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3 mars 2020 2 03 /03 /mars /2020 13:44
Géométrie et finesse

                     Photographie : Catherine Courbot

 

***

 

 

   Comment apprécie-t-on un paysage, quels sont les critères qui en déterminent la beauté, par quelle méthode parvient-on à sa vérité intrinsèque ? Telles sont les questions qui surgissent à l’esprit dès que l’on tâche de comprendre les relations de l’homme à la nature. Rarement analysons-nous les processus symboliques, intellectuels, psychologiques au terme desquels nous distinguons telle chose comme émouvante, signifiante, alors que telle autre ne retiendra guère que notre attention distraite bien vite effacée par les événements du jour. En réalité nous nous attachons peu aux causes, privilégions les conséquences. Tel rivage maritime nous plaît, peut-être nous bouleverse et, intérieurement, nous n’attachons d’importance qu’à cette sensation que nous enregistrons à fleur de peau, peu nous chaut que l’origine en soit purement rationnelle ou bien simplement sensible. C’est un peu comme si, devant le schéma grandiose des Pôles, nous nous résolvions à ne percevoir que la partie émergée de l’iceberg, dédaignant de porter notre regard sur l’immense montagne de glace qui, sous les eaux, en constitue l’essentiel.

   Pour l’instant, nous allons nous contenter de décrire, c'est-à-dire de dire le réel tel qu’il nous apparaît spontanément dans son être. Peut-être, plus tard, pourrons-nous en tirer quelque enseignement. Le ciel est haut, uniment lisse, étendu dans sa belle étole grise. Il a la fluidité d’un vent du Nord que rien n’arrêterait. Il a la couleur subtile du galet poncé, de l’acier que visite la lumière rare d’un clair-obscur. Ren ne le divise, rien n’en distrait le cheminement souple, onctueux. Alors nous pensons à ces faïences gris-bleues, à ces vases en céladon réservés au rituel bouddhiste. Alors nous pensons à la pure soie des gestes qui relie les Amants dans leur naturelle félicité que rien ne saurait troubler. La ligne d’horizon est blanche, telle une barrière de sel, elle court d’un bord de l’image à l’autre comme si sa principale fonction était de séparer les deux principes opposés du céleste et du terrestre. Alors nous pensons à un invisible lien qui unirait les hommes de l’Orient, là où le jour se lève en sa pure nudité, en sa plus effective authenticité et les Hommes de l’Occident là où la lumière faiblit, où le sombre appelle le doute, parfois le faux-fuyant, l’errance quelquefois.

   Le centre de la représentation est le théâtre d’une dramaturgie où le clair, l’affirmé, le disputent au voilé, au sombre qui, déjà, annoncent le royaume de la nuit.  Ce dernier est dissimulé au profond des abysses et noiera bientôt les hommes dans un seul et unique songe, draperie de l’inconscient dans laquelle ils se débattront longuement, livrés peut-être à des cauchemars qui leur diront l’exténuation de l’humain lorsque plus aucun sens n’est apparent, seulement une ombre sans fin recouvrant le globe de leurs yeux. Puis une zone médiane, sans doute la plus visible au gré de son étendue. Elle est identique à un linceul qui serait affligé de teintes sourdes allant de l’ardoise à l’inconnaissance de l’anthracite en passant par la lourdeur du bitume. Cette ombre longue, dense, est fascinante. Elle agit sur notre conscience à la manière dont le ferait une crypte ou bien un labyrinthe dont nous voudrions percer le secret. Elle nous endeuille en quelque sorte, non cependant de manière tragique, seulement en raison du fait qu’elle nous a soustrait la lumière, cette belle manifestation de l’intelligence, et que nous brûlons d’en retrouver le souple chatoiement.

   Puis, tout au nadir de l’image, sous le feston que dessine la crête d’une vague, le grand déferlement blanc, l’écume flamboyante, le poudroiement de neige que traverse un rapide sentier de graviers. Nous avions disparu corps et âme dans l’épreuve précédente et voici venu le moment de notre libération. Certes nous avons quitté le grand dôme céleste, celui où se meuvent âme et esprit et nous retrouvons cette « extase matérielle », cette « multiple splendeur » terrestre dont nos pieds foulent le sol avec la certitude des marcheurs qui connaissent le but de leur cheminement.

   Voici, nous avons décrit, certes dans la subjectivité, dans l’inclination singulière d’une conscience visant le réel et en rendant compte d’une façon totalement parcellaire, genre de fragment, de tesson de poterie parmi les mille écueils du vaste monde. C’est notre façon à nous, intimement particulière, de rendre compte du monde, d’en estimer la valeur, d’en soupeser l’incroyable densité, le constant pullulement, le fourmillement à jamais. Au début de ce texte nous posions la question des fondements selon lesquels cette image se donnait à nous avec toute sa charge sémantique. Ce que nous pouvons dire, c’est que notre attention a été retenue selon les deux principes opposés de la Géométrie et de Finesse dont Pascal s’est fait le génial découvreur dans ses « Pensées ». Mais, ici, l’ambition n’est nullement pascalienne et il nous suffira de distinguer les deux modes d’approche du réel que sous-tendent des regards à l’évidence différents dont il faut souhaiter qu’ils convergent afin de réaliser cette plénitude du réel, la seule capable d’en donner une vue, sinon totale, du moins d’en réaliser une approche suffisante.

   Cette belle photographie s’inspire des deux principes à la fois et, en quelque manière, les synthétise. Autrement dit, ici est assurée la conjonction de la Géométrie et de la Finesse. Bien que le procédé de l’énumération successive de ces deux plans de la pensée ne puisse se donner que de façon purement arbitraire, le réel mêlant constamment les formes, nous pouvons cependant tenter une catégorisation des phénomènes.

   D’abord la Géométrie : Les plans sont étagés d’une manière si architecturée, les gris sont si profondément exacts, la composition si rigoureuse que tout ceci ne peut résulter que d’une activité de la raison, laquelle divise et hiérarchise ls choses afin que, rendues clairement visibles, elles puissent s’adresser en priorité à notre faculté conceptuelle, intellective. Procédant par des assemblages d’abstraction, elle se détache d’un visible qui pourrait être anarchique, chaotique, pour déboucher sur cette clarté de l’intelligible qui nous comble et nous rassure tout à la fois.

   Ensuite la Finesse : si la visée précédente cherchait à s’adosser à la solidité de la raison, la Finesse, quant à elle, privilégiant l’aspect sensible de l’étant, trouve sa source dans les étonnantes capacités créatives de l’intuition. Ce qui apparaissait, sous l’éclairage de la raison, sous la loi du nombre, se convertit ici en regard attentif au motif de la lettre, à ses subtils assemblages en mots. La réalité orthogonale, angulaire, strictement mathématique dans ses relations internes, tel plan se déduisant de tel autre, en appelant encore un autre, voici que tout ceci s’abreuve  bien davantage, dans le rôle de la Finesse, à une source poétique et langagière qui pointe les nuances, les émotions, les critères esthétiques, les affinités du divers finissant par se coaguler dans un seul et unique instant. Ce que la Géométrie quantifiait, la Finesse le qualifie en s’attachant à ses prédicats essentiels, le beau, le soyeux, le souple, l’harmonie, le goût, le sentiment, le déploiement de la sensation.

   Bien évidemment, l’erreur consisterait à ne privilégier qu’un mode d’approche du réel, Géométrie ou bien Finesse au prétexte de ses propres inclinations. Jamais le réel ne se rencontre d’une façon unique qui ne montrerait que ses arêtes vives, ses angles quantitativement déterminés, ses coordonnées spatiales. Si l’espace ressortit essentiellement à une activité de type topologique et le temps à une perception basée sur le sentiment, il n’en reste pas moins que le sensible vient à nous sous ces deux formes et qu’il ne nous est nullement loisible de décréter l’une prioritaire par rapport à l’autre. Le sens s’inscrivant toujours dans une dialectique, un mode de passage d’un phénomène à l’autre, ce qui est constitutif de notre présence au monde, c’est bien sa pluralité, sa mosaïque, son effervescence plénière. Cette image joue de ces relations multiples, croisées, de ces subtiles rencontres qui tressent le bonheur d’un regard.

 

 

 

     

 

 

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