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23 février 2020 7 23 /02 /février /2020 10:13
Chute ou sous le fardeau

Œuvre : Sylvie Cliche

 

***

 

   L’image de l’homme portefaix est toujours un problème. Instinctivement nous avons un mouvement de recul, et c’est une manière d’angoisse interne qui nous envahit. Sans doute au titre d’une identification : c’est nous qui pourrions porter le fardeau et ceci constituerait une lourde concrétude qui, jusqu’ici, n’avait connu d’existence qu’à titre de symbole, autrement dit la consistance d’un songe au loin de notre regard, au loin de notre conscience. C’est toujours ainsi, l’inconcevable, l’irrémédiable, le tragique, nous les postulons telles des hypothèses si floues que, jamais, nous penserions en rencontrer la verticale réalité. Car l’essence de la condition humaine, nous n’en voulons assurer le rayonnement qu’à la mesure de la gloire dont elle est porteuse en son fond. Nous sommes dépossédés dès qu’il s’agit d’affronter les ombres, de progresser à tâtons dans les ténèbres, d’entendre, près de nous, dans quelque corridor étroit, le souffle vide du néant. Notre aventure est toujours le lieu d’une joie, mais aussi bien d’une étrange errance, passages de la lumière à l’ombre, chute de Charybde en Scylla. Ceci nous le savons, au moins inconsciemment, et nous occultons le dôme de nos yeux afin qu’il ne connaisse de la vérité que ses scintillements, non ses ondes fuligineuses.

    Cet homme de l’œuvre - mais s’agit-il d’un homme vraiment ? -, nous le devinons, nous en supputons la forme générale à défaut de pouvoir en dresser l’exact portrait. Son visage, cette épiphanie singulière qui le pose en tant que ce nécessaire Existant, son visage vient à nous comme s’il était issu du cauchemar le plus nébuleux. Visage de terre lourde, visage de pierre, visage d’inconsistante matière, sorte de viscosité en chemin vers on ne sait quel destin ambigu, vers quelle tragédie imminente. Visage, ce signe éminent qui appelle l’altérité afin de trouver confirmation de son être, n’est-il en situation de telle déshérence que seule une immense solitude répondra à son appel silencieux ? « Silencieux », oui car tout drame est tissé de ce sans-voix, de cet élan dans le désert qui ne saurait recevoir d’accusé de réception.

   Les orbites sont vides, les yeux, ces sentinelles avancées de la personne, se sont absentés, peut-être ont-ils reflué dans un endroit du corps seulement accessible aux humeurs, aux rumeurs aussi d’illisible facture ? Le nez, où devrait se poser le rythme subtil des fragrances, le voici réduit à n’être qu’un vague tubercule que nulle réminiscence olfactive, émotive, ne sauraient visiter. Antre innommé, cloué à sa propre et inconcevable vacuité. Et la bouche, elle qui porte haut le merveilleux langage, elle qui dit les mots d’amour, aussi bien de compassion, elle qui est le bien le plus précieux des Amants, elle qui distille l’ambroisie des pures sensations, elle s’est retournée à la façon d’un gant, elle s’est invaginée dans cette pâte existentielle anonyme, elle a fondu, phagocytée par une chair qui demande son dû et ne veut être que matière au sein d’une pesante matière.

   Le motif est entendu, on ne saurait aller plus loin au titre de la désespérance. Dire l’aporie humaine est ceci : inciser dans la matière les griffures, les excoriations, les stigmates de la vie lorsqu’elle n’est que bourgeon occlus, substance pareille à une sourde résine, trame fibreuse tissée des fils de l’inquiétude. Mais ici le motif outrepasse le cadre de la simple représentation, ici, le motif est spectral comme s’il était éclairé de l’intérieur, exposé à la faible lueur d’une crypte. La vie n’a plus de possibilité de débattement, d’effusion pour plus loin que soi. La vie est profondément enkystée, identique à un bubon rongeant le corps. Mais que reste-t-il à l’extérieur qui soit visible, compréhensible, traduisible en un lexique immédiatement saisissable ? Rien que ces superbes haillons qu’il nous faut nommer selon la figure de l’oxymore. C’est bien là le miracle de l’art, nous faire aimer ce qui pourtant ne devrait l’être et nous conduit aux portes de la finitude, cette élégance pour dire la Souveraine Mort, le dernier et le plus fastueux don dont chacun, un jour, sera comptable, à son corps consentant. « Consentant » puisque aucun choix ne pourrait être différé, aucun faux-fuyant appelé à notre secours, la trappe est ouverte qui fait son bruit immémorial de rhombe dans l’air dévasté de souci.

   Cette image de la ruine devrait nous désespérer et pourtant elle ne le fait, elle nous procure même une sorte de jouissance à bas bruit, elle fait lever en nous la source prolifique du sens, elle n’éteint nullement notre volonté de vivre, elle en décuple la possibilité. Certes il y a toujours fascination de la souffrance, de la mort, en ce sens que, placées sur un versant inconnu, un ubac envahi de ténèbres, nous souhaitons en percer le mystère. S’il y avait un sens après le sens ordinaire, quotidien, familier ? Non nécessairement religieux ou bien mystique, mais anthropologique au sens strict, une autre dimension insue couvant sous la cendre. L’homme, par nature, est toujours en quête de cette pierre philosophale qu’il hallucine en permanence pensant qu’un jour elle trouvera le lieu de son surgissement.

   « Portefaix » est saupoudré, talqué de cette étrange beauté qui nous visite lorsqu’une chose soudain issue du néant fait figure nouvelle dans l’espace de notre vision. Combien ces fers qu’il porte sur l’épaule sont les vrilles mêmes d’une simple et heureuse esthétique ! Toujours la simplicité, le dénuement, doivent être à l’œuvre afin de signifier dans l’exactitude, de ne tomber dans le piège des apparences faciles qui occultent notre désir de savoir avec justesse ce qui fait phénomène, questionnement sans quoi nous ne serions que des machines, des ombres agitées par le vent.

   Car nous voulons savoir. Savoir la vie aussi bien que la mort, l’espoir aussi bien que son envers, le plaisir aussi bien que son antonyme. L’existence est hautement dialectique, elle nous tire à hue et à dia, elle nous hisse tout en haut des Montagnes Russes puis nous précipite, la seconde d’après, dans la gorge profonde de l’abîme. Ce qui est sans doute à considérer, ceci : la figure de la joie dont une peinture serait objectivement porteuse n’est nullement la garantie que notre bonheur en résulte. L’image du désarroi peut aussi bien nous élever que l’image de la félicité. Il n’est nullement en notre pouvoir d’éclipser telle partie du réel au profit d’une autre dont nous jugerions qu’elle est plus satisfaisante. L’avers d’une pièce ne saurait être détaché de son revers, que leur séparation, cette fine carnèle, dit aussi bien la face que l’inscription de sa valeur.

   Que dire ensuite de ce fourreau végétal qui lui sert de vêture, si ce n’est que la condition de « Portefaix » est éminemment racinaire, affiliée à l’espèce des tubercules qui dorment sous la terre, assignable à une posture chtonienne qui semble disparaître dans la confusion de quelque sol de tourbe, parmi le chaos des sphaignes et les plissements du brouillard ? Ce que le haut du corps ne profère qu’à l’aune d’un approximatif visage, le bas l’accomplit en quelque manière à la hauteur de sa confusion. L’assemblage des matières, leur rusticité organique, leur indigence foncière, le dernier degré auquel elles semblent puiser leurs sources, tout ceci concourt à doter l’espace d’une tension qui ne pourra éventuellement trouver sa résolution qu’à l’abri de tout regard, dans le lacis complexe de l’inconscient, dans la mouvance labyrinthique des archétypes. Le sens ne pourra donc qu’être médiatisé par une instance qui nous dépasse et nous enjoint d’être homme parmi les hommes. Et c’est bien parce que le sens n’est nullement perceptible d’emblée que nous avons à le chercher dans cette chair des choses qui toujours nous échappe et nous dit en ceci le précieux de son être.

  

  

  

 

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