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15 janvier 2020 3 15 /01 /janvier /2020 10:18
Hôtel de la Croix-Blanche et du Grand Pont

"Sans titre", bronze patiné,

 Milan 1987

Marcel Dupertuis

 

*

 

(Libres variations sur le roman « Les Chambres » de Marcel Dupertuis

L’auteur étant Artiste, toute interprétation sera nécessairement relative

 à cette condition qui, partout où un œil discret ne repère que du réel,

celui du peintre et du sculpteur aperçoit de l’art

Commentaires d’extraits)

 

***

 

 

   « Tous les soirs elle retournait à l’Hôtel de la Croix-Blanche et du Grand Pont, dans la nuit étoilée, S., de la fenêtre de la chambre encore imprégnée de son parfum, la voyait lui adresser un dernier salut. Ils travaillèrent ensemble pendant plusieurs jours, soudant, pliant, découpant des formes en tôle d’acier, le dernier travail qu’Inslein voulait présenter aux Beaux-arts avant son départ pour l’Angleterre, quand S. partirait pour Paris.

   C’est lors de l’un des derniers séjours qu’il passait à Université 10, qu’un soir on frappa à la haute porte grise. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il se trouva en face d’Inslein Longuières, élégamment vêtue, dame de la nuit. Mais comment était-ce possible ? Elle était parfumée comme elle l’avait été à la tannerie, S. la suivant dans l’étroit couloir vitré et aussitôt entrés dans la chambre, posant son sac à main verni sur la chaise devant le piano Mand, elle enleva son long manteau noir d’hiver et toute illuminée et sans parole, elle se déshabilla : « Je voudrais être à toi, ce soir, je me marie la semaine prochaine… ! »

   Calmement et avec une élégance aristocratique, grande et nue, elle s’étendit sur le lit avec ses bas fumés, l’attendant et le regardant, la tête posée de côté sur l’oreiller, sans rien dire, que sourire à travers les feuilles du géranium qui fleurissait le bord du lit. »

 

   De façon à ce que l’article qui va suivre puisse se rendre compréhensible, il est nécessaire de le doter d’un rapide avant-propos. L’extrait qui précède nous donne à voir l’espace d’une brève rencontre entre deux Artistes, laquelle rencontre, comme en de telles circonstances, se solde par un acte d’amour qui, peut-être, ne sera nullement reconduit, sorte de lumineux feu de Bengale procédant lui-même à sa propre extinction. Ce que nous souhaiterions montrer, à partir de ce rapide événement, la différence, la séparation, l’abîme même existant entre une donation charnelle dont ce récit est la mise en scène et une donation essentielle que seule la dimension ouverte de l’Art est en mesure de nous offrir.

   Tout fait existentiel est toujours-déjà-là, nous voulons dire au passé, au présent, au futur, au simple motif que ce qui se produit est à entendre telle une nécessité qui voulait se dresser contre un hasard, une puissance qui vibrionnait dans le lointain, impatiente de surgir au plein de son acte. Reprenant une célèbre formule nietzschéenne et la reformulant selon une signification neuve, il s’agirait d’un « éternel retour du même », ceci voulant manifester, ici, ce qui ne pouvait qu’avoir lieu, dont hier était la préparation, aujourd’hui la demeure factuelle, demain le souvenir qui n’est jamais qu’un acte différé, remis à l’alchimie mémorielle. Ceci donc qui a eu lieu et temps ne pouvait que faire se conjoindre, en une unique fusion, deux destins humains réunis, par la grâce de l’amour, fût-il seulement tressé de motifs contingents et de désirs immédiats. Cet acte, qui brille telle une gemme dans la nuit noire et froide où les hommes avancent à l’aveugle, cette brusque pulsion qui trouve sa délivrance, son point d’acmé, sa résolution, on peut en suivre la trace apparente tout au long des événements qui ne sont que la répétition de l’épisode terminal. Tout ceci mûrit dans le silence, comme un fruit délicat parvient à sa plénitude sous quelque treillis protecteur.

   Le parfum est le premier signe visible, que suit le salut de la main que S. observe depuis la fenêtre de sa chambre. Chambre fantasmatique adossée à la ville réelle mais pleine de promesses, aussi bien de tentations, de désirs qui vivent à l’entour de l’imaginaire. Et que veut donc dire le travail en commun, la découpe et le pliage des tôles, leur soudure, si ce n’est, au fond des consciences, la lente et heureuse élaboration du patron de l’amour, l’assemblage anticipateur des pièces qui en composent le puzzle complexe ? Alors il y a un jeu de connivences croisées, de gestes compris à demi, peut-être de mimiques signant l’émoi, d’actions abolissant ce temps parcellisé qui ne demande qu’à trouver le site de son recueil. Peut-être des paroles à double sens, dont nul n’est dupe, d’allusions papillonnant, folâtrant dans un genre d’insouciance simplement liée au fait que ce qui doit s’accomplir, toujours s’accomplit. Etrange énoncé, certes qui, d’un côté promet la félicité, de l’autre ôte toute liberté puisqu’il semblerait que tout soit déjà joué, que tout s’emboîte dans une manière d’implacable mécanique. Oui, la vie, la mort sont déjà jouées, il nous faut en faire notre deuil !

   Tout ce qui se passe ici fait inévitablement penser à une scène de théâtre sur laquelle les acteurs répètent leurs rôles, puis le jouent à la mesure près, jusqu’à l’instant où le grand rideau pourpre se refermant, tout a été dit de ce qui était à dire. Et, ici, il nous faut revenir à cette notion de donation charnelle, à ces deux rocs biologiques qui s’unissent, figures destinales dépassées par l’événement qu’elles ont suscité. Tout est enchaînement de causes et de conséquences, tout est réglé avec la précision d’un métronome, tout est infiniment prévisible. Aussi bien les caresses de l’amour que la décroissance de la volupté, la tristesse consécutive au terrible coït, nul n’en sort indemne.  Peut-être est-on simplement lesté du poids supplémentaire d’une finitude qui vient de découvrir l’un de ses rouages, sans doute le plus efficient pour mesurer la hauteur du drame qui domine et contraint la condition humaine. Ceci ne peut être évité et l’explication en est que, quoique nous fassions, nous sommes des êtres matériels, des esprits réifiés, des âmes pesantes qui ne trouvent leur explication qu’à l’exactitude d’une logique, leur justification à la lumière de la raison.

   C’est là, au seuil du précipice, que nous entendons soudain la dialectique qui place d’un côté le logique, de l’autre l’ontologique. Décalons la scène, maintenons l’Artiste à sa place. Substituons à l’image de la belle, charnelle, matérielle Inslein Longuières celle de l’Art en sa parution, de l’Art en son irremplaçable donation. Dès ici se confrontent ce qui, déjà a été annoncé, donation charnelle contre donation essentielle. Dès cette permutation qui rebat les cartes, fait glisser le sens, nous sentons bien, d’une manière parfaitement intuitive, que nous ne sommes plus sur le même sol, que les valeurs se sont transmutées en des principes plus élevés, que nous ne verrons plus les choses d’un même regard. Si la relation de S. à Inslein s’inscrivait dans le cadre simplement « naturel » des liaisons « terrestres », voici que du « céleste » surgit  d’on ne sait où, que tout ce qui motivait la rencontre, qui pouvait se relier à des arguments logiques et à des références spatio-temporelles (tel lieu, tel motif  fondateurs de tel événement), à des explications de l’ordre de l’avoir (posséder ce qui, jusqu’ici, ne se donnait que dans la différence), à des contextes strictement existentiels (dépasser la contingence pour acquérir un simulacre de liberté), tout ceci se dissout afin de laisser place à cette diaphanéité de l’être, afin de surgir dans ce mystérieux monde des essences qui toujours échappe à mesure que l’on essaie d’en saisir la pulpe intime. Car s’il y a bien une énigme, c’est celle qui unit l’Artiste à l’Art, dont l’Artiste lui-même ne pourrait rendre compte pour la simple raison qu’impliqué dans l’acte qui le transcende il ne possède aucun moyen d’en évaluer la nature, de se constituer extérieur à l’œuvre qu’il édifie à même le foyer de sa propre subjectivité.

   Et il n’est guère plus facile, pour nous les Voyeurs, d’échapper à notre posture de simples méditants-contemplatifs. Bien plutôt, la loi d’exactitude exigerait que nous fussions des créateurs de concepts lucides que confirmerait aussitôt quelque vérité indépassable. Tout au plus pouvons-nous tenter d’apercevoir quelque chose au travers d’un troublant sfumato, autrement dit une irisation de la pensée aux indéfinissables contours. Car l’art a ceci de particulier qu’il se dissimule toujours derrière l’œuvre et n’apparaît que dans la trace cendrée de son clair-obscur. C’est ainsi, l’être-des-choses, surtout dans le domaine des fondements, est en permanent voilement de soi, en constant effacement. Pour cette raison, il est toujours demandé à celui qui est préoccupé d’esthétique, de creuser le sol de ses recherches, faute de quoi il ne pourrait découvrir qu’une vapeur, un tremblement, le sillage discret d’une comète mais non la comète pleine et entière, sa lumière, sa puissance.

   Si la liaison pouvait aisément se dire en termes d’existence dans le cadre romanesque, il devient plus malaisé de tâcher d’en dresser la possible topologie au cours des hypothèses d’une pensée théorique. Ceci trouve une claire explication au motif que nos paradigmes habituels de saisie du réel, temps et espace, n’ont ici, au cœur de la signifiance artistique, plus aucune valeur. Ils ne sont que de vagues fumées se dissipant dans le marais illisible d’un univers qui toujours recule et ne livre nullement le chiffre qui serait signifiant, ouvrirait quelque clarté dans la densité ombreuse de l’inconnu.

   Mais il nous faut partir de la seule dimension qui nous soit accessible, à savoir celle de l’Artiste. Toujours, jusqu’ici, et depuis des temps anciens, c’est la notion de génie qui a été mise en avant à des fins d’explication d’une possibilité d’existence pour l’Art. Or l’acception de ce mot possède un empan si vaste de signification englobant, tout à la fois « divinité, être surnaturel ou allégorique » et, d’une façon plus précise « ensemble des aptitudes innées, des facultés intellectuelles, des dispositions morales », que l’on se réfère à un pouvoir ténébreux dont certains humains seraient pourvus sans que l’on puisse en quelque manière en définir la qualité précise. Il y a, le plus souvent, confusion entre ces deux niveaux de sens, le génie apparaissant comme un être de l’éther pourvu de dons singuliers inaccessibles au commun des mortels. Mais le génie, en vérité est homme parmi les hommes, sans doute est-ce l’éclairement de son regard qui le rend différent.

   Il y a sans doute une approche possible du génie si l’on considère la nature même de la relation qu’entretient l’Artiste avec son œuvre. L’image qui vient en premier est celle d’un parallèle à établir avec la dyade Mère-Enfant, (peut-être ne s’agit-il que d’en reproduire l’exception ?), manière de nécessité fusionnelle qui lie, dans la pure passion, une chair née d’une autre chair, une chair ayant donné site à son propre prolongement, tout ceci vécu possiblement, au plan de l’inconscient, en tant que promesse d’éternité. Mais que serait donc une œuvre accomplie si ce n’était de transcender le temps humain pour en faire un temps « divin », ce dernier fût-il cerné, le plus souvent, d’immanence ? Il y a nécessité d’élévation de l’œuvre hors la mesure de la mondéité. Il y a nécessité, pour le Regardeur, de s’arracher à la pesanteur terrestre qui rabat toujours les choses dans une lourde gangue d’inconscience, sinon de stupeur.

  Que l’on pense simplement aux couples célèbres, Samson et Dalila, Faust et Marguerite, Hamlet et Ophélie, Dante et Béatrice, et surtout Orphée et Eurydice, certainement l’exemple le plus explicatif de ce que nous voulons donner à entendre, cette trace indélébile, cette empreinte ineffaçable de l’Art que l’on retrouve condensées dans toute poésie orphique, archétype du don et de la perte, couple irrémédiablement séparé par le Destin qui n’a voulu que n’apparaisse le terme d’une création, sans doute d’une filiation, d’un devenir. Une œuvre en suspens que la douloureuse mémoire d’Orphée restituera au foyer d’une chair meurtrie. Imaginons seulement la séparation des Amants avant que ne se produise l’acte ultime de leur rencontre, S. et Inslein mourant au seuil de leur désir respectif. Imaginons seulement l’Artiste interrompu, pour quelque cause, dans son travail d’achèvement d’une œuvre. Ainsi perdure une souffrance qui est logée au cœur même de la création. Nulle œuvre sans douleur, sinon la remise au monde d’un objet sans réelle valeur, simulacre d’une production qui n’atteint nullement son but, complaisance ou simple tromperie de soi.

   Est-ce tout ceci qui traverse « Les Chambres » de Marcel Dupertuis ou bien est-ce simplefantaisie interprétative ? Certes, il existe deux niveaux de lecture : un premier inséré dans le pur factuel et alors tout le contenu de cette méditation s’efface, ou bien un second niveau qui cherche à deviner le parcours de l’essence au milieu des afflux multiples de l’exister. Il ne peut y avoir de « voie royale » que celle que l’on détermine en conscience, au gré de ses propres affinités. Pour ce qui est du concept de génie, il nous faut sans doute le reporter à la haute figure d’Orphée, l’envisager tel l’amoureux passionné qui ne fait qu’attendre son Eurydice, souffrir d’une absence, souffrir aussi intensément d’une rencontre dont il ne peut savoir si elle aura un lendemain, aller jusqu’au risque de la perte sans possibilité aucune d’un retour. C’est à cette pointe extrême que l’Art trouve le lieu de sa belle et unique manifestation. C’est certainement à ce jeu éminemment existentiel-essentiel que se livraient S. et Inslein, le sachant ou non, redoutant l’épreuve ou touchant la plénitude à seulement en envisager l’infinie ressource.

   Si le génie est donc profondément de nature orphique, ce dont nous pouvons faire l’hypothèse, l’Artiste est celui qui, réactualisant dans son travail le double visage de la donation-perte nous enlève de notre sol nourricier pour nous transporter en un autre où nous demeurerons sous la pure puissance de la fascination et du drame qui tissent toute interrogation. Ni lieu de pure félicité. Ni lieu d’un mortel tragique. Seulement la distance de l’un à l’autre. Seulement l’intervalle qui nous situe au-dessus de l’abîme. Le rôle ontologique de l’Artiste, produire cet être hybride qui ne vit que de ses propres contradictions, ne se sent exister qu’au rythme de ses flux contraires. L’œuvre est toujours le lieu de ces tensions, le foyer de leur impossible résolution. L’Artiste est un passeur, un médiateur. Il soutient ce grand écart entre ombre et lumière. Il est à l’intersection dont il cherche à nous montrer que l’un cache l’autre, que l’un est toujours en demande de l’autre. L’Un : l’Artiste. L’Autre : l’Oeuvre. Car il y a toujours altérité. Car la fusion n’est possible qu’imaginaire. Sinon l’Artiste serait l’Art et n’aurait à éprouver cette lacune qui l’attire et l’aveugle. Car l’Artiste n’aurait nullement à créer puisqu’il serait la création elle-même.

   C’est à l’aune de ce mouvement incessant, de cette constante oscillation, de cette diastole-systole que tout s’anime et prend sens. Ce que le génie de tout Artiste a en charge, ouvrir notre intelligence à celle du monde, déployer en un seul et même mouvement la cime et l’abîme, l’impossible et le possible, faire se conjoindre le proche et le lointain, en un mot initier le suspens au gré duquel nous voudrons toujours regarder et savoir. L’Art ne présenterait nul intérêt s’il ne nous questionnait. Plus il nous interroge profondément, plus il atteint sa cible. Si l’Art nous laissait muets, alors que seraient les Musées sinon des genres de Musées Grévin habités de mannequins de cire, l’exact contraire de toute vérité, de castelets sans voix ni marionnettes, des espaces de désolation plus vides que des déserts ? Habiter une chambre n’est-ce pas ceci : y poser le silence d’une toile blanche, se dénuder, se dépouiller à l’extrême, tapisser de sa chair le seuil disponible d’un monde, tendre sa peau à la manière d’un parchemin, laisser s’y inscrire les signes au gré desquels nous sommes hommes, écouter son Eurydice, la sauver des flammes de l’enfer. Oui, ceci est possible et ne dépend que de nous. Nul ne nous empêche de nous lever !

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