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2 février 2020 7 02 /02 /février /2020 10:26
Cette longue pliure de sang

Barbara Kroll

 

***

 

 

                                                                                            Samedi 1° Février 2020

 

                      

                                Très chère Sol.

  

 

   Vois-tu, il est parfois des heures où tout, à l’horizon, fait signe vers des promesses d’ennui. Le ciel a beau être immensément tendu, le soleil briller au zénith, les oiseaux chanter, le cœur est vide et désert qui ne bat qu’une sourde complainte. Aujourd’hui le ciel est gris, uniment, pareil à une toile de soie qui déplierait son voile au-dessus de la tête des hommes. Tout est calme et ici, sur mon Causse, le vent n’a pas encore parcouru le plateau de pierres blanches. Je t’écris, maintenant, face au paysage qui se dissimule derrière une brume de pluie. Ce matin, comme d’habitude, j’ai fait ma première promenade. Un rituel sans doute oui, mais combien générateur de douces sensations.

   Toujours j’accomplis le même périple, ce chemin qui monte vers le ciel, bordé de chênes rabougris, ils sont tortueux à souhait et ceci me fait penser à la gloire des hommes des hauts plateaux ou des steppes dont le corps noueux est identique à ces arbres de haute lutte. Curieux destins disant, à même la souffrance, la vérité immense du temps.  Ne crois-tu pas, toi aussi, depuis ton pays austère semé de vent et de frimas, que toute douleur a un sens, que du moins nous devons lui en trouver un, faute de quoi nous serons tels des ballons lâchés au milieu des rafales d’air et nous errerons pareils à des âmes en peine. Longtemps j’ai regardé, assis sur une lèvre de rochers, la vallée plantée de hauts peupliers, le moutonnement des blanches collines, le surgissement, parfois, d’une terre rouge, couleur de sanguine, qui joue en écho avec tout ce silence, cette paix qui sembleraient n’avoir nulle fin.

   A l’instant je parle de « sanguine », cette teinte si belle que de nombreux peintres l’ont utilisée, sans doute en raison même de ce passé qui semble s’y inscrire à la façon d’anciens parchemins usés et criblés de taches de son, à la manière de ces visages d’adolescentes Irlandaises courant les landes au gré de leur intime sauvagerie. Je pense à cette sanguine autour des années 1515, cet autoportrait de Léonard, on y voit percer l’incisive inquiétude du génie. Ne le crois-tu aussi ? Combien ces traits tracés avec autant d’exactitude que d’évocation poétique sont l’empreinte d’une haute conscience qui se regarde, pourrait-on dire, et nous livre quelque chose de son être, mais dans l’approche seulement, dans cet impalpable « sfumato » dont l’Artiste avait le secret, qui fait aussi toute la grâce de « La Joconde ».

    Mais, avant que je ne m’égare loin de mon sujet, tu sais mon amour des digressions, je reviens à ce mystérieux pigment si proche du sang qui coule dans nos veines. Je ne saurais t’inquiéter, mais voici l’un des rêves qui m’a occupé cette nuit. Tu y figurais sans aucune ambiguïté et, de toute manière, je t’aurais reconnue parmi la foule de tes semblables, tout comme le jeune animal rejoint sa mère au gré de son infaillible instinct. Ta forme ? Une ébauche, simplement, quelques rapides traits de graphite posés sur le Vélin. Une plage beige en haut de la feuille que jouxte, en bas, une couleur vert amande, d’eau calme, comme si tu flottais sur cette onde illisible.

   Ton corps ? Mais peut-on encore parler de corps, ou déjà l’évoquer alors même qu’il semble en voie de constitution, émergeant à peine du néant dont il semble provenir ? Ton corps donc, tête chauve, inclinée vers la gauche, comme si ton regard était occupé à apercevoir une chose curieusement couchée sous l’horizon. Ton corps, cette longue coulure de blanc de titane dont la chute se confond avec le sol qui l’accueille dans son étrange anonymat. Et cette longue pliure de sang, dont je n’arrive nullement à décider si elle symbolise ton bras avec, tout à l’extrémité, ta main en éventail, ou bien s’il s’agit d’une plaie vive, d’une blessure qui t’aurait été infligée pour quelque motif dont je n’aperçois nullement le fondement.

   Faut-il donc que mon âme soit sujette à convoquer des abîmes, à ouvrir des failles dans la texture serrée du réel ! Mais tu me connais assez bien pour penser que mon imaginaire s’est emparé du premier symbole venu pour bâtir une sorte de roman autour de cette « tragédie », en faire le lieu d’une écriture. Sans doute y a-t-il de ceci. Tu sais, noircir, chaque jour qui passe, des dizaines de feuillets ne saurait se faire sans quelque plaie muette, sans quelque appel à cela qui veut se présenter et interroge, pose d’incessantes questions.

   L’écriture est d’inclination métaphysique, tu le sais bien, Sol, l’écriture est une sourde écharde plantée dans la chair dont il faut endurer la constante et minutieuse présence. S’absenterait-elle et je serais en peine de moi-même, livré aux affres d’une méditation sans but ni fin. Mais ceci est-il particulier à l’écriture ? Ceci n’est-il le lot de tout Artiste qui voit décroître son inspiration, s’épuiser le champ des possibles à mesure des toiles qui s’entassent dans l’atelier et deviennent les strates d’un âge qui s’évanouit ? Sommes-nous, tous, logés à la même enseigne ? Sommes-nous égaux devant le désarroi ?

   Mais, vois-tu, Sol, je ne voudrais singulariser mon expérience, mais je ne souhaiterais sombrer dans une insoutenable impudeur qui dirait ma douleur comme unique lorsque la plume, sur la feuille blanche, écrit les stigmates d’une difficulté d’exister. Chacun, ici, sur terre, porte sa croix et nulle croix n’est plus lourde qu’une autre. C’est toujours la tyrannie de notre ego qui nous désigne, aux yeux des autres, tel Ulysse loin de chez lui, menacé par des flots agités, que poursuit la vindicte du Cyclope, que Circé veut ensorceler et soumettre à sa magie. Oui, je suis une manière d’Ulysse heureux cependant de connaître son Ithaque, d’y vivre somme toute des jours paisibles.

   Sais-tu, la complainte de l’écrivain que sa Muse trahit s’explique en raison. Un Artiste, un sculpteur par exemple, n’est jamais seul. Il a sa matière, terre, bronze, pierre, bois avec lui et cette matière vient, en quelque sorte, lui ôter tout sentiment de solitude. Avec la matière, il peut ruser, l’attaquer ici ou là, la contourner, la modeler selon telle ou telle forme. Il sera toujours à temps de réviser ses plans, de creuser une entaille ici, de rajouter un colombin d’argile là, de remodeler entièrement son œuvre si tel est son bon plaisir. Autour du sculpteur, du peintre, du graveur, il y a toujours de la présence, du matériau sensible dans lequel poser sa propre empreinte.

    En ce domaine, l’écrivain est bien démuni, lui qui ne dispose que de sa feuille vierge, de sa lampe et rien d’autre ne vient jamais à son secours, si ce n’est cette substance qu’il doit puiser à même son esprit, cette abstraction dont il ne peut rien modeler, tout juste attendre qu’une porte s’ouvre, qu’un oculus laisse passer la lumière au terme de laquelle les mots se poseront sur cette énigmatique « feuille ». C’est ce même mot qui, en automne, est évoqué pour dire la chute sur le sol semé de cuivre et d’étain. Oui, Sol, la métaphore de la feuille, sa longue hésitation dans l’air qui vibre, sa métamorphose du vert lumineux aux roux éteint, pour finir son ensevelissement dans la matière lourde et anonyme de l’humus, cette métaphore donc est bien la plus pertinente qui soit : l’écriture, un long effeuillement dans le temps qui passe, oui, qui passe !

   Ma chère Solveig, je ne sais si tu porteras au jour, à la clarté de l’être, ce songe étrange où tu parus à la façon de ce curieux hiéroglyphe maculé d’incarnat. Peut-être, aussi bien, ne trouveras-tu nulle explication. Les arabesques du rêve sont si impénétrables ! Toujours nous demeurons sur sa périphérie, le centre nous est interdit, sa brûlure nous serait une trop vive épreuve.

 

Tous mes souhaits de bonheur t’accompagnent en ce Février naissant.

 

Ton faiseur de prose.

 

 

 

 

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