Source : Cercle Quercynois
des Sciences de la Terre
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Il faut être près du sol,
près du grand ossuaire blanc.
Il faut marcher
dans le sentier étonné
de l’aube grise.
Là, tout près de soi,
là dans l’immense solitude,
là se lève la rumeur sourde
du poème.
La pierre est poème.
L’air est poème.
La lumière est poème.
On avance à l’insu de soi,
on est porté par le paysage.
Autour de soi,
la vibration des choses
et la simple nudité de ce qui est.
Rien ne s’exile de soi.
Tout demeure dans le geste
immémorial de l’arbre,
dans la blessure de la pierre,
dans l’immobile silence de l’air.
Avancer, respirer,
humer les fragrances minérales,
écouter le chant rauque
du calcaire,
c’est être soi jusqu’en son ouverture
la plus exacte.
On est possédé de l’intérieur
par la racine éployante du jour.
Cela s’éclaire en soi,
cela profère à demi-mots,
cela veut dire et se retient
au bord des lèvres,
au bord du cœur.
Car dire la beauté
en son exultante blancheur,
serait la réduire à néant.
Lui ôter toute chance de paraître.
La beauté, il faut la laisser s’épanouir
en sa plus essentielle venue.
Elle est mystère,
elle est saisissement de l’âme.
Elle est saisissement
de soi en-l’autre-advenu.
Partout sont les formes
du multiple éblouissement.
Une feuille se détache de la branche
et fait son bruit de doux métal.
Une huppe, au loin, pousse son cri
trois fois mélancolique.
Un gland tombe et rebondit
dans le pli attentif de l’oreille.
Tout se dit comme
dans un conte pour enfants,
une voix si douce,
elle pourrait bien s’effacer,
regagner l’antre immémorial
de sa première présence.
On avance sur le chemin semé
de blancs cailloux.
On avance parmi
les touffes éparses
des genévriers.
L’air est tendu, pareil au noroît
sur les côtes de granit.
On est en soi,
on est auprès des choses
dans leur naturelle éclosion.
L’être-soi, que l’on porte
au-devant, en arrière,
autour de son corps,
dans l’aura singulière de l’instant,
on le destine à ne recueillir
que le retrait du lieu,
sa simple souplesse,
la fugue de sa présence auprès
de tout ce qui rayonne
et s’installe là,
dans la rumeur
d’une immédiate joie.
On pense et ne pense pas.
Chaque idée se disjoint
de sa propre venue
et se dissout dans l’immatériel
en sa sublime efflorescence.
On ne ressent pas,
on est le ressenti lui-même
en sa juste effusion.
Sa mémoire est comme absente,
un mirage suspendu
à la feuille du ciel.
On ne profère rien,
on est profération
et parole première
sur le cercle du monde.
La terre est déserte.
Les hommes devenus
de simples buées.
Les femmes sont serties,
emmurées
dans leur volupté de soie.
Les cours d’école sont vides.
Le vol des oiseaux est fixe,
leurs yeux sont des agates éteintes,
des pierres de lune
aux blafards reflets.
C’est ceci, la magie des pierres,
vous ôter à qui-vous-êtes sans délai,
vous confondre avec la courbe de l’aven,
vous réduire à l’élévation du cairn
dans sa vide interrogation,
vous conduire tout au bord de l’extase
et vous retenir d’en connaître le gouffre
Se saisir de la blanche beauté :
se capturer, soi,
jusqu’au tréfond de son être,
approcher l’autre en son secret,
glisser infiniment sur la corolle libre
de l’amitié.
Le paysage splendide de simplicité,
ne nullement le laisser
dans la distance,
le laisser dans son étrangeté.
Le paysage de grande beauté,
le glisser au creux même
de sa chair,
le faire mains attentives,
yeux grand ouverts,
ombilic accueillant,
sexe d’amour diffusant
son luxueux pollen.
La pierre, là, sur le chemin ;
soi, là sur le chemin,
une seule et identique destinée,
un rayon de lumière,
une unique fable
à l’horizon du monde.
Tout est tissé d’adorable clarté.
L’étonnement n’est plus étonné de soi.
On regarde l’écorce du chêne
et l’on est
dans la très grande sagesse
de l’arbre.
On regarde l’empilement de pierres
et l’on est
mesure géologique du sol.
On regarde la fuite de l’air
et l’on est haut
dans l’espace illimité du vent.
Oui, toujours l’on avance
sur le chemin,
sur le chemin de soi
car comment pourrait-il y avoir
d’autre destination que celle-ci ?
Ici, sur le nu Causse
en son immédiate donation,
il n’y a rien d’autre que
la pierre et soi,
la terre et soi,
le vent et soi.
Comment une altérité
pourrait-elle se loger,
dans la non-distance
entre la grande aventure minérale
et qui-je-suis en mon fond ?
Avec la pure et blanche beauté,
avec la virginale parution,
avec la rocheuse manifestation,
je suis le sans-distance,
l’inclus dans la densité
de la gemme,
le venu-au-monde
pour ne connaître que ceci,
cette vibration intime des choses
qui est la même
que celle de ma propre chair.
Cela fait écho en moi.
Cela s’irise en moi.
Cela se lève à la manière
d’une traînée de cendre,
cela vole haut
et jamais ne retombe.
Pierre de calcaire,
tu es mon ossature même,
tu es le cartilage
dont mon destin est tissé.
Genévrier, tu es l’aiguillon léger
qui me pousse vers l’avant.
Chêne rabougri aux pieds bulbeux,
tu es la belle complexité,
la vérité torse qui m’incline
à méditer longuement
sur le sort de mes semblables,
sur le mien qui en est l’étrange reflet.
Sur le chemin d’éternelle amitié,
je trace l’hésitante empreinte
de mes pas.
Je m’éloigne sans douleur
de mon origine,
je me destine vers l’abîme
qui m’attend avec confiance.
Avoir éprouvé,
une seule fois dans sa vie,
la mesure de l’ineffable
et simple beauté
et l’on est porté hors de soi
dans la contrée infinie
d’une multiple joie.
Oui, d’une multiple
inépuisable joie.