Face à cette image se présentent à nous deux alternatives : soit celle du silence, soit celle d'une parole qui, bien vite, pourrait dépasser son objet. Un impératif, cependant : nous disposer à une manière de recueillement et saisir ce qui, de soi, veut bien se présenter à nous.
D'abord la Matière. Mais quelle est donc cette argile dont Eve (nommons-là ainsi, afin de nous situer dans la proximité d'une supposée origine) nous fait l'offrande, corps à peine issu d'une terre dont elle proviendrait comme par magie. Efflorescence tout juste entr'aperçue et déjà notre entendement est troublé, et déjà nos sens sont en alerte. Car, nous le pressentons, un déploiement se prépare dont nous serons les témoins privilégiés. Cette pure apparition aurait-elle à voir avec un doux céladon, ou bien plutôt avec une théière en terre de Yixing, en zisha, ce sable pourpre dont la contemplation par les moines zen s'accorde si bien à la cérémonie du thé ? Et l'arrière-plan ne serait-il un écran shoji, ce parchemin huilé si éphémère qu'on le dirait absent des choses alentour ?
Ou bien amphore antique où se mélangent en subtiles fragrances la myrrhe, l'encens afin que nous puissions donner essor à une mythologie, créer une fable, ouvrir un poème. Ou bien jarre baignée d'huile, faisant signe vers la généreuse olive - il y a une évidente homologie formelle -, vers l'olivier qui porte dans ses branches noueuses la paix, la purification, la fécondité ? Ici, la matière, semble atteindre ses limites sémantiques, nous invitant déjà à nous situer du côté de la forme.
Donc, la Forme. Ovale au tracé parfait, émergeant du clair-obscur dans une manière de lumière adoucie propice au rêve, à l'imaginaire, à l'effusion vers des significations plus profondes, détachées de toute contingence. Regardant cette image d'Eve, sa posture hiératique, sa simplicité en même temps que sa force, nous sommes placés au seuil d'une étonnante vérité, laquelle nous inclinera à penser que la perfection est ovale. Mais il faut aller plus loin, se servir d'icônes, de représentations qui, par leur universalité, non seulement témoignent mais affirment. Différemment, sans doute. Enfin le croyons-nous.
D'abord la Sphère de Parménide voulant nous dire les limites parfaites de l'Être. Mais nous demeurons en-deçà de ce que nous invite à considérer le philosophe présocratique. Une telle circularité ne s'adresse qu'à notre intellect, elle est trop abstraite pour mobiliser en nous quelque affect, quelque penchant à l'empathie.
Ensuite le très célèbre "Homme de Vitruve" dont le génie de Léonard de Vinci a tracé l'esquisse. Mais ici, nous sommes au-delà, dans la proportion, la mesure, la position du corps humain par rapport à l'univers qui l'entoure. La relation est celle du microcosme au macrocosme et il n'y a donc pas de place pour le sujet singulier, seulement pour une idée, celle de l'humanisme. Nous sommes, par rapport à l'œuvre, dans une simple relation esthétique où l'émotion est d'emblée évincée.
Mais revenons au corps qui nous occupe, à son "espace transitionnel" qui, à notre insu, nous projette dans des sphères autrement signifiantes, autrement captatrices. Car nous ne pouvons échapper à l'événement de cette fougère repliée sur son ombilic, en attente de sa révélation au plein jour. Le sens est là, tout entier contenu dans la graine bientôt livrée à sa germination. Il est source native qui, bientôt, deviendra rivière aux mille facettes, cascade bondissante, fleuve étincelant en partance pour l'Océan immense où tout aboutit et prend à nouveau essor dans un genre ‘d'éternel retour du même’.
Eve, en position fœtale, tout entourée d'un liquide amniotique symbolique, est cette ressource à nulle autre pareille, cette faveur donatrice par laquelle l'exister survient en son mystère. Jarre prolixe, amphore aux flancs généreux, elle métamorphose ce que la nature, l'homme déposent en elle, ouvrant ainsi le lieu d'une essence unique, le sublime langage par lequel nous apposons notre sceau sur les parois du monde, par lequel toute chair et singulièrement la féminine donne naissance au dépliement ontologique. Toute image dépassant la simple anecdote pour nous faire cheminer sur une ligne de crête nous met en demeure de nous ouvrir à cette compréhension. Sur le point de refermer la contrée de cette apparition nous sommes déjà esseulés. Jusqu'à notre prochaine rencontre. Déjà nous l'entendons bruire parmi les interstices qui se logent au creux des grains d'argent. Sans cela, sans cet espacement livré à la méditation, la photographie ne pourrait jamais être écriture de lumière. Seulement un bavardage au milieu des rumeurs mondaines.