Cadaqués, Espagne
Hervé Baïs
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Sait-on jamais la raison pour laquelle un paysage nous plaît ? Une simple harmonie des formes ? Le souvenir d’un cadre identique perdu au loin de la mémoire ? La rencontre de cette Etrangère qui imprima en notre âme l’ineffable palme de la langueur ? Il y a tellement de motifs qui peuvent tracer en nous le chemin de la beauté ! Mais aussi tant d’autres qui ne recèlent que des manières d’égarements en lesquels nous pourrions chuter si nous n’y prenions garde. Aussi convient-il de garder en nous ceux-là et d’oublier ceux-ci. Toujours tresser autour de nos têtes les lauriers de la joie, les fleurs vénéneuses nous pouvons les oublier sans crainte, elles ne feraient qu’assombrir nos humeurs et troubler la limpidité de nos jours.
Cette photographie d’Hervé Baïs, riche parmi tant d’autres, nous convie à la pure fête des plaisirs visuels, des emplissements esthétiques. Celle que je nomme volontiers « Cadaqués-la-Blanche », en raison du visage nacré qu’elle nous adresse, aussi bien que du thème virginal qu’elle déplie, ne saurait laisser indifférent. Voir le village perché sur son promontoire, voir son essaim de maisons serrées autour de l’Eglise Santa-Maria, voir le ruissellement de l’eau bleue, les chapelets d’ilots noirs, c’est pur émerveillement, c’est comme de regarder pour la première fois. Arriver dans les rues pavées de schiste noir, avec le brillant soleil de Catalogne, sinuer dans les ruelles étroites, découvrir ici des jarres couleur de chair, là l’étrave des barques bleues allongées sur les plages de galets, plus loin le passage à arcades du Riba Pitxot, c’est découvrir certes une partie de l’Espagne, mais aussi se découvrir tant ce lieu authentique ne saurait tolérer quelque approximation. Ou bien l’on est de plain-pied avec ce qui se donne ici avec tant de générosité et l’on demeurerait sa vie durant à contempler ou bien l’on est en porte-à-faux avec l’esprit du lieu et l’on déplace plus loin ses intérêts.
Certes, de cette beauté que nous offre l’image, il n’y aurait rien à dire tant sa syntaxe est riche qui se suffit à elle-même. Mais c’est toujours une tentation, un divin supplice que de tâcher de tirer de ce réel qui nous questionne sa chair pulpeuse, de boire l’ambroisie du jour jusqu’à sa lie. Le ciel n’est pas le ciel, il est un vaste océan aux eaux profondes où flotte, tels de légers drapeaux de prière, la toison blanche, duveteuse des cirrus. Une éclaircie au loin de l’horizon, une lumière qui serait venue d’ailleurs, peut-être d’un autre monde qui nous convierait aux joies subtiles d’une fête céleste. Les rochers noirs ne sont nullement des rochers, ils sont d’antédiluviennes formes, des manières de concrétions animales, peut-être la mise en scène d’une étrange tératologie. A tout instant, l’on pourrait voir surgir de l’ombre quelque créature innommée tant son destin ne paraîtrait être que celui de pierres sourdes au destin du Monde. C’est toujours dans ce pli obscur que se glisse l’imaginaire, dépliant à l’envi des dentelles songeuses qui, jamais n’en finiraient, si le jour ne venait et répandait partout la semence infiniment renouvelée de la clarté. Les rochers blancs ne sont pas des rochers, ils sont un tumulte de neige, de grosses boules de coton avec lesquelles des enfants taquins feraient un abri pour leurs rêves primesautiers. Ce sont des vagues de gemmes immobiles pour l’éternité, peut-être des falaises de talc qui connaîtraient soudain le lieu de leur dernier repos.
Tout ce blanc, c’est l’aventure des choses avant même que leur être propre ne leur soit révélé, c’est une touche virginale, la matrice par où les significations vont dire le motif de leur venue, ces milliers de signes minuscules, ces magnifiques hiéroglyphes qui nous font face et nous mettent en demeure de les interpréter. Ce blanc est la représentation de toute conscience juvénile se dressant, ouvrant la question de l’exister, voulant déployer sa marche vers l’avant avec un mince espoir rivé au cœur : tout pourrait demeurer dans cette teinte d’opaline et plus rien alors ne sombrerait dans le chaos, le doute, l’indistinction fondatrice de toute confusion, tremplin de toute douleur.
Cette image nous ravit au simple motif de son exactitude. Elle est ainsi et ne pouvait être autrement. Dire ceci est énoncer l’espace d’une vérité. Et pourquoi donc douter de la beauté qui nous visite dans son ineffable grandeur ? Ce lieu est lieu d’évidence, autrement dit nous nous sentons avec lui dans un tel sentiment d’affinité que nous ne pourrions nullement l’envisager -« lui donner visage » au sens strict -, autrement qu’en sa posture noire et blanche, autrement que dans le simple qui vient à notre rencontre et exige de nous une identique esquisse. Une fois encore, inlassablement, à la façon d’une mûre obsession, il faut entrer dans le vif débat qui oppose noir, blanc et leur autre, cet arc-en-ciel coloré qui touche la rétine, la féconde à tel point qu’elle en oublie cette primarité de la vision calquée sur la différence ombre/lumière, jour/nuit, surgissement/retrait.
Comme le mouvement d’un pendule qui oscillerait des ténèbres à la clarté sans interruption aucune, ne connaissant que la valeur intermédiaire du gris, non en tant que couleur cependant, seulement au titre d’intervalle, de tenseur des motifs essentiels de la représentation. Nous sommes, éminemment, foncièrement, existentiellement, des êtres dialectiques poinçonnés au coin des oppositions fondamentales : joie/tristesse, donation/réserve, amour/haine, ouverture/fermeture, occlusion/désocclusion, santé/maladie, rayonnement/repli et, pour finir existence/finitude. Pour cette raison de constitution intime de notre être, et sans doute à notre insu, nous vivons au rythme de cette immémoriale scansion, de cette « ligne flexueuse », tantôt abreuvée de lumière, tantôt obscurcie par quelque pathos rôdant à notre entour telle une ombre maléfique. Les couleurs - ces fausses félicités -, ne sont que de surcroît comme si un facétieux démiurge les avait inventées afin de nous tromper, de métamorphoser tout pathos en son contraire, toute douleur en constant plaisir.
Le moment semble ici venu d’appliquer un schéma dialectique au réel qui nous visite, lequel se vêt d’habits d’Arlequin, d’empiècements bariolés qu’un Pierrot blême et blafard à souhait viendrait contredire pour la simple raison que lui, l’Attristé, serait en phase avec ce qui traverse l’homme en sa plus pure effectivité, ce rythme à deux temps, noir/blanc qui est son métronome le plus fondé en justesse, en authenticité. La ligne de partage entre noir/blanc et couleur trouve sa traduction dans le concept métaphysique d’existence et d’essence. L’hypothèse qu’il convient de poser, à notre sens, est celle-ci : les couleurs fonctionnent sous le registre de l’exister, alors que le noir et blanc s’origine dans celui d’essence. Certes ces notions sont abstraites mais ne sont que l’envers des réalités concrètes. Elles s’y logent en creux, elles en déterminent la venue au grand jour. Ici une métaphore pourrait illustrer ce propos, faisant référence à une scène de théâtre sur laquelle évolueraient des acteurs grimés et poudrés, les yeux bleuis et les joues fardées de rose alors que, sous le masque des apparences, les visages ne seraient que de simples signaux noirs et blancs, modulation au plus près d’une affirmation ou bien d’une négation, affirmation du blanc, négation du noir, simple portée musicale, simple fugue puisant à deux sources, mais essentielles, mais incontournables, seulement lisibles au gré d’une « traversée du miroir ».
Ce paysage évoqué par cette photographie aurait pu se donner en couleurs. Non seulement nul n’y aurait vu d’inconvénient mais ceci aurait consisté en la forme la plus commune des habituelles manifestations du visible. Mais nous prétendons qu’à ceci, la force de l’image, sa correspondance avec la nature profonde des choses en eût été euphémisée. A l’évidence le ciel est bleu, la mer en certaines zones turquoise ou émeraude, les rochers bistres ou bruns, tachés de vert par endroits. Donc une palette variable, sujette à caution, changeante selon l’heure du jour. Le « problème » des couleurs, et c’est ce qui les reconduit à de simples touches de l’exister, ne sont jamais assurées de leur être. Un bleu, par exemple, connaît toutes sortes d’états de la matière colorée qui se modifie en permanence. D’un marine soutenu à sarcelle à dominante verte, en passant par toute la gamme intermédiaire des Tiffany, électrique, denim. Et ainsi pour chaque couleur qui danse sur un éternel rythme chromatique sans jamais pouvoir s’arrêter sur aucun. Pour cette raison nous disons que la couleur « existe » parce qu’elle sort en permanence du néant, s’actualisant à chaque fois selon un aspect différent. Elle ne possède nullement de forme claire et définitive dont l’esprit pourrait se saisir comme d’une certitude. Non, la couleur glisse, dérape sans cesse, dissimulant son origine sous une pluralité de facettes qui déconcertent et troublent le regard. Paratge de Tudela qui, un jour, se donnera selon azur, un autre jour versera dans persan ou bien givre.
Pour le noir et blanc la présence sera bien plus assurée. Nulle gradation dans le noir qui le présenterait sous de multiples figures. Nulle nuance dans le blanc qui ne peut être que pur éclat. Noir/Blanc, deux réalités-vérités qui profèrent leur essence et uniquement celle-ci. Noir/Blanc n’ont nulle concession à faire en direction de quoi que ce soit. Noir/Blanc sont immédiatement et définitivement situés au foyer de leur être. Ils y logent entièrement et n’éprouvent nul besoin de connaître un autre habitat, de différer de ce qu’ils sont en leur propre : des immuables assurés de le demeurer tant qu’on ne les aura nullement maculés d’une tache colorée. La grande et inépuisable force des photographies en Noir et Blanc est tout entière située dans cet élémentaire auxquelles elles sont affiliées, comme une source est reliée à la lèvre de terre qui lui donne jour et l’ensemence de pure beauté. « Pure » beauté car c’est bien de pureté dont il est question ici. Rien n’a été affecté d’un quelconque artefact. Tout est à sa place de chose et y vit telle l’idée dans son souverain empyrée. Noir est noir en son essence. Blanc est blanc en son essence. C’est semblable à un finistère, cette étrange presqu’île qui a son assise sur une terre mouvante par nature et prend son envol en direction de l’eau et du ciel à la seule puissance qui l’anime, à savoir demeurer en soi cette unité dont le nom pourrait être « juste mesure ». Ni eau, ni terre, ni ciel, empruntant à tous à la fois mais sertie au lieu même de sa propre définition, cette singularité ne saurait avoir de lieu que le sien.
Cette photographie d’Hervé Baïs est, en soi, une manière de finistère à l’abri des métamorphoses en tous genres, peut-être même une île située au plein de son insularité, conforme à l’idée même dont elle est l’événement le plus sûr, rayonnante, sise au monde en ce qu’elle a de plus particulier et qui, pour autant, touche à l’universel. Toute beauté l’est par essence. « Cadaqués-la-Blanche » en sa virginale apparition vient de recevoir un écrin à sa mesure. Une image vraie est une image éternelle !