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9 février 2021 2 09 /02 /février /2021 17:09
Paysage, TOUT le paysage

     Photographie : John-Charles Arnold

 

***

 

Paysage, TOUT le paysage.

 

   C’est ceci qu’il faut dire face à cette belle photographie. Oui, sans doute la formule est-elle énigmatique mais l’énigme a l’insigne privilège d’aiguillonner notre curiosité, de nous contraindre à sortir du terrier, de nous pousser à nous aventurer dans l’inestimable contrée du sens. Paysage, TOUT le paysage. Oui, regardons avec une vision intense, celle qui traverse le réel, ne se contente nullement de la façade en carton-pâte mais cherche à voir l’envers du décor, les étais et les poutrelles, les cordes et les arcs-boutants qui maintiennent l’édifice debout. Vous savez, un peu comme dans les étonnantes gravures des « Prisons imaginaires» de Piranèse, une architecture hallucinée de la quotidienneté dont nous ne reconnaissons même plus les formes en leur destin ordinaire.

   Plupart du temps le réel est trop réel, affecté de notations mille fois aperçues, mille fois métabolisées sans qu’il n’en reste à peu près rien, sinon un vague goût de « revenez-y » dont la pâle fadeur ne nous incite guère à remettre sur le métier quelque expérience perdue dans le fin fond obscur de notre inconscient. Ainsi beaucoup de choses s’égarent-elles dans d’étroites coursives, dans d’ombreux boyaux et nulle réminiscence proustienne n’en viendra jamais sauver le visage altéré. C’est purement la complexité d’un labyrinthe qui s’offre à nous avec sa native charge d’irrésolution, de confusion.

   Mais, d’abord, il nous faut dire ce qui est, qui se nomme réalité et nous rassure au plein de notre être au seul motif de contours amarrés à une concrétude. Ce n’est que plus tard, dans un temps différé, auquel nous pourrions attribuer le prédicat de « méditatif », au seul empan d’une profondeur à laquelle nous sommes convoqués, que nous interrogerons tout ce qui, à partir du point de vue sur l’image, s’élargira en une pluralité de sens tout d’abord inaperçus. Alors, tels de fiévreux chercheurs d’or, nous nous mettrons en quête de ce filon doré qui court sous la terre et nous requiert tout entiers. Nous ne nous contenterons nullement de la surface, de l’apparence première. De l’air, de l’arbre, des massettes portées au-devant de notre regard, nous voudrons tout savoir, tout décrypter car, ne le ferions-nous, nous occulterions peut-être l’essentiel de ce qui est à dire et à comprendre.

 

   L’air est traversé de brins infimes de brume, criblé de points diaphanes dont nous ressentons la présence à même la toile de notre peau. Il s’en faudrait de peu que nous ne devinssions brume nous-mêmes, tellement le motif de la participation à ce qui vient à nous se donne comme irrésistible, en quelque manière. C’est la force des paysages poétiques que de magnétiser notre attention, de la rendre identique aux grandes pliures vertes des aurores boréales. Nul ne peut rester ni en-deçà, ni au-delà, mais seulement au foyer du phénomène, là où les sensations ne sont que vibrations, lignes de force, vifs méridiens qui tissent le coutil de notre sensibilité.

   C’est tout de même étonnant cette texture de l’air qui, soudain, se rend visible, délaisse son habituelle mutité, devient palpable, préhensible. Subtil mariage de l’eau en suspension, de l’air en sa fuite constante. Chorégraphie souple des éléments, symphonie discrète d’un fluide toujours présent, d’un mystère toujours absent du plein de son essence. Oui, bien sûr, nous pensons aux touches si éthérées des toiles impressionnistes, aux irisations des marines chez Turner, aux visions floues d’un Monet dans les « Nymphéas », aux effets pointillistes d’un Signac, aux grains microscopiques d’un Seurat. Prodige de la vision chez tous ces peintres qui ont voulu s’affranchir de la réalité, en contourner la densité, déboucher dans une manière de forme spirituelle qui transcendait la matière.

   C’est bien là le destin de l’art que de s’arracher à l’antique « mimèsis » des anciens Grecs pour déboucher dans cette aire de plus en plus abstraite, de plus en plus distanciée des choses de la vie, afin de donner acte au souci d’une figure signifiante, délaissant en ceci toute copie de ce tangible, de ce positif dont, la plupart du temps, nous sommes les témoins pour le moins désabusés. Vraisemblablement sommes-nous requis à être des géomètres, mais des géomètres qui se veulent libres de convertir les droites inflexibles en « lignes flexueuses », domaine de l’imaginaire et de l’intuition et de ne nullement se contenter de reporter des courbes de niveau exactes sur la rigueur d’un document.

   L’arbre, cette noire effigie, surgit du côté droit de l’image et investit une grande partie de l’espace disponible. C’est comme s’il venait de notre futur afin de mieux affirmer notre présence en ce lieu, en ce temps. Il n’est pas seulement assemblage de ramures mais crée une sorte de cadre ontologique dans lequel s’inscrirait la totalité de notre existence. C’est l’entièreté d’un univers qui est ici défini par cette silhouette qui pourrait bien tracer le dessin de notre propre généalogie. Sous terre sont les ténébreuses racines qui nous déterminent, celles sur lesquelles notre assise humaine s’est fondée. Puis nous existons selon le tronc, nous ramifions au gré de nos rencontres, nous dirigeons vers demain sans en bien connaître la destination. Telle l’image, notre avenir est circonscrit à un angle que, jamais, nous ne pourrons élargir, notre volonté s’y employât-elle contre vents et marées.

   Puis ce peuple léger des massettes, leur tête ébouriffée qui se balance au moindre souffle du zéphyr, leur tige fragile, tout ceci ne nous dit-il, dans l’irremplaçable chiffre du symbole, la grâce de l’instant, le bonheur furtif de la rencontre, les plis à peine visibles des sentiments, le bruissement d’une joie, mais aussi le deuil d’une perte, la beauté du jour dans l’œil de l’amante, le crépitement d’une malice dans la pupille de l’enfant, l’aube en sa désespérance parfois, mais aussi en son irremplaçable esthétique lorsque le jour s’annonce tel le bouton de rose à cueillir dans le frais du jardin alors que le monde dort pelotonné sur les coussins du rêve ?

   Oui, le SENS est multiple, polyphonique, il essaime constamment ses spores parmi les confluences de l’heure, le bruit de clepsydre des secondes. A ceci il nous faut être attentifs, c’est le viatique au gré duquel non seulement ne pas désespérer mais regarder la vie comme cette corolle multiple qui n’en finit jamais de déployer la nacre de ses pétales. Saisir le glissement de l’air, aimer le rugueux de l’écorce, se balancer au rythme des massettes, y aurait-il moyen plus effectif de se connaître et de connaître le don fluent, inaltéré du paysage ?

   Paysage, TOUT le paysage veut simplement faire signe en direction de ce fragment de beauté qui ne saurait vire en soi et pour soi, mais se disséminer et agrandir la courbure de l’espace, épanouir la scansion temporelle bien au-delà de cette parenthèse qui s’offre à nous à la manière d’une scène de théâtre enclose en son être. Nulle présence au monde ne connaît de cheminement solitaire, unique, forclos. Chaque présence suscite des milliers d’images en écho, appelle d’autres paysages se réverbérant en d’autres paysages, fait converger le peuple des climatiques affinitaires.

 

Paysage, TOUT le paysage.

 

Homme, TOUS les hommes.

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