‘Salins de Frontignan’
Hervé Baïs
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Il faut partir de rien ou presque,
d’un souffle qui n’a quitté nulle poitrine,
d’une lueur encore dans le vague
de son bourgeonnement,
d’une hésitation d’avant la parole,
d’une latence au rivage du désir,
d’une image précédant la lumière,
d’un corps avant qu’il ne se fasse chair,
autrement dit du vol libre de l’Esprit
à l’entour de ce qui, encore,
se vêt de Néant,
murmure à l’intérieur de Soi
les prémices d’un futur langage.
Grande beauté que ce temps sans temps,
que cet espace sans espace.
Tout demeure en soi
dans l’intervalle fécond du doute.
Tout flamboie du-dedans,
là où le silence bruit de mille promesses.
De Soi l’on n’est guère assuré.
Des supposés Autres l’on ne perçoit
que la possible esquisse.
Du Monde l’on ne sent
que l’étrange présence,
bien au-delà du tumulte de sa peau.
Oui, du ‘tumulte’, puisqu’elle est
en voie d’apparaître, la peau,
et s’impatiente déjà de connaître ce qui,
hors sa propre toile,
se dira des choses disséminées,
ici et là,
au hasard lumineux
des heures du sablier.
Tout est recueilli
en son germe
jusqu’à l’excès.
La clarté est une résine
qui sommeille
au creux de la matière.
Le jour vibre, tout là-haut,
bien au-dessus des allées et venues
futures des hommes.
‘Futures’, ils ne sont pas encore venus à l’être,
assemblent laborieusement leurs fragments,
inventorient leurs hiéroglyphes
dans une pénombre préformatrice
de qui ils seront,
des spectres fuyant
vers le proche horizon.
C’est tout juste si le Ciel
commence à exister,
il est ce halo sombre
qui dérive lentement
parmi le désert des nuages.
Y aurait-il, quelque part, une oasis
où faire s’abreuver le peuple Céleste ?
Il est si éreintant de venir au Monde,
de tracer sa voie
dans le sillage blanc des Comètes !
Existe-t-il une pierre
où amarrer sa solitude ?
Il y a tant de fuites vers l’horizon
qui bascule loin des yeux,
peut-être n’est-il qu’une illusion ?
La suie est encore accrochée à l’Ether,
elle voile son éclat cristallin,
elle use sa transparence adamantine,
elle ponce ce qui, de la Vérité,
pourrait se dire,
qui se dissimule
dans les rets étroits
du mensonge
universellement répandu.
Oui, le mensonge existe
avant même que des consciences
n’en aient formulé l’étonnant visage.
Pourquoi mentir puisque le Monde
est Monde dans l’immédiateté de sa présence ?
Pourquoi dissimuler ce qui demande à se montrer,
cette beauté partout sur le point d’éclore,
entièrement donnée
à Ceux qui savent regarder ?
Comment ne pas dire la douceur,
le blanc soyeux
qui lissent d’infinité le dôme zénithal ?
L’âme s’y ressource,
s’y repose de sa course aérienne,
puise à l’abîme cosmique
la substance de son éternelle durée.
Peu à peu cela s’éclaire,
peu à peu cela se met à parler.
Le ciel au nadir commence
à faire resplendir
la croûte virginale de la Terre.
En elle se lèvent des pliures d’argile,
en elle se sculptent des statues de glaise.
Ce sont nos Déesses chtoniennes,
celles qui nous hèlent,
nous invitent à la grande fête de la glèbe,
à la liturgie du sillon,
au travail du coutre qui l’ensemence
de son glaive ardent.
Ô grande beauté de la Terre
que, bien trop souvent,
nous flagellons
de nos actes inconscients.
Sur elle l’arbre est posé,
il est son naturel prolongement,
il est prière adressée au Ciel,
douce invocation des dieux païens
qui firent le lit de la fascinante Mythologie.
Une large bande noire traverse tout le paysage
depuis l’Orient jusqu’à l’Occident.
Elle raconte l’unisson des Hommes,
leur fraternel amour malgré leurs excès parfois,
leurs haines qui allument les guerres,
leurs désirs de puissance
qui sèment les graines de la Mort,
vendangent têtes et corps,
mutilent l’humaine destinée.
Mais, ces terribles Guerriers,
que ne voient-ils la faveur de vivre, d’aimer,
de partager son pain avec le Démuni,
de parcourir les sentiers bordés de haies
piquées d’aubépine blanche
avec le Chemineau,
ce Frère que nous croisons
sans même savoir que nous appartenons
à la même famille,
celle d’êtres livrés à la finitude.
Ceci devrait nous rende sages, modestes,
Nous que la corruption saisit au collet
et nous réduit en poussière.
Il suffit de regarder devant soi
avec la confiance
de ceux qui sont lucides.
Alors ce que nous ignorions
surgit de l’abîme
et se donne avec la rigueur
attachée aux Choses Essentielles
Cernée de bitume
- un reste de l’abîme ? –
la plaque d’argent du lac brille
à la manière d’une pièce de monnaie.
Mais la métaphore n’est qu’un pâle substitut du réel,
un genre d’écho de ceci qui est si fulgurant,
devenu presque innommable.
Le langage, parfois, s’essouffle
à vouloir énoncer la colline sur fond de ciel,
l’arête de la montagne aux confins de la vue,
le moutonnement de la mer
avec la caravane de ses vagues
ourlées d’écume.