente vers son destin en toute quiétude, ourlée de l’une des vertus les plus belles qui soient, à savoir une éthique qui ne transige nullement avec la vérité mais la porte au zénith de la conscience humaine.  Mais il ne servirait de rien de continuer à décrire la beauté, de chercher à disserter dans l’optique de notre vision occidentale du monde. Laissons donc parler Çaunaka interrogeant le sage Angiras dans la Mundaka Upanishad, et n’oublions pas que le sage est celui, en Inde, qui est censé connaître l’essence de toutes choses :

 

« Ô bienheureux,

quelle chose suffit-il donc

de connaître pour tout connaître ? » 

Angiras lui répondit que

« le sage, par la connaissance supérieure,

arrive à concevoir partout

 ce qui ne peut être perçu

ni appréhendé,

qui est sans attaches

ni caractéristiques,

 qui n’a ni yeux ni oreilles,

ni mains ni pieds,

qui est éternel,

multiforme,

omniprésent,

extrêmement subtil

et inaltérable,

la matrice de

tous les êtres ».

 

(Mundaka Upanishad  I,3,6).

  

 

      Cette « matrice de tous les êtres », ce qui donc nous façonne à notre insu, ne serait-ce, précisément, cette beauté fugitive si rare, si insaisissable, ce genre de beauté en miroir, l’extérieure reflétant l’intérieure, l’intérieure reflétant l’extérieure ? De ceci naîtrait une subtile et indicible harmonie devant laquelle nos esprits occidentaux saturés d’immanence se poseraient l’éternelle question d’un « je-ne-sais-quoi », à laquelle répondrait en écho un « je-sais-tout » oriental illuminé de transcendance. Peut-être, simplement, l’écart d’une différence ontologique liée à la nature de la lumière : naissante à l’orient, couchante à l’occident.

 

Jamais nous ne pouvons renoncer à la beauté-vérité

 sauf au risque de nous-mêmes.

 

 

 

 

 

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