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17 octobre 2020 6 17 /10 /octobre /2020 09:10
Etre en Poésie

‘La Colombe poignardée

Et le Jet d’eau’

Guillaume Apollinaire

 

***

« Se taire

 

Et tenter d’entendre

Ce que travaille

La patience de l’air,

Dans cet espace ténu

Qui sépare les mots

De la parole »

 

‘Refuges’

Nathalie Bardou

 

*

 

‘Tenter d’entendre’, Oui Tenter d’abord, Entendre ensuite.

‘Tenter’ veut dire porter sa volonté là où cela parle vraiment.

‘Entendre’ veut dire éprouver à l’intérieur de soi,

en son plus intime, l’accompli, l’essentiel,

la Beauté en son ineffable faveur.

  

   Au tout début, à l’origine, dans le bleu à peine paru de l’aube humaine, cela chante et se déploie depuis la conque invisible et plurielle des mots. Alors, les mots sont libres. Libres d’eux-mêmes, signifiant ceci et cela dans la pure émergence du jour. Libres des hommes qui les prononcent à la manière d’événements premiers, une subtile floraison dédiée au plaisir de dire, de dire en sa plus belle donation, l’ouverture au Ciel et à la Terre, la fenaison du sens, l’arcature disponible par où les hommes se connaissent et connaissent le monde. Au début, dans l’à peine distinction des choses, le Déluge est si près encore, les mots brillent telles de somptueuses gemmes. Élégance de la noire obsidienne, délicatesse de la turquoise, luxe argileux de l’œil-de-tigre, braise douce de la cornaline, marbrure polychrome du jaspe. C’est une fête, le dépliement d’une joie, la possession céleste de ce qui, jamais, ne peut être possédé. C’est une claire luminescence qui habite les palais des hommes, dilate leurs joues, lisse le massif de leurs langues des plus subtiles caresses qui soient. Mots-nuages. Mots-écume. Mots-corolles. Ils se lèvent d’eux-mêmes, rencontrent le peuple des Existants, oignent leurs têtes d’un baume, d’un chrême dont ils sentent les effluves comme venant du plus long mystère.

  

   Cela glisse en eux, cela ondule, cela fait ses confluences pareilles au cours du ruisseau parmi les cheveux souples des herbes. Cela se recueille en soi. Cela va droit à l’ombilic des hommes, cela leur dit leur belle généalogie, leur provenance, cela leur dit le Père-Cosmos, la Mère-multiplement-Étoilée, cela les vêt de la lactescence des voies ouraniennes, là où les Sphères du Monde produisent leur musique originelle, là où surgit depuis la nuit profonde des espaces infinis cette Parole en attente d’elle, en attente de consciences qui en prennent acte, la fécondent, assurent sa gloire, c'est-à-dire sa permanence, sa possibilité de non épuisement. Depuis le lointain des choses, cela dit la merveille, cela dit l’arceau de lumière de l’arc-en-ciel, la pluie d’étoiles, le tracé scintillant des météorites. Cela dit le tout du monde et encore plein de mystères qui se décèlent dans la magnificence d’un juste clair-obscur.

  

   Mots et Parole, au début, c’est une seule et même unité, le jaillissement de l’éclair, la survenue d’un feu qui déchire les ténèbres. Oui, c’est cela le prodige des mots, planter leurs coutres dans l’ombre, en écarter les parois de suie, offrir aux Consciences ce que, depuis toujours elles attendent, le don d’une vision absolue, le pouvoir de faire reculer la peur, la puissance de transcender l’infiniment petit, de le porter au ruissellement de l’infiniment grand.

   Mots et Parole au début. Dans l’immémorial Poème de la Bible.

   ’Genèse’ : « Dieu dit aussi : Que des corps de lumière soient faits dans le firmament du ciel, afin qu’ils séparent le jour d’avec la nuit, et qu’ils servent de signes pour marquer les temps et les saisons, les jours et les années : qu’ils luisent dans le firmament du ciel, et qu’ils éclairent la terre. Et cela se fit ainsi. »

  

   Comment mieux dire la beauté que de la poser ainsi dans le creuset de l’évidence ? Et peu importe que Dieu soit le Dieu d’une religion monothéiste ou bien un autre nom pour le Verbe, un autre nom pour le Langage. Curieux énoncé performatif qui porte à l’être ce que le Verbe trace dans son lumineux sillage. Voici la marque insigne du Poème : Dire et poser tout à la fois l’événement par lequel adviennent les choses. Le langage est pouvoir infini de création ou bien il n’est rien. Dire un seul mot c’est insuffler en son corps l’être qui le tiendra éveillé tant que durera sa louange, tant que des bouches seront là pour en prononcer la suavité, des palais pour en recueillir la résonance. Rien, sur Terre, ne se hisse de soi, comme par inadvertance, simple contingence qui se serait comprise elle-même et procèderait à sa propre naissance. Non, tout acte de naissance s’origine à même la Parole. Adam et ses successeurs ne surgissent au monde qu’à être réalisés par le Verbe divin : « Voici la postérité des fils de Noé, Sem, Cham et Japhet. Il leur naquit des fils après le déluge. » Tous ces noms sont beaux, ils sont les reflets immédiats de l’eau lustrale dont la Parole du Créateur est la source.  Nommer est faire venir en présence. Or qu’y aurait-il de plus précieux que cette présence des hommes et des choses sur le cercle immense de la Terre ?

 

    Seulement le mouvement de l’Histoire est un problème. Ce qui brillait à l’origine, petit à petit se sécularise et, entrant dans le siècle, le langage en connaît les inévitables stigmates, les euphémisations, les contraintes de tous ordres. De divin qu’il était, donc de nature sacrée, il s’use aux angles, ponce ses contours et ne peut éviter les poncifs, les formules toutes faites qui, souvent, le portent à la pure immanence, une simple parure dont les hommes usent et abusent, le rendant parfois inconnaissable. Heureusement, ce lent processus de dégradation qui fait signe en direction d’un étiage, connaît quelques sursauts, quelques flamboiements. En citer quelques manifestations est déjà le mettre à l’abri, ce langage, en quelque manière, le reconnaître en sa qualité d’essence, saluer la mémoire des Poètes qui, souvent furent maudits, condamnés par le pur aveuglement de conduites indigentes qui ne faisaient nullement la différence entre les anthologies et les énoncés triviaux, les odes et les argots, les ballades et les clichés. Il faut une longue patience pour que s’éveillent les consciences, pour que la lucidité trace sa voie de lucidité, pour que les dogmes s’effacent, les idées reçues connaissent la décroissance. Oui, une patience infinie.

  

   Mais écoutons de Grandes Voix, mais écoutons de Hauts Verbes, mais écoutons et lisons ces Anthologies que des Hommes de belle naissance surent confier aux générations futures, afin que les mots, mis à l’abri, puissent fleurir, un jour, sur la margelle ouverte d’esprits disponibles, d’humanistes soucieux des autres, d’hommes de Lumière faisant refluer les ombres aux abysses dont elles proviennent.

   Ecoutons Homère, le génie de la langue grecque, l’aède magistral, celui qui fut surnommé ‘Le Poète’ en son temps, certainement le plus beau et exact prédicat qui fut.

   « Ayant ainsi parlé [Zeus], il lia au char les chevaux aux pieds d’airain, rapides, ayant pour crinières des chevelures d’or ; et il s’enveloppa d’un vêtement d’or ; et il prit un fouet d’or bien travaillé, et il monta sur son char. Et il frappa les chevaux du fouet, et ils volèrent aussitôt entre la terre et l’Ouranos étoilé. Il parvint sur l’Ida qui abonde en sources, où vivent les bêtes sauvages, et sur le Gargaros, où il possède une enceinte sacrée et un autel parfumé. Le Père des hommes et des Dieux y arrêta ses chevaux, les délia et les enveloppa d’une grande nuée. Et il s’assit sur le faîte, plein de gloire, regardant la ville des Troiens et les nefs des Akhaiens. »

   Ruissellement d’or, le métal le plus précieux, qui signe le royaume sans partage du dieu. Les chevaux volent sous le fouet, c’est le grand mystère de ‘l’Ouranos étoilé’. L’Ida, Montagne de Crète, berceau de Zeus, regorge de sources, ces eaux sans doute primordiales dans lesquelles infuse la toute puissance de son Hôte, peut-être gît le secret de son savoir immense. Ici, chaque mot est précieux, taillé à la manière d’un cristal.

   Ecoutons Du Bellay dans sa célèbre ‘Défense et illustration de la langue française’ :

   « Qui veut voler par les mains et bouches des hommes, doit longuement demeurer en sa chambre : et qui désire vivre en la mémoire de la postérité, doit, comme mort en soi-même, suer et trembler maintes fois, et, autant que nos poètes courtisans boivent, mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles. Ce sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel. »

   Oui, il faut « longuement demeurer en sa chambre », se mortifier en quelque sorte, prévient le Poète, ‘suer sang et eau’ selon la formule coutumière. Sans cette sueur, sans cet ascétisme, rien ne peut se donner que de conventionnel qui s’épuise à même sa propre roture et végète en l’état comme une terre abandonnée à la friche. Oui, il convient de cultiver son sol, de le fouiller afin que la pépite rare brille au creux de la glaise dont on tâchera de faire des ‘émaux et camées’.

   Ecoutons Diderot dans l’article ‘Le génie’ de ‘L’Encyclopédie’ :

   « Le génie entouré des objets dont il s’occupe ne se souvient pas, il voit ; il ne se borne pas à voir, il est ému : dans le silence & l’obscurité du cabinet, il joüit de cette campagne riante & féconde ; il est glacé par le sifflement des vents ; il est brûlé par le soleil ; il est effrayé des tempêtes. L’ame se plaît souvent dans ces affections momentanées ; elles lui donnent un plaisir qui lui est précieux ; elle se livre à tout ce qui peut l’augmenter ; elle voudroit par des couleurs vraies, par des traits ineffaçables, donner un corps aux phantômes qui sont son ouvrage, qui la transportent ou qui l’amusent. »

   Ecoutons cette belle langue des Lumières, pure et limpide, qui parle directement à notre esprit la clarté de la Raison. Nulle obscurité ici, comme dans ces textes alambiqués qui jouent sur la complexité afin de mieux égarer le lecteur. Tout est dit, chez Diderot, dans l’exactitude que double cependant, habilement, une expression qui, déjà, annonce le Romantisme. Génie, précisément de Diderot que de faire se conjoindre, dans un savant mélange lexical, aussi bien les arguments de la Raison, que les ‘feux’ de la passion pour employer une métaphore sans doute usée mais non moins éclairante.

   Ecoutons Victor Hugo, chantre du Romantisme, dans ‘Les voix Intérieures’ :

 

« Oui, c'est bien là la vie, ô poète inspiré,

Et son chemin brumeux d'obstacles encombré.

Mais, pour que rien n'y manque, en cette route étroite

Vous nous montrez toujours debout à votre droite

Le génie au front calme, aux yeux pleins de rayons,

Le Virgile serein qui dit : Continuons ! »

 

   Nul commentaire après ces alexandrins parfaitement rythmés, on y reconnaît aisément le souffle ample de la Poésie. Chaque mot est à la place que semble lui attribuer une sorte d’Histoire interne, de Destin venu du plus loin de l’espace, du plus originel des temps, comme une nécessité existant de toute éternité.

   Ecoutons Baudelaire dans ‘Les Fleurs du mal’ :

 

« Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide,

Le Poëte serein lève ses bras pieux,

Et les vastes éclairs de son esprit lucide

Lui dérobent l’aspect des peuples furieux »

 

   Oui, le Poète n’a d’autre refuge que la vastitude des espaces célestes. Tout comme Zeus jouant de son foudre, il dispose de l’éclair de ses mots pour enflammer l’horizon de l’être. Cependant, sur Terre, les ‘peuples furieux’ se détournent de lui, son langage est trop haut, son langage est trop fort qui aveugle et reconduit à l’abîme ceux qui ne peuvent y goûter.

   Ecoutons Rimbaud dans le sonnet ‘Les Voyelles’ :

 

« O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,

Silences traversés des Mondes et des Anges :

- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! »

 

  Combien, ici, l’oxymore plaçant les ‘strideurs’ du Clairon dans la perspective des ‘Silences’, devient un verbe superbement éclairant. Tout ceci mérite d’être interprété à nouveaux frais. Le Clairon se donne en tant que métaphore des mots, le Silence est leur intervalle, la césure au gré de laquelle, non seulement ils deviennent signifiants, mais s’érigent en poème si leur essence a été totalement accomplie. Quant aux ‘Yeux’, bien logiquement ils deviennent ‘Voyants’, point n’est utile de commenter au-delà. Chacun sait que tout Poète est visionnaire ou bien n’est pas.

 

   Mais maintenant il faut s’éloigner à regret du Ciel des Poètes, revenir à des considérations sur l’essence croisée des Mots et du Silence. Beaucoup de temps a passé depuis le grand rayonnement des Classiques, les perspectives Renaissantes, la profondeur des Lumières, les effusions des Romantiques, les ‘Fleurs du mal’ des Modernes dont notre siècle soi-disant post-moderne n’a retenu que le Mal, semble-t-il, oubliant les Fleurs. Certes la langue est mobile, la langue varie, se laisse influencer par telle ou telle mode, des néologismes fleurissent, des tics s’installent, des raccourcis s’instaurent, des déviances surgissent, des obliques se créent. Certes la langue est polymorphe, polychrome, polyglotte par nature. Certes, mais ce que la langue ne doit jamais oublier, la provenance de son essence, sa dette originelle à tout ce qui la précéda, qui fut précieux, dont on ne pourrait faire l’économie qu’au risque de ne retrouver qu’un sabir indigent, de simples énonciations vernaculaires au travers desquelles rien d’effectivement signifiant pourrait faire appel, retenir l’attention. Mais reprenons la belle formulation de Nathalie Bardou : « Cet espace ténu/Qui sépare les mots/De la parole ». Cet espace s’est comblé, phagocyté qu’il a été par une boulimie verbale qui en a occulté les interstices. Or c’est bien en eux, dans l’écart, la distance, la relation que s’installe ce que le langage a à dire. Le sens est toujours un mouvement, la jetée d’un pont, précisément entre ce qui ne parle pas et ce qui parle. Et si ce silence développe sa plénitude, si sa substance se donne comme essentielle, alors se découvre à nous l’irremplaçable dimension de la pure Poésie.

  

   Là où s’est instauré l’immense hiatus qui a scindé le langage en deux parties hétérogènes, c’est bien dans ce qu’il convient de nommer la ‘dictature du ‘ON’. ON, en effet, a tout arasé, tout nivelé, pour ne laisser derrière lui qu’un vaste champ de ruines. A preuve ces étonnantes énonciations du peuple des nomades ordinaires : ‘On a fait Venise, Florence, Rome, on a fait la Toscane, la Ligurie’. Etrange architecture des mots qui décide de l’architecture des villes, de l’organisation des lieux. De la mondialisation dont on aurait espéré qu’elle fît naître un universalisme positif, il n’a guère résulté qu’un nivellement par le bas dont la langue porte les cruels stigmates. Les ‘post-modernes’ semblent à mille lieues des conceptions de Du Bellay. Il ne s’agit pas ici de revendiquer l’usage d’une langue parfaite ou, pis encore châtiée, les Salons littéraires du XVIII° siècle sont loin avec leurs perruques, leurs visages poudrés et leur affectation. Non, il suffirait simplement de redonner aux Lettres la place qu’elles méritent, à la Poésie un lustre dont elle semble avoir perdu l’éclat. Tout le monde, aujourd’hui, se pique de poétiser. C’est sans doute un droit imprescriptible. Le problème se pose seulement à l’intersection du quantitatif et du qualitatif. Beaucoup de bruit, peu de mots !

  

   Du silence et des mots - De leur relation réciproque

 

   Silence sur silence ne produit rien. Mot sur mot ne produit rien. Mot sur silence, silence sur mot ouvrent la dimension de la signification et de la poésie si l’écart entre eux fait venir à l’être ce qui, depuis toujours est à dire, à savoir la ressource d’une vérité. Si le langage usuel se contente d’approximations, la Poésie, elle, se veut exigeante, droite, remarquable en sa maîtrise de la Parole. Ce qui, dans les contrées Antiques, apparaissait sous la lumière d’une belle dialectique, une tension raisonnée entre les parties du discours, voici qu’aujourd’hui cet intervalle a été comblé par une rhétorique sophistique qui donne sa mousse prosaïque pour l’écume poétique. ‘Autres temps, autres mœurs’, nous dit la tradition. Peut-être, comme à la Renaissance, faudrait-il opérer un retour à l’Antique et célébrer la beauté des Ruines !

  

   Au tout début, régnait le silence. Une longue plaine de silence que rien ne désespérait. Le silence se mirait à sa propre source. Il n’y avait nulle différence, nulle aspérité, nulle faille. Mais le silence, par nature, ne pouvait demeurer éternel. Il lui fallait une mesure qui le portât à son accomplissement. Seul, il ne pouvait témoigner de rien, sinon du vide qui l’habitait, du souffle inapparent qui tenait ses parois en tension. Le silence voulait être habité du dedans, fécondé par le tout autre que lui. Le silence attendit dans la patience que quelque chose se manifestât, que quelque chose advînt. Soudain il se sentit gros d’un contenu dont, initialement, il n’aurait pu rien dire, si ce n’était témoigner d’une étrange présence. Comme une cruche prend conscience de cette eau qui lustre ses flancs et l’épouse dans la juste continuité de son être. Puis, un jour de neuve lumière, cela commença à s’agiter doucement, cela fit son doux bruit de fontaine, son écoulement discret à la façon dont les gouttes de pluie sinuent dans la gorge étroite d’un acequia. Cela chantait, à vrai dire. Un genre de fugue en fuite d’elle-même. Une à peine levée au-dessus de la brume d’un étang. C’étaient les mots, oui les mots qui venaient à eux dans la confiance, traçant sur la glaise du silence de minces sillons, de minuscules canaux, d’inaperçues rainures dans le tissu du réel.

   C’étaient des mots-pelotes, des mots-cocons, des mots-plumes qui s’élevaient à peine du sol muet. Des mots qui se souciaient du silence dont ils provenaient. Ils étaient des concrétions du silence, aussi n’y avait-il nulle séparation entre la génitrice et ses rejetons. Une seule ligne continue qui disait la filiation, la nécessite de la généalogie, le sentiment filial d’appartenance. Tout se résolvait dans l’unité. Tout se déployait selon un rythme apaisé. Tout faisait sens au moindre prix. Tout était en tout, comme la Terre est au Ciel, le Ciel à la Terre. C’est l’union des deux qui est admirable, la non-césure, la douce et simple coalescence. Mais c’est le destin de l’Histoire que de changer les choses, d’initier le mouvement, d’appeler la métamorphose. Rien ne peut demeurer identique en soi, sauf en l’être, non en l’exister. Donc les choses s’étaient mises à exister. Les mots grandirent, devinrent des enfants dociles, puis des adolescents turbulents, puis des adultes, puis des figures aux têtes chenues.

   

   C’est aux alentours de l’adolescence que la division se créa, que le bruit grossit depuis son intérieur même. De bourgeons qu’ils étaient, les mots devinrent mots-ramures, mots-feuilles, mots-fruits. Ils gagnaient en autonomie ce qu’ils perdaient parfois d’affection, une caresse, un sourire. Mais nul ne peut rester enfant tout le long de sa vie. Chacun doit remplir la tâche de s’éloigner, de croître, d’essaimer les spores par lesquelles le multiple survient, le foisonnement s’étoile, la lumière crépite tout contre la vapeur de l’éther. Les mots parlaient un langage adolescent, mais un langage parvenu à son acmé, comme chez le jeune Rimbaud, ce génie foudroyé à même la stupeur de son dire. Des flammes sortaient de sa bouche, des étincelles crépitaient autour de son corps, ses mains voyaient l’invisible présence de la pure beauté. C’est ceci, la Poésie, une combustion adolescente, une impatience à être, le surgissement dans la chair du Poète, en une seule et même donation, des mânes du Paradis, des affres de l’Enfer. Le silence intérieur craque, sa peau se distend, vient percuter le derme étonné du Monde. La poésie vibre au plus haut. Les mots sont les mots-diamants, les mots-silex, les mots-éclairs qui incendient le cercle ouranien, incisent l’humus sur lequel vivent les hommes, fouillent son sol jusqu’à créer un tellurisme, ouvrir une faille, creuser un abîme.

  

   C’est au Grand Midi que le problème s’était accru. Les mots, dans leur maturité, avaient proliféré, essaimé aux quatre coins de la Terre. Ils avaient envahi les villes, les rues obscures, les plaines lugubres des faubourgs, étaient montés à l’assaut de la moindre demeure, s’étaient enroulés aux volutes de fer des balcons, avaient festonné les toits de zinc, avaient tressé leurs guirlandes autour des mâts des cheminées. Partout où un espace était vacant, ils avaient affirmé leur prétention à exister, sans doute à dominer, à coloniser la moindre parcelle disponible. Et le plus visible, surtout, c’est qu’ils avaient perdu leur douceur primitive, leur spontanéité adolescente. Ils s’étaient bardés d’étranges barbacanes, avaient revêtu des caparaçons de plomb, s’étaient munis de lances pour un combat qui adviendrait tôt ou tard. Déjà les plans de l’attaque étaient tracés, déjà les desseins les plus funestes rôdaient quelque part, en embuscade. Les mots   ne parlaient plus un langage commun, compréhensible par tous, mais une sorte d’inextricable galimatias d’où rien ne ressortait que de la confusion, et l’absurde veillait qui ne tarderait à livrer ses assauts. Le nihilisme était accroupi qui ne tarderait à bondir, à reconduire les Existants dans les flammes du Tartare.

  

   Cependant il y avait, ici et là, des poches de résistance, des survivances rabelaisiennes, des résurgences dans le style de Ronsard ou de Montaigne, des réminiscences proustiennes. Mais rien n’y faisait, la lame de fond était trop puissante qui charriait avec elle de lourdes scories. D’écumeux, de souples et dociles qu’ils étaient, les mots avaient muté, entourant leur précieux corail d’une bogue urticante, tous piquants dressés vers le dehors. C’était comme des poulpes qui auraient retourné leurs calottes, exhibant avant de mourir, des masses de viscères grouillantes, un stupide maelstrom de matières difficilement identifiables. L’espace du langage des Antiques et des Renaissants avait étréci comme peau de chagrin et il n’en demeurait que quelques signes assemblés dans les pages jaunies d’incunables anciens, de palimpsestes usés au fond de quelque bibliothèque dont les travées poussiéreuses indiquaient l’état de leur désaffection. Mais cette invasion de l’espace s’était doublée d’un bruit qui, non seulement, ne faiblissait pas, mais enflait à mesure que les années passaient. Si bien qu’un incessant bourdonnement envahissait la conques des oreilles, laissant les humains dans un drôle d’état de sidération.

  

   Du silence opérateur de mots, il ne subsistait que quelques copeaux, des éclisses, des bribes semblables à une étoupe qui s’effritait sous les coups de boutoir de la marée phonique. On plaçait les mains contre ses pavillons, mais rien n’y faisait, les vrombissements s’infiltraient dans la résille des doigts, foraient le tympan jusqu’à ce qu’il soit essoré, sa membrane durcie comme un vieux cuir. Voilà où l’humanité parlante, caquetante, le peuple du ‘ON’ étaient parvenus, à un point de non-retour sur le bord de gouffres vertigineux. Rien ne s’imprimait plus à titre de langage que ces incessantes parlottes sans fin, ces jérémiades tournant à vide à la façon des moulins de Don Quichotte. ‘ON’ avait eu raison du langage. L’Académie de Platon, les Jardins d’Epicure, le Portique des Stoïciens, les Ecoles de la Renaissance, les décrets de l’Humanisme, tout ceci avait été rayé de la carte en raison du tumulte partout répandu qui avait cloué le silence au pilori. Plus de silence, plus d’intervalle entre les mots, plus de Parole, plus de Poésie.

 

   Lueur d’espoir

 

   Ce matin, comme au sortir d’un mauvais rêve, est arrivé par la Poste un fascicule tout simple, couverture de neige, illustré d’une chute de feuilles vert d’eau, un titre modeste : ‘REFUGES’, un prénom et un nom : ‘Nathalie Bardou’. Un nom en Poésie que peu connaissent mais que beaucoup apprécient pour un langage tout en nuance, tout en douceurs, tout en beauté. Voyez-vous, l’impression d’un papillon discret qui vole de fleur en fleur, non pour y voler un nectar, mais pour l’y disposer, de manière à ce que le miracle de l’écriture se poursuive, une année encore, un mois encore, une journée encore, une heure encore. Enfin un semblant d’éternité logé au cœur des mots. Des mots poudre-de-riz, des mots-de-talc, des mots-d’eau-vive, des mots-du-tout-du monde. Mais d’un monde attentif, aux aguets, au cas où quelque chose d’une beauté voudrait bien s’annoncer. Des mots qui font du bien au corps, au cœur, à l’âme. Que dire de plus, sinon citer à nouveau le bel incipit qui a servi de prétexte à cet article bavard ?

 

 

« Se taire

 

Et tenter d’entendre

Ce que travaille

La patience de l’air,

Dans cet espace ténu

Qui sépare les mots

De la parole »

 

Puis, au hasard des pages :

 

« Nous cohabitons

Dans nos cellules

Silencieuses »

 

« Tétant tour à tour

Les Nourrices du temps,

Nos âmes

Que le silence enlace,

Plongent leurs longs doigts

Dans les pigments du Jour. »

 

Ainsi le Silence se réhabilite-t-il

En Poésie !

Un Silence habité de Mots

Tels que nous les aimons.

Merci infiniment, Poétesse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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