Ce matin, je me suis réveillé avec une impression bizarre. Tout semblait flotter autour de moi. La couche sur laquelle j’étais étendu avait la consistance d’une brume. Je ne reconnaissais plus le lieu familier de ma chambre avec sa croisée aux rideaux couleur de feuilles mortes, avec mes dessins punaisés au mur, avec mon fauteuil encombré de livres et de papiers. Je me suis levé, ai marché d’un pas hésitant comme si j’avais été l’un des protagonistes de la retraite de Russie. Quelques vers confus, tirés des ‘Châtiments’ de Victor Hugo, traversaient la banquise de ma tête :
‘Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche,
Après la plaine blanche une autre plaine blanche’
En lieu et place de mon habituel parquet de chêne, de grandes et froides dalles de pierre sur lesquelles mes pieds nus parfois glissaient, parfois hésitaient à trouver leur chemin tellement leur surface était irrégulière. Dire que j’étais décontenancé eut été pur euphémisme. En réalité je ne comprenais rien à ce qui m’arrivait et je pensais à l’expérience déroutante que font les cérébrolésés à leur réveil après qu’une zone de leur cerveau a été atteinte par une maladie sournoise. Une clarté diffuse venait d’étroites ouvertures situées haut dans des parois entièrement blanches. Nul meuble n’occupait la pièce. Nul bibelot qui aurait pu m’indiquer le lieu de mon égarement. Seul, au centre de cette désolation, un rectangle de papier portant l’étrange inscription :
"Vous avez été banni de l'existence"
Ceci était tracé dans une bizarre calligraphie, à la main, sans doute avec un calame trempé dans une encre forte en pigments. En quelque sorte c’était de la belle ouvrage, quelque chose qui aurait pu être accompli par un scribe ou bien un moine. Mais, en cette bizarre posture existentielle, il ne m’était guère loisible de philosopher plus avant. Sur-le-champ, il me fallait connaître ceci qui m’arrivait et me mettait aux cent coups. Je m’approchai d’une paroi, profitai de quelques interstices afin d’assujettir mes pieds et mes mains. Au travers d’une fenêtre de petite taille, j’aperçus, dans un genre de brouillard diaphane, de hauts rochers surmontés de bâtisses blanches aux toits de tuiles rouges. Je ne tardai guère à identifier des météores identiques à ceux que j’avais vus, autrefois, en Thessalie. Par conséquent, compte tenu de la position élevée que j’occupais, j’étais moi-même à l’intérieur d’un monastère perché sur ces bizarres amas de poudingue. Si cette déduction du lieu était facile, ce qui se donnait avec bien plus de complexité, c’était le motif qui expliquait ma présence ici et maintenant dans une situation qui eut simplement paru ubuesque si elle ne m’avait étreint de l’intérieur et obligé à considérer les instants que je vivais peut-être comme les derniers. A peine avais-je fini de gamberger et d’envisager toutes les hypothèses de mon évasion qu’une clé se fit entendre, libérant le mécanisme complexe d’une lourde serrure.
Un homme entra dans la pièce, vêtu d’un ample chiton à plis multiples, pétase sur la tête, tenant un caducée et une bourse d’argent, chaussé de sandales ailées. Je n’eus guère de mal à reconnaître Hermès en personne, l’éternel messager des dieux. J’avais apprécié sa forme parfaite au travers d’une copie romaine conservée au ‘Musée national’ à Rome. Je me doutais, qu’en tant qu’émissaire, il devait porter avec lui le contenu qui, sans doute, mettrait fin au mystère. Dans un français impeccable, sans accent, je l’entendis énoncer la phrase suivante qui, bien plus que d’apaiser mes doutes, les renforçait :
« Ô, toi, noble habitant du météore, Zeus et quelques uns de ses locataires de l’Olympe souhaiteraient t’interroger sur ton existence. Suis-moi donc et sois accommodant, il en va de ton avenir ! »
Sur ce, Hermès fit demi-tour sur ses sandales ailées et je lui emboîtai le pas sans grande conviction, ma curiosité tout de même fouettée. De tous temps j’avais été un fervent adepte de la mythologie. Nous entrâmes dans une grande salle. De lourdes poutres couraient au plafond. Une cheminée monumentale trônait au fond de la pièce. Des torchères en fer forgé portaient des flambeaux de cire dont la flamme crépitait, projetant parfois une bordée d’étincelles. Une immense table centrale en noyer luisant était le centre géométrique de la scène. Au milieu de cet imposant mobilier se tenait Zeus, le dieu du Ciel, drapé dans sa majesté. De son visage émanait une force tranquille qui, cependant, n’était sans dissimuler les puissances telluriques qu’il pouvait déchaîner à chaque instant. Son abondante chevelure, sa barbe comme sculptée dans le marbre lui conféraient une étonnante vigueur en même temps qu’une assurance qui paraissait sans limites. Autour de lui, des personnages de haute lignée dont il m’était difficile d’apprécier la qualité. Une demi-clarté régnait qui nimbait les visages, les nappait d’une certaine douceur indéfinissable. Je croyais assister à la Cène originelle, le Christ entouré de ses apôtres. A cette image venait se superposer la belle toile éponyme de Léonard de Vinci et je m’attendais, d’un instant à l’autre, à ce que le Christ me tendît un ciboire d’or empli d’un vin délicieux, ajoutant la célèbre formule : « ceci est mon sang ». Alors nous nous serions réunis le temps précieux d’une libation et il serait resté sur mon corps ébloui les stigmates ineffaçables de la joie.
Mais, soudain, un rayon de soleil surgi de nulle part inonda la noble assemblée et à apercevoir les mines maussades de mes vis-à-vis, abandonnant l’idée du Christ, ce fut la vision d’un Tribunal avec ses Juges et ses Assesseurs qui s’imposa à mon esprit. Je craignis alors que cette cohorte n’en vînt à prononcer ma condamnation dans les plus brefs délais et, sans doute, devais-je me faire à l’idée de terminer ma vie, ici, tout en haut de ce météore entre quatre murs traités à la chaux, sans mobilier et je priais en silence pour au moins qu’un vulgaire brouet me fût servi en guise de viatique, sinon tous les jours, du moins avant que je ne meure d’inanition. Autour de la table en noyer, il y avait bien treize personnes, à savoir Zeus, entouré de douze zélateurs tout comme le Christ dans la Cène. Il m’était difficile de les identifier tous mais ma vue s’habituant à la lueur des candélabres, il me devenait possible de cerner quelques détails. En réalité il s’agissait bien d’une Cène, mais Mythologique, les convives grapillaient au hasard quelque nourriture terrestre disposée dans des coupes placées devant eux. Il y avait aussi des aiguières d’argent et des bouteilles emplies d’une ambroisie couleur d’opale. Je me doutais qu’il s’agissait d’un vin grec antique, peut-être le célèbre ‘retsina’, ce mets délicat pour le corps, cette subtile essence pour l’âme. Face à la table, en son milieu, un tabouret rustique en bois dont je compris vite qu’il m’était destiné. Et il l’était en effet.
La voix tonnante de Zeus se fit entendre, qui ricocha sur la falaise des murs :
« Ô, Mortel, sais-tu pourquoi tu es ici devant le cercle très précieux des Olympiens ? »
« Non, à vrai dire, je ne sais même pas pourquoi je suis ici, sur ce foutu météore avec lequel je n’ai rien, mais vraiment rien à voir ! », répondis-je sur un ton qui, apparemment, eut le don de courroucer le dieu des dieux :
« Je te trouve bien insolent, toi le Terrestre qui devrais baisser les yeux lorsque tu t’adresses à Celui qui préside aux destinées du vaste Ciel ! Mais je ne m’abaisserai point à polémiquer davantage et je suis, aujourd’hui, d’humeur disposée à la mansuétude. Tu m’en sauras gré, cela n’arrive pas tous les jours. Mes Assesseurs, quelques autres dieux de l’Olympe et non des moindres ont des questions précises à te poser. Montre-toi conciliant, tu as tout à y gagner. »
Trouvant Zeus en de bonnes dispositions, je me hasardai à lui poser la question qui, depuis mon lever, me brûlait les lèvres :
« Mais, très honorable Zeus, pourquoi cette missive sur les dalles de ma geôle : ‘Vous avez été banni de l’existence’, pourquoi ? Ai-je donc tellement démérité ? Ai-je commis des fautes irréparables ? Ai-je été l’hôte consentant de tous les péchés capitaux ? »
« Ne te tourments donc pas, nous allons essayer de tirer l’affaire au clair. Prépare-toi, en ton âme et conscience à répondre aux questions qui te seront posées et, surtout, n’élude rien, tu ne ferais qu’aggraver ta peine ! »
Ce fut Eos, déesse de l’aurore qui ouvrit le bal des questions. « C’est logique, pensais-je en mon for intérieur, que l’aurore ouvre le bal ! »
EOS : « Marc (tiens comment connaissait-elle mon prénom ?), pourquoi m’as-tu le plus souvent négligée, ignorant la douceur des aurores, leurs belles teintes vermeil, le silence qui les habille d’un voile de quiétude ? Pourquoi ? Eh bien, oui, tu préférais le crépuscule et après, le pli de la nuit dans lequel tu t’évanouissais à la poursuite de tes Conquêtes. Mais qu’avaient-elles donc qui te fascinait tant ? Aucune ne pouvait m’égaler. Je suis tissée d’invisible, mes doigts ouvragent des dentelles dont le jour naît. Connaîtrais-tu des pouvoirs aussi merveilleux chez tes Compagnes d’une nuit ? Tu les butines et elles prennent leur envol avant même que tu n’aies pu apercevoir la couleur de leurs yeux. »
MOI : « Oui, je reconnais, j’ai un cœur d’artichaut, une feuille pour chacune et le cœur pour la plus belle. Mais c’est un travers bien humain, ce n’est qu’un péché véniel. »
ZEUS : « Tes arguments, Mortel, sont un peu spécieux, mais nul ne les commentera. A la fin de l’interrogatoire nous te dirons quelle sera notre sentence. A toi, Chloris, fais donc fleurir ton verbe, il nous rend la vie si belle à nous, Ceux du Ciel ! »
CHLORIS : « Mon cher Marc, le plus souvent as-tu préféré le faux-semblant au réel incarné dans quelque beauté à portée de la main. Les fleurs, dont je suis la déesse, tu passais devant sans même les regarder, sans même prendre le temps d’en humer les belles fragrances. C’est dire combien, dans ton existence, tu as toujours préféré les apparences à la vérité. Cette dernière te gênait-elle à tel point que tu ne pouvais en supporter l’éclatante lumière, ou bien, simplement, étais-tu aveugle ? »
Je voulus répliquer qu’il s’agissait d’une simple inattention, que j’aimais bien les roses, les jacinthes, les géraniums et que sais-je encore et déjà mon interlocutrice laissait la place à sa suivante.
GAÏA : « J’ai entendu les arguments de mes compagnes. Ils ne sont guère en ta faveur et prépare-toi à trembler car, s’il s’agissait, avec elles, de péchés véniels, avec moi c’est de péchés mortels dont il retourne. Moi qui préside aux destinées de la Terre, tu m’as foulée aux pieds au propre comme au figuré. Tu as labouré mon ventre sans aucun égard pour moi, à l’aide de coutres qui me blessaient, à la seule fin de récolter de beaux épis, d’en tirer du froment dont tu faisais des pains dorés, odorants, ceci afin de combler ta naturelle gourmandise. Tu n’as eu de cesse, comme tes semblables, de me diviser en parcelles, en fragments qui portaient atteinte à mon unité de façon à t’enrichir grâce à tes spéculations outrancières. Du fond de ma chair tu as extrait des gemmes pour habiller les cous de tes Belles. Tu as pompé sans précaution aucune cet or noir qui te fascinait, et pour cause, tu devenais ainsi l’un des hommes les plus riches du monde. Tu as assassiné les forêts pour bâtir tes palais, faire des flambées royales dans tes cheminées à la taille démesurée… »
MOI : « Chère Gaïa, chère protectrice de la Terre, je reconnais mes erreurs. Je pensais les richesses de la Nature inépuisables, aussi ai-je puisé en elles d’une manière inconsidérée… »
Ce que je souhaitais être un dialogue portant une justification n’était en réalité qu’un soliloque, Gaïa croquant délicatement du bout de ses lèvres carminées des grains de raisin et n’écoutant nullement mon homélie. Je commençais à désespérer de la Justice Olympienne, me pensant condamné par avance. Il me restait à écouter et au pire à me réfugier dans mon imaginaire. Ainsi se succédèrent les émissaires de l’Olympe, chacun, chacune apportant à mon moulin une eau que je considérais bien plus dévastatrice que lustrale.
APHRODITE me reprocha d’avoir transformé l’amour en une pure sensualité sans autre but que mon propre plaisir.
APOLLON m’indiqua son juste courroux au regard de mes piètres goûts musicaux, de simples refrains à la mode plutôt que de grandes et belles symphonies.
ATHENA trouvait mon comportement trop léger, trop mondain, nullement orienté vers les matières nobles qui m’eussent transporté sur les rives apaisées de la sagesse.
CRONOS jugea mon emploi du Temps superficiel, accordé au seul instant, à une satisfaction immédiate alors qu’il eût souhaité me voir fêter les promesses d’un temps long, m’abreuver aux sources illimitées de l’éternité.
MORPHEE avait analysé mes rêves comme peut le faire un psychanalyste. Il n’y avait guère trouvé que des noirceurs de bitume, des matières lourdes telles du plomb, des roueries de fantasmes, des pirouettes de saltimbanques.
OURANOS n’était guère satisfait de mon attitude avec le Ciel qu’il eût souhaitée plus conciliante, plus respectueuse. Le Ciel, je l’avais noirci des fumées de mes déplacements automobiles, je l’avais maculé des traces d’avion qui le zébraient en tous sens.
POSEIDON considérait que ma relation aux Océans n’avait été tissée que d’opportunisme. Les Mers, je les traversais sur de luxueux ferries sans même les regarder, ces inégalables mers, en apprécier la sauvage beauté, me rendre compte de leur capacité nourricière, de la valeur infinie dont elles étaient les dépositaires éternelles.
PAN était plus que mécontent de celui que j’avais été au regard de la Nature. Je provenais de cette dernière et mes seuls remerciements consistaient à l’ignorer, lui préférant les artifices d’un monde soi-disant ‘moderne’.
EROS fustigeait en moi l’amant que j’avais été pour des conquêtes faciles. Il m’aurait préféré serviteur de sentiments profonds en direction d’une Aimée unique avec laquelle j’aurais pu fonder un foyer, élever des enfants, fruits d’amour du couple. Mais j’avais préféré ma ‘liberté’, courant après le premier jupon qui passait. Elle lui paraissait, cette liberté, de bien piètre valeur.
Nous étions arrivés au bout de cette plaidoirie dont j’attendais la sentence avec des craintes sans doute justifiées. La plupart des dieux et déesses jouaient à se taquiner entre eux. Je soupçonnais même quelque jeu franchement polisson. « Oui, pensais-je, eux sont des dieux et des déesses, ils ont le droit d’imiter des humains, ceci s’accomplît-il dans la perversité ou le vice. Au contraire, l’homme que j’ai été a parfois voulu imiter les dieux, se doter de leur toute-puissance. Je présume que se prendre pour un dieu est un crime de lèse-majesté. Mon compte est bon. Je peux dire adieu à l’existence. Je souhaite seulement que ma mort soit la plus douce possible et qu’elle serve au moins à quelque chose, racheter le genre humain par exemple, de ses naturelles inconséquences. »
A peine ces pensées mortelles me quittaient-elles que Zeus, sortant d’un profond sommeil (les plaidoiries de ses Assesseurs l’avaient profondément ennuyé), s’étirant, passant sa main droite dans les boucles abondantes de ses cheveux, sa main gauche dans la toison de sa barbe, après deux ou trois bâillements sonores, s’exprima en ces termes :
« Mortel, voici donc venue l’heure de la sentence. Si je m’en tenais aux propos proférés par mes alter ego, tu irais tout droit en Enfer. Mais rappelle-toi, je t’ai dit au début de mon intervention que j’étais bien disposé et ceci est d’autant plus remarquable que ceci se produit rarement. La sentence est donc la suivante :
"Tu es confirmé dans ton existence"
Et
«Fay ce que vouldras !»
Vous vous doutez de mon soulagement. Mais mon étonnement résultait moins de ceci, de ce soudain retour à l’existence, que du fait que je ne comprenais nullement comment Zeus, depuis sa lointaine Antiquité, pouvait connaître les paroles distantes dans le temps du très précieux Rabelais. Remarquez, il y avait une logique dans tout cela, une manière de cohésion magique, d’osmose, de rencontre entre le Monastère de Thessalie et l’Abbaye de Thélème. Il y a des choses bien curieuses, ne trouvez-vous pas ?