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30 juillet 2021 5 30 /07 /juillet /2021 10:39
Kirsten du Jutland

Juelsminde

Source : Expedia

 

***

 

   ‘Je n’ai pas compris à temps, je n’ai pas compris à temps’, voici la phrase lancinante qui me poursuit depuis mon départ de Juelsminde. Parfois faut-il être distrait pour ne s’apercevoir de certaines choses qu’à l’instant où on les a quittées. Il faut dire, je diverge souvent  de qui je suis, je ne parviens nullement à coïncider avec mon être et ceci me joue bien des tours. Ai-je appris quelque chose de toutes mes déconvenues ? Je crois bien que non. Il y a des trajets personnels dont on ne peut dévier la route, ils n’en font décidemment qu’à leur tête et l’on a beau s’ingénier à en modifier le cours, c’est toujours la même voie qui est choisie si bien que l’on pense son destin fixé une bonne fois pour toutes. Que me servirait-il de m’insurger contre ceci ? Autant pester contre le temps qu’il fait, reprocher au ciel d’être trop haut, juger le vert de la nature inopportun. Alors on suit la trace de ses propres pas, alors on demande à la vie d’être bonne, alors on se contente, la plupart du temps, de n’avoir encore jamais chuté de Charybde en Scylla.

    Mais plutôt que de m’engager plus avant dans mon récit et afin de ne nullement laisser le Lecteur, la Lectrice dans une cruelle indétermination, je me dois d’être plus précis et contraint de tracer quelques traits vite esquissés de ma biographie. Je m’appelle Jacques Angelgan. Je viens d’avoir 48 ans. Je suis journaliste pour le compte de ‘Méridien’, une revue essentiellement consacrée au tourisme et à la nature. Je vis à Paris, Quai aux fleurs. Je suis indépendant et sentimentalement libre. J’aime la littérature, la poésie et pratique la photographie, presqu’exclusivement en noir et blanc. Volontiers méditatif, il m’arrive de passer de longues heures sur quelque rivage sauvage en bord de mer et de suivre des yeux le mouvement incessant des vagues, le trajet libre des oiseaux, le voyage illisible d’un nuage, de deviner, dans le vent, une odeur venue d’ailleurs qui me sert parfois à écrire un poème. Voici, en quelques lignes, dressé le cadre simple de mon existence.

   Retour à Paris - En ce moment je roule en voiture entre Brême et Dortmund, la route est un long ruban gris bordé de champs labourés, de forêts de conifères, parfois de maisons qui se regroupent en essaims, en villages, en villes que je traverse sans bien en observer la banale réalité. Je viens tout juste de réaliser un long reportage sur cette belle région danoise du Jutland et rentre à Paris afin de reprendre mes notes, classer mes images, mettre un point final à tout ce travail de longue haleine qui ne m’a laissé que peu de temps à consacrer à mes loisirs. Mais il me faut revenir à mon départ pour le Danemark et éclairer quelques épisodes saillants de mon périple.

   Paris - Ce matin je quitte Paris sous un ciel gris ardoise. Comment pourrait-il en être autrement ? Le gris est la couleur de Paris, son âme, une manière de gorge de pigeon sur laquelle, parfois, ricochent quelques irisations colorées. Milieu du printemps avec les grappes blanches de ses fleurs, haies piquetées d’étoiles, parfum léger de l’air, à peine une subtile fragrance pareille à l’exhalaison d’une fleur secrète, à la douceur féminine à contre-jour du ciel. Pour la durée de mon séjour, j’ai loué une petite habitation de bois aux teintes brunes, simplement soulignée de blanc le long du faîte du toit, aux encadrements des fenêtres, pourvue d’une couverture dont la teinte d’ardoise se confond avec le ciel. Tout ce gris aux multiples déclinaisons, d’Acier à Perle en passant par Argile est un peu comme un lien qui me relie à Paris, si bien qu’observant la mer à deux pas de chez moi, je ne serais guère surpris, un matin au réveil, de voir glisser sur l’eau les mêmes péniches que celles qui longent le Quai de Bourbon, tout juste sous mes fenêtres, près de l’Île Saint-Louis.

   A peine ai-je posé pied à terre que Kirsten, mon hôtesse, vient à ma rencontre. C’est une belle jeune femme épanouie, autour de la quarantaine, cintrée dans un beau tailleur de flanelle, visage clair, souriant, teint lumineux, cheveux coupés à la garçonne, la vie en son éclat le plus joyeux. Ensemble nous visitons mon nouveau logis. Tout est en ordre. Tout est prêt. Il ne me reste plus qu’à être journaliste, à me consacrer corps et bien à ma tâche. Vous avouerais-je, d’emblée, la réelle émotion que j’ai eue à découvrir ‘mon’ hôtesse ? Certes, je crois bien mon attention éveillée lors de notre première rencontre, sans excès cependant, juste un léger trouble à l’entour de l’âme, comme un frisson puis, plus rien, un ris de vent est passé qui ne laissera nulle trace sur le sable.

   Mais je m’aperçois maintenant combien ce subit détachement est vain, combien déjà la mince comptine joue en écho son murmure prophétique, oraculaire, ‘Je n’ai pas compris à temps, je n’ai pas compris à temps’. Comme si cette ritournelle insistante, incessante, venue du plus loin du temps avait fait retour jusqu’à moi, prémonition de cette blessure infligée au plein de ma chair. Voyez-vous, il est des rencontres dont jamais l’on ne revient ! Peut-on faire le deuil d’un amour, surtout d’un amour qui n’a existé qu’à l’aune de l’imaginaire, un genre d’esquisse au graphite sur un papier Vergé, qu’un trait de fusain peut effacer sitôt le crayon levé ? En quelque sorte un amour métaphorique, une image au large de soi, une buée sur une vitre, une représentation lagunaire, des eaux plombées que ponce un ciel infiniment soucieux de tout noyer dans une même note neutre, infiniment peu assurée d’elle-même.

   Les Nielsen, mes hôtes donc, habitent de l’autre côté de la haie qui sépare nos habitations respectives, dans une grande maison couleur sanguine, au large toit de chaume dont le faîte armorié supporte une imposante cheminée de ciment.  Parfois un nuage indistinct s’en échappe dont je suppute qu’un foyer central, dans la salle de séjour, est à l’origine de sa dispersion dans l’air taché de brume. Olaf, le mari de Kirsten est très largement plus âgé qu’elle, tempes déjà poudrées de blanc, légère calvitie traçant son golfe sur le haut de la tête. Olaf est un architecte en renom qui, chaque jour regagne Aarhus, à quatre-vingts kilomètres, là où se trouve son cabinet. Tous ces détails, je les tiens des quelques rares contacts que nous avons eus, Kirsten et moi, au hasard de nos promenades ou bien dans nos brèves rencontres dans les rues du village.

   Bien que très ouverte, Kirsten me paraît énigmatique, réservée, sans doute introvertie. Nos échanges se déroulent en français dont elle maîtrise très correctement la langue, ses études de Lettres l’ayant pourvue d’un bagage plus qu’honorable. Je dois avouer mon interrogation presqu’immédiate sur la nature du couple Olaf/Kirsten. Bien étrange différence d’âge. Sur laquelle je ne peux manquer de m’interroger. Certes, je ne suis qu’un étranger de passage dont la vie ne posera nulle empreinte sur ce couple qui s’effacera tout comme s’effacent les traits sur une ardoise magique.

   J’imagine sans peine Kirsten à vingt ans, Olaf à cinquante. En fait une union enviable. Elle, belle, dans la fleur native de l’âge, lui au zénith, auréolé de tout son prestige de grand architecte. Ici, la différence n’a nulle importance, elle est même signe de distinction, une jeune âme s’est éprise d’un destin hors du commun. Mais qui donc pourrait s’étonner de ceci ? Mais le temps qui passe accroît la distance, creuse un fossé qui s’élargit, se métamorphose en douve dont nul ne saurait évaluer correctement la profondeur. Alors, de ceci, de cette passion sans doute réciproque des débuts, que reste-t-il que l’habitude aurait émoussée ? Une tendresse filiale ? Une estime réciproque ? Une existence toute faite d’apparences et de conventions sociales ? Que reste-t-il qui paraît embrumer les yeux de Kirsten, la plonger dans une manière de tristesse qui semblerait hors de portée ? Car sous l’aspect joyeux, souriant, se dissimule une blessure qui transparaît malgré le fard du sourire, le maquillage d’un visage lisse qui se donne comme abrité de toute contrainte, de toute lassitude.

   Ce que je vous confie là, je ne l’ai nullement inventé pour les besoins du récit. C’est Kirsten elle-même qui m’en a révélé la teneur, certes à demi-mots, sous le voile de la pudeur, un jour où nous étions assis tous les deux près d’une touffe d’oyats, en bord du Sandbjerg Vig, ce bras de la Baltique qui longe la côte occidentale du Danemark. Ce jour-là, le plafond était plus bas qu’à l’accoutumée, des mouettes criaillaient sous les nuages et allaient se perdre dans l’illisible trait de l’horizon, le vent soufflait par rafales intermittentes, si bien que la parole de mon interlocutrice me parvenait à la façon d’un morse, une suite de points et de tirets. Peut-être le sens profond de ce qu’elle me disait reposait-il dans les intervalles, tout comme il pouvait s’inscrire dans celui qui affectait maintenant les anciens amants, Olaf dans l’âge déclinant, Kirsten dans l’irrésistible ascension vers sa maturité.

   Certes, de son attitude, de ses silences, de ses hésitations je déduisais le trouble de son continent intérieur, je fabriquais de mes mains la boule d’argile de son existence, j’y insufflais un air qui ne pouvait être que celui d’une infinie dérive dont Kirsten était affectée dont, sans doute, elle ne ressortirait jamais ou bien au prix d’une perte d’elle-même dans un autre qui ne manquerait de surgir pour combler l’abîme. Je dois avouer qu’en mon fond, au pli le plus secret de mon être, une morsure naissait qui ne pouvait avoir pour nom que ‘jalousie’, dont cependant je ne voulais reconnaître la nature. Bien évidemment, Kirsten, pour moi était simplement l’hôtesse qui m’hébergeait l’espace de quelques jours, bientôt un étranger prendrait ma place dont la venue gommerait tout, simple encre sympathique se diluant dans les mailles du temps.

   Au fur et à mesure que le temps passait, je me consacrais à mon travail de journaliste avec assiduité, parfois diverti de ma tâche par l’irruption, le plus souvent soudaine, de l’image de Kirsten devant le paysage de quelque colline que je photographiais, d’un bras de mer que je voulais fixer sur du papier, d’une œuvre d’art dont je souhaitais qu’elle symbolisât cette belle région du Jutland. Oui, maintenant, avec le recul et l’éloignement dans l’espace, la signification de cette simple formule routinière, prosaïque, ‘Je n’ai pas compris à temps’, me parle avec toute l’intensité d’un regret dont, jamais, je ne pourrai enrayer la sombre venue, une taie d’ombre posée sur mes yeux et la vue désormais en clair-obscur dont mon existence est devenue l’étonnante allégorie. Savez-vous, il y a des rencontres qu’il vaudrait mieux ne jamais avoir connues, l’âme y gagnerait une équanimité dont elle se désespère de ne plus connaître la touche d’immédiate félicité.

   Ce qui, maintenant surgit, dans mon séjour redevenu parisien, ce sont de brusques images pareilles à la soudaine clarté de l’éclair parmi le peuple des nuages. Si je voulais résumer les points saillants de mon séjour danois, je les inscrirais dans l’enceinte de trois mots simples, cependant lourds de signification : ‘solitude’ ; ‘amour’ ; ‘passion’. Oui, écrivant ceci j’ai bien le sentiment étrange de ne citer que des lieux communs, de flirter avec quelque bluette, d’inventer une histoire pour ‘jeunes filles en fleur’. Et pourtant, la réalité est bien plus profonde, bien plus incisive, parfois marquée au sceau d’événements d’irrémédiable perte. Mais enfin que me sert-il de broder sur des événements dont le halo s’estompe dans la brume des jours ?

    Lorsque je revenais de mes longs périples photographiques, dans un petit vase de porcelaine blanche, à peu près chaque jour qui passait, je découvrais deux ou trois roses en bouton à peine épanouies, de teinte jaune miel, qui contrastaient heureusement avec le vert soutenu des feuilles. Mais comment donc mon hôtesse avait-elle deviné mon attrait pour ces fleurs aussi modestes qu’envoûtantes, leur parfum flottait dans la pièce pareille à la délicatesse d’un safran, identique à l’écume irisée nageant à la surface d’un lac ? Je m’étonnais de ces attentions mais n’y souhaitais attacher qu’un souci domestique, une intention décorative. Jusqu’ici nos échanges n’avaient été que de courtoisie et, chaque fois que mes propos avaient été plus ‘libres’, Kirsten y avait réagi avec une certaine brusquerie que l’instant suivant s’ingéniait à corriger au gré de ce sourire dont elle avait le secret.

   Je tâchais de m’investir au mieux dans mon travail de journaliste, n’omettant nul détail qui fût à même de mettre le Jutland en valeur et les motifs étaient multiples, paysages, habitants affables, teinte pastel du ciel, cris rauques des oiseaux, dont je tissais la trame de mes articles. Si bien occupé par mon activité que Kirsten semblait se dissoudre à même mon agitation, surgissant cependant à l’improviste lorsque, m’accordant une pause, fumant rêveusement au bord du Sandbjerg Vig, sa présence se donnait avec autant d’éclat que le vol du goéland sous la lourde taie du ciel du septentrion. Comment aurais-je pu différer plus avant l’aveu qui montait à ma conscience : j’étais amoureux, certes le plus désespérant des amours puisqu’en toute certitude, il demeurerait sans lendemain. Ce qui, toutefois ne manquait de m’étonner, c’était la valeur insigne que j’accordais à cet amour inexaucé, ce que son absence autorisait m’était rendu au centuple par son lustre particulier, il avait la saveur à nulle autre pareille du ‘fruit défendu’ dont je pensais, en ces instants de grâce, qu’il était la chose du monde la plus précieuse. Se tenir au bord de son désir, en observer la braise, lui accorder ce dont toujours il était en recherche mais qui s’accomplissait si rarement, l’éclat d’une joie devant le jour qui se lève. Je vivais en une sorte de sustentation, à mi-distance de la terre et du ciel, dans une lumière qui bourgeonnait tout autour de mon corps, pareille à une invisible mais rayonnante aura. Parfois le bonheur n’a-t-il d’autre mot ?

   Si un calme précaire pouvait s’installer en moi à mesure que mon séjour avançait, quelques événements dont je jugeais au départ l’innocuité, ne manquèrent de m’alerter. Seulement je demeurais dans une zone étrange, ambiguë, n’accordant à mes interprétations successives qu’un crédit des plus limités. Je savais pertinemment que les sentiments érodaient la raison, la rendaient si friable qu’à peine l’on pouvait en reconnaître l’habituel mérite. Avançant dans mes découvertes, voici que s’installait en moi cette ‘ère du soupçon’ dont le Nouveau Roman, en son temps, se fit le glorieux chantre. Chaque nouvelle pensée se trouvait remise en question par la suivante, si bien que je ne parvenais plus guère à faire le tri de ce qui appartenait à la réalité, de ce qui ressortissait du pur imaginaire. J’avais confié à Kirsten plusieurs recueils de nouvelles, la sachant friande d’histoires brèves dont elle semblait apprécier le fait que la chute du récit survenait dans une manière de surprise dont, visiblement, elle s’enchantait.

   Ces recueils, vite lus, elle les posait sur ma table de travail lorsque j’étais à l’extérieur pour mes reportages. Rien ne me dérangeait dans le fait que Kirsten vînt en mon absence, je n’avais nul secret à cacher et ses visites, loin de me contrarier, m’apparaissaient tels de rapides baisers qu’elle aurait déposés sur ma joue à mon insu mais avec l’enjouement d’une gamine comptant sur un effet de surprise. L’équilibre de mon âme se fût accompli en silence si, au dos des marque-pages qu’elle ‘oubliait’ dans les livres, n’avaient figuré, en une écriture lisible mais non moins fiévreuse, quelques citations d’auteurs dont le contenu me paraissait des plus équivoques. Ces quelques phrases d’anthologie, Lecteur, Lectrice, je les soumets à votre sagacité, espérant bien, soit que vous me confirmerez dans mes doutes, soit que vous les lèverez au gré de ce ‘bon sens’ qui semble si loin de moi en ces temps d’agitation sentimentale.

   Donc sur l’envers de ces marque-pages, à la manière d’une ‘bouteille jetée à la mer’, ces mots qui semblaient griffonnés à la hâte :

 

« Solitude : la double solitude où sont tous les amants. » - Anna de Noailles

« L'amour est une étoffe tissée par la nature et brodée par l'imagination. » - Voltaire

« La passion s’accroît en raison des obstacles qu’on lui oppose. » - William Shakespeare

  

   Pour moi, les motifs qui traversaient ces phrases se lisaient dans la transparence et, sauf à penser que l’esprit de raison s’était éloigné de moi, je ne pouvais plus me faire d’illusion sur le contenu ce cet « amour » naissant (je le mettais en quelque sorte « entre guillemets ») qui fleurissait entre mon hôtesse et l’hôte que j’étais, qui s’impatientait d’en connaître l’épilogue. Un des derniers matins de ma présence à Juelsminde, voulant ‘tirer l’affaire au clair’, je sors de chez moi, emportant dans la poche de mon blouson les trois signets portant l’écriture de Kirsten. Connaissant bien ses habitudes, je ne tarde à la rencontrer sur le sentier qui longe le rivage. Kirsten paraît contente de me voir. Elle m’interroge sur l’avancée de mon travail. Elle me dit le vent frais de ce jour, elle me dit ce ciel balafré de coulures sombres, elle me dit le bonheur qu’il y a à vivre, ici, sous cette latitude où les choses sont si pures, si exactes.

   Je lui dis la beauté de l’heure, le signal blanc de la mouette, la voile du bateau à l’horizon, je lui dis l’heure du départ qui approche. Je lui dis son ‘oubli’ des marque-pages dans les recueils de nouvelles. Elle me dit sa constante distraction, son étourderie, sa façon à elle d’être décalée d’elle-même. Je lui tends les signets qu’elle prend le temps de lire lentement, avec une certaine application. Nul trouble ne traverse son regard. Nul frisson ne soulève sa peau. Nulle émotion n’empourpre l’image de ses joues. Uniquement une longue sérénité qui contrarie mes plans les plus audacieux. Je pense en mon for intérieur à l’invention de cet ‘amour’ que j’ai tissé de toutes pièces, m’accrochant à la moindre navette soi-disant empreinte de signification, ourdissant une toile qui n’a de consistance qu’un rêve d’enfant éveillé.

   Juelsminde - Soir - Je viens de terminer mon reportage. Demain, retour à Paris. Je mets un peu d’ordre dans mes notes, je range mes livres, prépare mes bagages. Je sors devant la maison, m’assois sur une chaise. Une brise marine s’est levée qui rencontre la terre, apportant avec elle une brume fine, légère, presque inconsistante. L’heure est silencieuse, irréelle, comme si elle n’existait nullement pour les hommes mais pour elle-même, pour le temps qui passe et s’enfonce loin au-delà des yeux dans la fente improbable d’un lointain horizon. Il y a dans l’air une touche d’aigue marine, la fragrance d’un ‘je-ne-se-sais-quoi’, la vibration d’une sourde harmonie reposant sur les choses. C’est étonnant l’essence des sentiments, leur inclination à faire se dresser des analogies, à bâtir des correspondances entre un ici-présent et un jadis-déjà-passé, à relier un état d’âme à un autre état d’âme. Ce qui se joue, en cet instant d’une révélation, c’est le phénomène confondant d’une extase du moment qui m’affecte en propre et rejoint cet autre moment qui lui répond en écho. Même lueur éteinte du ciel. Même longueur du jour à venir. Même indécision de l’être à sortir de soi, à se donner à l’autre, à le connaître, à initier l’événement de l’altérité.

   Kirsten et moi sommes assis près de cette touffe d’oyants qui est le témoin discret de nos émotions mêlées. Nous parlons simplement du temps qu’il fait, de l’été à venir, d’une nuée d’oiseaux que le ciel confond dans une tache de gris sans nuance. Comme tous les moments qui se donnent dans le rare, celui-ci est suspendu, il attend, il veille, il se campe sur le bord du sommeil, prêt à surgir au cas où quelque chose surviendrait, voulant marquer les destins des stigmates d’une joie future.

   Paris - Quai aux Fleurs - Maintenant, installé dans la plus sûre des lucidités, je revois cette séquence avec Kirsten. Je revois nos mains qui se frôlent, moi lui offrant du feu, elle le recevant dans la conque de ses doigts. Je revois cette lueur bleue inquiète au fond de ses yeux, ce léger vacillement de l’âme, ce trouble de l’esprit qui appelle et ne reçoit nulle réponse. Je revois mon propre émoi comme un mirage se reflétant dans le miroir de sa peau. L’un et l’autre, nous sommes au bord de l’abîme et le savons depuis le plus sûr degré de notre intuition. Nous voulons et ne voulons pas, d’un même mouvement, nous ouvrir au risque de l’amour, il y a trop de choses à gagner, trop de choses à perdre. Nous sommes deux vols hauturiers en perdition d’eux-mêmes. Nous sommes dans l’ici tangible, l’infiniment réel et dans l’ailleurs aux impalpables desseins. Nous sommes en nous, nous sommes en l’autre, nous sommes en partage et n’en pouvons supporter l’épreuve. Tout aurait pu basculer, des meurtrières s’ouvrir au gré desquelles nous serions sortis de nous, aurions rencontré l’unique voie en laquelle cheminer jusqu’au bout de soi, au bout de l’autre. Aimer est un péril bien plus grand que ne pas aimer. Il oblige. Il fixe ses règles. Il aliène en quelque sorte et c’est la liberté qui se sent menacée et c’est le soi en son intime qui est bouleversé jusqu’en son tréfonds le plus essentiel.

   Alors, comment en cette déchirure de la conscience qu’est toute prise de décision qui engage, comment donner sens à cette antienne qui fait son point fixe à proximité et efface tout autre message : ‘Je n’ai pas compris à temps’. Mais que n’ai-je nullement compris ? L’amour ? Et puis quel « à temps » ? La temporalité qui est notre substance même, celle qui nous permet de faire fond sur le néant de l’angoisse, quelle valeur pouvons-nous lui attribuer qui ne soit celle du constant réaménagement des formes de qui nous sommes car il ne saurait y avoir de fixité, d’absolu qui nous assurerait de notre être, en déterminerait les contours, le porterait dans le feu d’une certitude tranquille. Voyez-vous, c’est la belle idée du ‘kairos’ des Anciens Grecs qui vient à moi et me fait me retourner sur les événements de la rencontre, sous l’éclairage subtil du ‘moment décisif’. Dans la radicalité de la pensée, chaque instant est décisif au motif qu’il ne saurait y avoir de hiérarchie dans l’événementiel qui structure notre destin et l’incline de telle ou de telle manière.

 

L’amour est décisif.

La beauté est décisive.

Parfois aussi,

le tragique est décisif.

 

   Le ‘décisif’ n’est jamais que notre propre empreinte intérieure que nous projetons sur les choses, que nous colorons à notre façon, qui est unique. Quel aurait été le ‘décisif’ de Kirsten ? Se séparer de son mari, venir me rejoindre à Paris ? Quel aurait été mon ‘décisif’, abandonner mon travail, venir vivre ici dans le Jutland, devenir sculpteur, tourneur d’argile ? Le problème du ‘décisif, lorsque déjà une vie est longuement entamée, c’est bien la force de dévastation qu’il introduit dans le cours somme toute tranquille des jours. C’est bien la raison pour laquelle nous nous gardons, le plus souvent, de ‘franchir le Rubicon’, lui préférant une volte qui nous assure d’une possible tranquillité.

   Bien évidemment, ces rationalisations, je les pose maintenant, au calme, sur mon balcon qui donne sur la Seine, alors que les péripéties sur lesquelles elles se fondent se sont diluées dans le temps et l’espace. Il semble bien que nul ne puisse s’opposer à la puissance d’aimantation de la passion, que le courant du fleuve soit trop fort, qu’une volonté silencieuse parvienne à nous surplomber qui décide de nous plutôt que nous ne décidons nous-mêmes.

   Mais avait-on au moins été touchés par la passion ? Ce terme n’est-il pas excessif qui majore une intrigue quotidienne somme toute ordinaire, ne portant en elle que des sèmes anodins bien impuissants à bouleverser quoi que ce soit. Mille intrigues chaque jour mettent en présence de possibles amants qui ne le sont qu’en théorie. Et puis, toute rencontre d’un homme et d’une femme, fût-elle la plus désintéressée, ne porte-t-elle en germe une dette amoureuse à l’archaïque figure qui dépose en nous, sans doute dans le clair-obscur de notre inconscient, la possibilité d’une aventure amoureuse et peut-être plus ? Je crois qu’à tout amour déclaré en tant que tel, il faut ce soubassement intuitif, faute de quoi il ne demeure qu’une terre infertile.

  

  

   Juelsminde - Matin du départ

 

   Le ciel est une soie qui étend jusqu’à l’horizon la mesure libre de son être. J’aime ceci infiniment, que les choses puissent flotter longuement entre rêve et réalité sans qu’aucune question contingente n’en fasse dévier le cours. Tout monte dans le ciel gris avec facilité. La brume légère cingle le visage avec une belle élégance. Les formes, mais quelles formes ? Sont-elles au moins humaines ces hésitations existentielles dans le diaphane de l’heure ? On dirait de minces effigies pareilles à ces touchants personnages inclus dans les boules de verre de Noël, ils se confondent avec les giboulées, les aiguilles cendrées des mélèzes, ils viennent à nous dans le retrait d’eux-mêmes. Ils se donnent dans une étrange présence/absence qui semble constitutive de la condition humaine. Toujours nous sommes entre deux clignotements, entre deux taches de lumière, entre deux oscillations du temps. C’est pour ceci que nous passons soudain de la joie à la tristesse sans bien en éprouver le subtil fondement.

   Kirsten sort tout juste de sa maison rouge et grise. Elle est vêtue d’une robe seyante qui cache son corps tout en en dévoilant la délicate harmonie. Ses longues jambes sont gainées de soie, son buste est haut placé qui oscille selon le balancement de sa marche. Cette fille est superbe qui porte en soi, sans même en être alertée, le masque tragique de la beauté. Se sait-elle belle au moins ? A-t-elle conscience de son haut pouvoir de séduction ? Et ces yeux, à la fois si profonds et si près des choses. Et cette progression de fée sur ses ballerines blanches. Kirsten m’a demandé la permission de m’accompagner sur mon chemin de retour jusqu’au parc où elle va aller faire une promenade. Sans doute méditative. Sans doute à l’orée de sa propre forme tellement elle porte en soi cette distance à elle qui la rend si attachante, si irrésistiblement magnétique. La portière est largement ouverte qui accueille Kirsten. Notre dernier voyage à la lisière de l’amour. Notre ultime rencontre avant la séparation.

   La voiture trace son sentier parmi le peuple des hauts sapins noirs. Un peu à la manière de noces qui seraient celles du deuil réciproque des amants. Mais ceci, ‘amants’ l’avons-nous été en dehors de mon incorrigible posture romantique ? Je demeurerai sur ce doute qui sera la dernière image qui me sera donnée de ce court séjour à Juelsminde. Nous parlons de tout et de rien, nous emplissons le cruel néant de mots qui en suturent la plaie. Sommes-nous tristes ? Ma question n’a guère de sens car, alors, il faudrait définir la tristesse, lui donner visage et contenu. Nous sommes, simplement, et déjà ceci suffit à nous occuper. Parfois vivre est une telle peine que, souvent, redouble une joie. Que reste-t-il au bout du compte si ce n’est une terrible marge d’indécision, une parenthèse ouverte sur le vide ? Le parc approche, on commence à en apercevoir la haute clairière semée d’essences rares. Et voici que la mince ritournelle vient se loger dans la plaine oublieuse de ma tête, j’avais presque fini par renoncer à en soutenir le chant si léger mais si insistant : ‘Je n’ai pas compris à temps’.

    Je gare la voiture sur le côté de la route. Un instant nous demeurons silencieux. Ici, je sais que tout encore pourrait s’infléchir en une autre direction. Mais sommes-nous, Kirsten aussi bien que moi-même, maîtres de nos destins ? N’y a-t-il pas, dans ces moments non reproductibles du ‘kairos’, quelque chose qui nous dépasse infiniment, comme si tout avait déjà été inscrit dans le vif même de nos âmes ? Seuls quelques oiseaux de proie trouent le silence au milieu du ciel. La tête des sapins s’agite sous la poussée amicale du vent. Quelques pignes chutent au sol dans un bruit de coton.

   Je crois que nous ne savons nullement la conduite à adopter afin de nous séparer. Entre nous, entre nos corps noués, je sens une tension. Comme si des fils invisibles nous reliaient dont, cependant, il nous eût été impossible, soit de les tirer, soit de les couper, seulement demeurer dans cette attitude dolente, dans cet écart de nous-mêmes qui nous exile et nous intime l’ordre de métamorphoser l’étincelle de l’instant en une possible éternité. Afin de meubler le vide, j’ai allumé la radio. Une musique mélancolique, du genre d’un adagio, coule lentement des haut-parleurs. C’est Kirsten qui initie le geste de la séparation. Elle se penche soudain vers moi. Je vois sa poitrine palpiter lentement, identique à celle d’un oiseau blessé. Je vois ses longues jambes haut croisées qui sont un pur miracle. Je vois le profond de ses yeux, deux braises qui dorment sous la cendre. Je vois ses belles lèvres carminées qui semblent chuchoter des mots que je n’entends pas. Je sens la tiédeur fiévreuse de sa bouche collée à la mienne. Je sens un délicieux vertige qui me conduit au plus haut d’un poème, au plus vif d’une chair en proie à la conquête de l’exister, je sens ce qui se donne dans la plénitude enfin accomplie.  Je vois ses ballerines blanches qui tournent le coin d’une haie. Je vois sa longue absence bien mieux que n’était visible sa présence même.

 

‘Je n’ai pas compris à temps, je n’ai pas compris à temps’

 

 

 

 

 

 

 

 

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