« Cahiers »
André Maynet
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« Cahiers », c’est juste un mot lâché en l’air qu’on oublie sitôt qu’il a été prononcé. « Cahiers », ce pourrait aussi bien être une image de notre propre enfance, et nous nous apercevrions comme au travers d’un voile léger, penché studieusement sur ces pages blanches qu’il fallait emplir de ces pleins et déliés qui, autrefois, faisaient la fierté des élèves, mais aussi des maîtres qui étaient soucieux aussi bien de la forme d’une typographie, que d’un contenu qu’elle révélait. « Cahiers », ce serait encore ces feuillets de l’adolescence sur lesquels nous consignions, dans une manière d’impatience, les premiers émois de la passion, tracions d’une écriture fiévreuse les manifestations virginales de l’amour ou ce qui en tenait lieu, le sourire de cette Passante dans le silence de la rue, le regard appuyé de cette Inconnue au travers d’une vitrine, les yeux de cette Familière cernés de noir. « Cahiers », plus tard, dans la lumière de la maturité, peut-être ces lignes journalières posées à l’abri des regards, annotations multiples, infiniment renouvelées de sentiments dépliant leurs somptueuses corolles, de sensations au bord de l’ivresse dans le fleurissement du printemps, de notes sur tel paysage rencontré au cours d’un voyage, d’impressions suivant la visite d’un musée, d’états d’âme consécutifs à la lecture d’un livre. « Cahiers », c’est tout ceci et encore bien d’autres choses, ces carnets d’écrivains parcourus des mille signes lumineux de la littérature.
Mais « cahiers », c’est aussi le lieu de projection de ces indices de la création artistique qui trouvent là l’un des premiers sites de leur effectuation. La bâtisse aux pierres lourdes est comme plongée dans un demi sommeil, si bien que l’on ne sait plus si c’est le crépuscule qui s’annonce ou bien l’aube qui ne tardera à se lever. C’est un espace de nuit qu’il faut meubler de lumière, c’est un ciel sans fond ni contour à habiller de la clarté des étoiles. Le silence est grand qui habite le paysage endormi. A cette heure que ne marque nulle horloge, nul visiteur ne s’annoncera. Les visites seront celles dont le dessin tracera les lignes, dont les crayons dresseront le portrait, dont les ombres témoigneront. Ce sera alors un grand mystère que de voir surgir de l’écume de la feuille ces formes qui y étaient inscrites de tout temps. Oui, de tout temps. Car une forme n’est jamais le fait d’un simple hasard, d’une capricieuse contingence qui aurait trouvé l’endroit exact de sa parution. Une forme est éternelle, elle vogue depuis la nuit des temps dans la vaste pensée du Monde, elle est pareille à une âme qui chercherait à s’incarner dans tel ou tel corps. Mais qui ne serait nullement son tombeau. Bien à l’opposé, là où serait son accueil serait aussi l’apparition de la beauté. Et le cahier qui en contenait l’image brûlerait-il qu’encore elle aurait une vie se prolongeant indéfiniment, odyssée sans fin puisque, ayant atteint l’univers des essences, elle y demeurerait identique au flamboiement attaché à la grande étoile blanche qui incendie le zénith. Bien entendu, pour nous les humains cernés de finitude, le concept d’infini est difficile à embrasser. Peut-être suffit-il de penser à cet amour maternel qui, nous ayant touché un jour, jamais ne s’effacera, à cet autre amour destiné à une Adolescente qui demeure gravé en nous à la façon d’une braise vive. L’amour, s’il est vrai, et il ne peut qu’être ceci, sinon il n’est que vulgaire parodie, est un absolu, il est donc gratifié d’une éternité à laquelle, par nature, il ne saurait renoncer.
La nuit est donc posée sur toute chose et c’est là au cœur d’une manière de néant que l’Artiste vit, dans cette tour d’ivoire qui caractérise si bien son état. De solitaire. De destinataire de ceci qui vient à lui, qu’il attend de tout temps, ces Muses de papier, ces Inspiratrices sans lesquelles il ne connaîtrait ni bonheur, ni repos, seulement un désert semant son vent et son sable sur des contrées arides, illisibles. L’Artiste, tout Artiste naît de cette rencontre entre ce qu’il est en son fond, un chercheur d’impossible et ce possible qui s’actualise sous le crissement de la pointe de graphite ouvrant le domaine du rêve, de l’imaginaire, ces voies royales au gré desquelles l’être révèle les lignes de sa propre esquisse. L’être-de-l’œuvre, l’être-de-l’Artiste devenant une simple et même chose à l’instant même de la création. Cette dyade, ce fusionnel sans véritable espace sont les seuls qui puissent témoigner de la présence d’un indice véritablement artistique. Pour la simple raison que cette rencontre unique est foyer de vérité et seulement cela. Alors le temps n’a plus d’attaches. Alors l’espace flotte infiniment sans qu’il puisse recevoir les moindres coordonnées.
Car, pour donner place à la forme, il est nécessaire d’annuler les habituelles catégories qui disent les assises du monde et en tracer de nouvelles, autonomes, affranchies, seule la liberté pouvant se donner comme la notion fondamentale qui demeurera visible. Ainsi ces figures féminines qui animent ces cahiers sont libres, infiniment libres. Une fois créées elles vivent leurs propres vies. Certes on pourra les nommer, les affecter de noms tels « Attentive », « Egarée », « Inquiète » ou quelque autre patronyme, mais en réalité leur qualité première sera celle d’exister en-soi et pour-soi, tout comme l’Art qui est le domaine de leur visitation. « Visitations », titre donné à ce texte, est volontairement chargé de connotations religieuses, sacrées, tout comme l’Art relève de ce souci de dispenser un message transcendant, lequel nous délivrant de la quotidienneté nous invite à regarder du côté de l’absolu. L’œuvre est toujours de nature « spirituelle » puisque, aussi bien, c’est l’esprit qui l’a convoquée et que son substrat matériel n’est que la manifestation d’une réalité supérieure, difficilement traduisible en mots, en images et représentations.
Certes, l’atelier n’est ni un temple, ni une cellule monastique, encore que cette dernière, par son retrait du monde, pourrait constituer un modèle au gré duquel faire émerger des œuvres que l’on pourrait dire en suspens, des œuvres portant, tout à la fois, lourdeur terrestre et légèreté céleste. Combien il est rassurant pour notre psychologie d’hommes contemporains pressés de nous introduire dans la clarté apaisante, presque irréelle de l’Atelier. « L’Atelier », mot magique pour qui est sensible aux perspectives de l’esthétique. Nous disons « atelier » et déjà nous sentons le frisson anticipateur d’une émotion iriser la plaine de notre peau. Ici est le lieu alchimique par excellence où se déploient les énergies, où les éléments se transmutent en autre chose qu’en une nature bornée, opaque, où la métamorphose, la quintessence des choses ordinaires font signe en direction de ces Apparitions qui illuminent nos yeux, plaquent sur nos visages la douceur d’une joie. La plupart du temps nous sommes des observateurs distraits qui, regardant une œuvre, ne faisons que demeurer à la surface glacée de l’image sans bien en apercevoir la richesse. Mais comme la partie émergée de l’iceberg n’est nullement l’iceberg, la forme visible, telle Belle Jeune Femme, n’est simplement un reflet, une apparence, elle est née de l’amour de l’Artiste pour son œuvre. L’atelier est le lieu de leur union. Faisons silence !