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29 février 2020 6 29 /02 /février /2020 14:54
Sortir du jeu

 

« Conte de fées »

Œuvre : Barbara Kroll

 

***

 

                                                                                  Le 6 Décembre 2019

 

 

                        Très chère Etoile du Nord,

 

 

   Voici une éternité que je n’ai eu de tes nouvelles. Le temps passe, s’étire, s’allonge dans tous les sens avant même que nous n’en ayons repéré la fuite prolixe. Ici, sur mon Causse couru de longs frémissements, les jours sont blancs et livides que ne trouble, parfois, que le cri du geai surpris au bord de son nid. Chez toi, dans le Grand Nord, les paysages doivent être poudrés de blanc, les nuits longues traversées du murmure des étoiles. Te tiens-tu auprès de ta cheminée que je devine rougeoyante du feu de la passion ? Te réfugies-tu toujours autant dans les pages de tes livres, eux qui sont les précieux gardiens de tes jours, les figures tutélaires de tes nuits ? Mais je n’ai nullement besoin d’une réponse, mon imaginaire suppléera aux vides qui, ici et là, dessinent l’orbe dans lequel tu mènes ton existence si mince, si éphémère, comme si elle était réfugiée au plein de tes forets d’épicéas, de mélèzes et autres sapins.

   Mais, aujourd’hui, je veux t’entretenir d’une peinture qui n’existe qu’à me questionner. Te connaissant au centuple de ta propre conscience, je sais que cette image te parlera, que peut-être même, tu la feras tienne, tellement elle paraît être l’écho de qui tu es. Je te sais si retirée dans la mutité de ta chair, si sensible aux mouvements de ton âme, aux mille sensations qui irisent ta peau des frissons du doute, de l’angoisse d’exister, toujours. Pourquoi sommes-nous ici sur terre ? Quel est donc le sens de notre cheminement ? Avons-nous une mission à accomplir dont nous n’aurions éprouvé l’urgence ? Voici les interrogations qui t’animent, toi la Métaphysicienne Boréale. Tes aurores d’émeraude, ces immenses crinières qui balaient le dôme du ciel, te délivrent-elles de tes errances ou bien, au contraire, attisent-elles en toi la braise vive des soucis ? Non, ne me donne nulle réponse, mon intuition suffira à te cerner mieux que tu ne pourrais te décrire toi-même. Par rapport à notre singulière essence, nous sommes les-sans-distance, c’est pourquoi nous atteint une myopie constitutive qui nous laisse dans la plus abrupte des inconnaissances.

   Mais, l’image. Voici : la pièce est noyée dans une teinte vert bouteille comme celle que, sans doute, l’on peut trouver au fond des abysses marins. Ou alors il pourrait s’agir d’un cuivre vieilli qui aurait séjourné dans un sombre réduit, oubliant jusqu’à la transparence du jour. Oui, cette nuance, je l’avoue, est ce qui s’approche le plus d’une démesure de la condition humaine. Sans que rien n’y apparaisse jamais, l’on pourrait dérouler, sur l’écran de son imaginaire, soit des cohortes de pauvres hères progressant dans le boyau d’une obscure mine, soit l’ambiance d’une banlieue glauque poissée de brume, au bord de quelque canal aux eaux éteintes. Vois-tu, une atmosphère à la Beckett avec, pour seule toile de fond du destin humain, la désespérance et le gouffre du sexe ou bien la violence de fascinants narcotiques.

   Puis un mystérieux nuage (le dehors assiègerait-il le dedans ?), couleur de soufre, en sustentation au-dessous de ce que l’on suppute être un plafond. Au sol, deux assises, sans doute d’antiques chaises ne possédant plus que les montants, posées là dans leur propre effroi. Auraient-elles un esprit, elles se demanderaient la raison de leur présence dans ce site étrange qui pourrait bien ressembler au décor dépouillé d’une pièce de théâtre contemporain animé de sourdes convulsions existentielles. Vois-tu, écrivant ceci, il me vient à la pensée cette chose bizarre du nouveau paradigme de la modernité ne trouvant ses fondations intimes qu’au travers des drames particuliers ou universels qui tissent les mailles de l’Histoire et se gravent au plein de la psyché des hommes : l’exclusion de l’autre, la famine, les génocides, les atteintes à la liberté, la manipulation des consciences et mille autres travers qui sèment le sol de la grande lande humaine. Oui, tu me trouveras bien ténébreux en cette veille hivernale qui, certainement, évoquera pour toi le tableau de Bruegel l’Ancien « Paysage d’hiver », on n’y voit que désolation et tristesse comme en une manière de fin du monde.

   Sais-tu, j’ai gardé pour la fin le motif qui synthétise le tout de l’œuvre : la teinte crépusculaire de la toile, l’inquiétant nuage (on pourrait le trouver dans une composition à la De Chirico), les chaises vides, le dénuement total de la pièce, eh bien voici, à l’extrême droite du subjectile, si près de franchir la clôture du cadre, une forme féminine inquiétante, s’enlevant elle-même sur ce fond constant d’inquiétude. Casque de cheveux noirs plaqués sur la tête. Visage de marbre qu’on penserait venu d’outre-tombe, corps fluet à la teinte de mastic, à peine le voile d’une vêture légère pour abriter le haut du corps. J’en conviens, ce projet artistique est noir, doué de pouvoirs thanatogènes réels, mais je sais combien il ne pourra atteindre ton intégrité. Malgré l’apparence du cristal, tu as la résilience de ces bouleaux qui défient le froid de la taïga et fleurissent tous les printemps au milieu de la débâcle des glaces et des torrents furieux qui se fraient un chemin vers l’aval du temps.

   Mais pourquoi donc t’entretenir de ces sujets qui te hantent tout naturellement ? Précisément, pour offrir une nourriture substantielle à tes pensées. Je te vois, méditant tout ceci près de l’âtre où grésille un feu couronné d’étincelles. Un instant seulement, le temps d’un éclair, j’ai cru te reconnaître dans cette fuyante effigie qui, nuitamment ou peu s’en faut, paraissait se diriger vers les coulisses, sortir du jeu théâtral, peut-être même s’absenter définitivement des coursives de l’existence devenues soudain trop étroites, insupportables. Je savais la projection de mon esprit sur ce réel-là, fantaisiste ou bien extravagante, extrapolant, de toute forme faisant irruption, les plus illusoires rêves. Tu le sais, je suis un genre de romantique attardé, de Musset cherchant dans les événements d’un siècle passé, les motifs d’un possible présent, les hypothèses d’un futur vraisemblable. Comment aurais-je pu, même par un geste involontaire de ma pensée, réduire ton destin à telle peau de chagrin ? Tu mérites bien mieux que cette évasion du monde, ce retrait dans le néant. Peux-tu seulement imaginer, du plus loin de ta steppe septentrionale, l’écrivain que je suis, penché sur sa table, grattant le papier de signes aussi illisibles que fantasmatiques ? Tel Musset composant « Nuits de mai » et ne rêvant que de « Nuits de Décembre », tout juste contre l’équinoxe qui gronde et promet le plus terrible des avenirs. Sans doute, en plus d’un sentimentalisme profondément enraciné dans mon être, je crois être atteint d’un tropisme nocturne, hermétique qui m’oriente vers la fascination de l’obscur, la recherche du drame et, pour finir de la Mort, afin de nommer Celle qui me donnera le dernier baiser. Mais t’avouant ceci, je ne suis nullement triste. C’est la farce, le comique, le bouffon qui sont tristes, eux qui ne rient jamais que du malheur des autres. Eux qui ne trouvent sens à la vie que dans la moquerie et la plaisanterie légère.

   T’apercevant si proche malgré la distance qui nous sépare, je suis auprès de toi, plié dans ta nuit boréale et j’écoute avec joie le feu qui crépite. Oui, tu es là bien vivante, pétillante telle une eau vive. Vraiment il faut que j’efface cette image de toi que mes songes avaient tracée au charbon sur le vierge de la page. Oui, j’efface et je demeure pareil à l’enfant lové contre l’épaule douce et accueillante de sa mère. La mienne disait : « Tu seras toujours un enfant ! ». Il sera toujours temps de s’enfoncer dans le marécage de la maturité. Viens donc, faisons ensemble le voyage de l’amour. Nous avons la vie devant nous !

 

 

 

 

 

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