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6 août 2021 5 06 /08 /août /2021 10:06
Là où tout se donne dans la joie

Irlande du sud

Source : Magaweb

 

***

 

   Le ciel est lourd ce matin sur Paris, un ciel d’orage qui plane bas, un ciel de schiste qui pourrait bien ensevelir sous sa pesée la moindre vie, reconduire les trajets des Existants à néant, réduire les immeubles haussmanniens à une poudre blanche dont rien ne ressortirait qu’un silence éternel. Sensation d’étoupe que vient renforcer le fleuve d’une foule compacte ivre d’elle-même, au bord d’un possible évanouissement. De partout viennent les meutes pressées, de partout arrivent les escadrons d’Errants aux yeux hagards. Ils font leurs bruits de criquets, leurs bourdonnements de frelons qui percutent les feuilles, en lacèrent le derme, il n’en reste que des limbes troués emportés par le vent. On se presse, on se bouscule sans égard pour l’autre, on veut vivre dans l’urgence, effacer de l’existence toute trace apollinienne, se vouer aux débridements dionysiaques, boire le jus de la treille pareil à du sang, s’en badigeonner le corps, en enrubanner son âme, la métamorphoser en momie au fond de son sépulcre

    Suis-je le SEUL HOMME dont la raison n’ait encore été atteinte, dont la jugeotte demeure intacte, manière d’Insulaire vivant à l’écart du grand maelstrom urbain ? Mais pourquoi les gens sont-ils si pressés de se précipiter tout contre la proue de leur destin, d’en percer peut-être le fragile épiderme au risque de se retrouver hors d’eux, sans possibilité aucune de se rejoindre, de regagner le pli rassurant de leur conscience ? Pourquoi tout ce mouvement identique à un feu de Bengale fusant dans quelque noce barbare ? La déraison a-t-elle frappé l’humanité de stupeur ? Les Figures sont-elles devenues des automates fous ? Que veut dire ce genre de chaos qu’elles entraînent à leur suite, les précipices qu’elles creusent, les abîmes qui s’ouvrent à même le ciment des trottoirs, longues fêlures qui pourraient bien être le dernier lieu de notre aventure humaine ?

    Je sors tout juste du métro, traînant derrière moi, à la façon de boulets, des grappes de Voyageurs dont je sens bien qu’ils nourrissent quelque haine à mon encontre. Qu’ai-je donc fait qui soit répréhensible, qui mérite le châtiment ? Je sens bien que si je ralentissais le pas, certains d’entre eux s’accrocheraient à mes basques et que ma vie alors ne tiendrait qu’à un fil. Heureusement je suis d’une nature foncièrement robuste, j’accélère le pas et, en un rien de temps, je sème mes Poursuivants. J’entends leur pathétique halètement pareil à un soufflet de forge, je sens la braise de leurs yeux qui perce mon corps, je perçois les griffes de leurs doigts qui lacèrent l’espace, n’en retiennent que quelques copeaux, une misère ! Je ne vais pas les plaindre, tout de même !  

   J’ai tourné le coin d’une rue aussi vite que j’ai pu, je me suis réfugié dans l’encoignure d’une porte cochère, dissimulé par le ventre d’une grosse poubelle. L’armée de Gueux, je l’ai sentie frôler mon dérisoire refuge, j’ai entendu le martèlement de leurs galoches sur la dalle noire du bitume. Puis le son a décru. Ils étaient loin mais je supputais que d’autres vagues d’Ecumeurs de vie ne tarderaient à se manifester, que mon sort ne tenait qu’à la diligence avec laquelle je me hâterais à m’ôter de leur vue, à me distraire de leurs funestes desseins. Arrivé tout près de chez moi j’ai aperçu des Malandrins ici où là, avec leurs mines patibulaires, avec les osselets de leurs genoux qui se choquaient dans le genre d’une chute de galets. Afin de ne nullement attirer leur attention - je crois qu’ils surveillaient la porte d’entrée de mon immeuble -, j’ai contourné ce dernier, suis entré par la cour arrière, ai escaladé les sept étages, m’agrippant à des conduites d’eau, à des rebords de fenêtres, au tronc noueux d’une glycine. Enfin me voici arrivé à ‘mon chez moi’ et comme je laisse toujours la fenêtre grande ouverte, rien de plus facile que de regagner mon logis où m’accueille, dans un superbe étirement de son dos, Gaspard, le chat siamois qui me tient compagnie qui, parfois, vient s’amuser à griffer les touches de mon clavier.

   Je fais infuser un grand bol de thé noir corsé, j’y trempe la mie odorante de beaux croissants dorés, Gaspard vient en chiper quelques miettes. Je me poste juste à l’orée de mon balcon, dissimulé derrière les plis du rideau de tulle. J’allume une cigarette. De longs filaments gris-bleu montent au plafond. De l’autre côté de ma rue, des Types bizarres sont en faction, bottés, casqués, un lourd gourdin à la main. De temps en temps je vois leurs triques s’abattre sur la nuque de braves Passants qui ne se relèvent pas, comment le pourraient-ils devant la force de ces Brutes Majuscules ? Mais qui sont donc ces Exécuteurs de quelque cause secrète, mystérieuse ? Sont-ils une race de Mutants ? Ont-ils le genre humain en si grande aversion qu’ils en ont juré la perte, que l’extinction du Dernier Homme est leur but ultime, que suivra peut-être, comme dans la tête bousculée de Nietzsche, la Race du Surhomme, celle qui, affirmant le prestige de la Volonté de Puissance, ne recrutera jamais que des Forts parmi les Forts, des Inoxydables, des Redoutables qui moissonneront toute velléité d’existence qui ne se soumettrait à la haute stature de leur tyrannique décision.

  

   La levée d’un Nouveau Monde

 

   Lecteurs, Lectrices, si vous avez bien suivi les péripéties de mon récit, vous serez en droit de vous demander si ce dernier résulte d’un imaginaire déréglé, s’il s’agit d’une réalité future hallucinée, si parfois le réel en sa cruelle venue, n’est pire que cette démesure s’emparant des hommes de ce temps ? A l’évidence, il s’agit d’une petite fable allégorique à visée cathartique. Il s’agit simplement, à partir de l’emballement d’un présent parfois devenu contraignant, de se poser la question de savoir si un autre type d’existence ne serait pas possible, si un modeste rayon de joie aurait encore une chance de pouvoir se poser sur nos têtes naïves, le plus souvent bien faites, à défaut d’être bien pleines. ‘Cathartique’, veut dire que, si mon nouveau récit est suffisamment bien conduit, il vous allègera d’une peine antécédente et vous exposera, en vertu des pouvoirs dialectiques des confrontations existentielles, à rien de moins qu’au miel d’une immédiate félicité. Eh bien, figurez-vous qu’à partir d’ici, je m’empresse de forer un trou dans le réel, d’en distendre les parois à l’excès, d’introduire dans cette lumière le jeu de l’imagination, à savoir le déploiement d’une liberté dont nul ne pourrait me soustraire le bénéfice au simple motif, qu’en toute autonomie, je construis le monde tel que je le souhaite, tissé de mes plus efficientes affinités.

   Alors, maintenant, me voici détaché de ma fiction, entièrement libre de mes mouvements si bien que je vais tirer un pied de nez à cette commedia dell’arte qui fleure bon le mauvais tragique et vous proposer un voyage teinté d’onirisme, tissé de fabuleuses ressources. Le monde d’avant est loin avec ses Bouffons pathétiques coiffés de masques mortuaires, armés de leurs outils de léthale destination, un univers somme toute pire que le plus sombre de nos cauchemars !

   Voici, je ressors tout juste de ce trou foré dans le réel. Encore en moi quelques bribes d’inquiétude frôlent mon corps, font se lever sur ma peau les étoiles du frisson. Au-dessus de ma tête, une belle clarté diffuse son empreinte légère sur la soie unie du ciel. Je ne sais exactement où je suis, mais qu’importe le lieu lorsque la beauté se donne en tant que geste spontané de ce qui vient dans la confiance. Une haute falaise court tout le long d’une mer teintée d’aigue-marine et d’émeraude. L’air est léger, presque impalpable, à la manière de fils de la Vierge ourdis par une mystérieuse et invisible navette. Cela fait son subtil va-et-vient, cela se donne dans la pure gratuité. Vivre alors ne nécessite nul effort. A mon tour je me sens si aérien, nacelle ouverte à tous les vents, ballon flottant au plus limpide de l’éther, oiseau à l’immense envergure ne connaissant plus ses propres limites. C’est pareil à un chant venu d’on ne sait où qui traverse la herse de chair et ressort avec des notes claires qui se mêlent aux filaments des nuages, cette inaudible parole aux confins du monde visible.

   Je marche à la limite du vide, mais avec la certitude d’être aimé de lui, d’être, en quelque sorte, son écho terrestre. Les rochers de noir basalte surplombent le dôme lumineux de la mer, ils se découpent selon des criques, de modestes baies. Parfois ils s’écroulent en des éboulis que le soleil fait briller. L’air marin est aussi tonique qu’amical, je le sens qui dilate les alvéoles de mes poumons, y dépose une touche légèrement salée, tirant sur l’odeur de varech et de goémon. Comme si la vastitude d’eau bleue se confondait avec ma provenance maritime, liquidienne. Tous nous venons de l’océan primordial, tous nous en sentons, au plus profond de notre être les sourds battements, parfois les raz-de-marée, parfois les embruns qui tapissent de joie notre sentiment interne. C’est pur bonheur de se sentir là, d’avancer dans son destin avec souplesse, c’est pareil au balancement d’une liane dans le secret de la forêt pluviale.

   J’avance toujours. J’avance dans le paysage et j’avance en moi, au plus mystérieux motif de qui je suis. Je pénètre les arcanes de mon être, je déchiffre ses étonnants hiéroglyphes, je lis les milliers de signes énigmatiques gravés sur mes propres tablettes d’argile, je décrypte le palimpseste qui me constitue, en pénètre méticuleusement, dans l’émotion retenue, les infinies strates, elles sont ma mémoire profonde, celle à laquelle je n’ai jamais accès que dans des instants de pure vérité, lorsque la venue des choses est évidence, manifestation plénière, surgissement à l’intérieur de soi d’une grenade écarlate qui libère ses grains dans la simplicité même de son dire. Là-bas, tout à l’extrémité de la péninsule, un massif de fleurs roses se retient de se jeter au milieu de l’onde. Grande beauté que cette amitié du végétal, du minéral, du liquide unis en une seule et même harmonie. Ici, il n’y a personne que la terre, le ciel, le glissement du nuage, le passage de l’oiseau aux lisières du trait de l’horizon. Le calme est immense qui ressource, fait ses lacs aux eaux sombres mais dénuées de toute inquiétude. Rien qui menace ou pourrait distraire l’esprit du motif de sa contemplation. Tout est nativement ordonné à une impulsion secrète de la Nature. Tout est en soi au plus exact emplacement qui semble lui être attribué depuis une éternité.

    Je me retourne afin de contempler ce si beau paysage, d’en estimer la souveraine splendeur, de sentir au plus près cette douce onction qui ondoie sur le lisse de ma peau, en fait un miroir que la lumière frôle de son amitié sincère. A l’autre bout de la terre, surplombant la blancheur de hautes falaises, un ancien phare est posé qui indique la présence déjà ancienne de la race des hommes. Je regarde son fût blanc telle une neige, son balcon de fer rouillé, sa lanterne qui brille tout contre les volutes bleues du ciel. Une enceinte de ciment abrite en son sein deux bâtiments dont les toits découverts laissent apparaître de lourdes poutres. Je m’aperçois que mon état d’âme, loin d’être inquiet de cette désertion, loin de s’affliger de cette solitude, s’en nourrit, genre de provende céleste qui me dit le lieu d’une pure grâce, celle d’être à soi dans l’entièreté de son être, sans partage, un monde en quelque sorte comblé de plénitude.

   Je continue à progresser sur la voie neuve de mon destin. Il y a, en moi, comme une voix intérieure qui se lève du creux de ma chair et se diffuse dans l’ensemble de mon corps. Je me sens soudain si léger que mon envol dans l’air léger ne me surprendrait nullement. Alors je flotterais infiniment à la manière d’un oiseau-pilote à la tête d’une escadrille infinie. Les aigrettes bleues couleur d’ardoise arriveraient en première position. Puis viendraient les balbuzards dans leur vêture blanche et grise, yeux jaunes immensément dilatés. Puis les eiders à tête grise avec, en éclaireur de pointe, la braise orangée de leur étrange tubercule. Enfin toute une joyeuse compagnie de macareux moines en habits de fête, en costumes de clowns. Ce serait une joyeuse ribambelle portant au plus haut du ciel cette oriflamme des instants heureux dont parfois, dans ‘l’autre monde’ (celui des guerres et des crimes), nul ne sait agiter l’emblème tant les choses sont lourdes à porter sous le poids de leur propre contingence.

   Devant moi, maintenant, un chemin en ‘vert adorable’ descend en pente douce vers la mer dont le plateau étale scintille lentement au loin dans une belle brume argentée. C’est un chemin fait de strates de schiste qui, parfois, glissent sous la semelle de mes chaussures. Il fait son parfait déroulé, tout en courbes alanguies, montant et descendant parmi les mouvements du terrain. Alors je ne peux éviter de me le représenter tel le symbole de l’exister avec ses hâtes, ses points fixes, parfois ses emballements, ses sauts de carpe, ses brusques saltos, puis son parcours apaisé au milieu des multiples phénomènes du monde. Des murs de pierres vives longent le sentier, lui donnent le lieu immémorial de son cours, l’abritent des sourds coups de boutoir du vent. Je sais que bientôt je vais arriver devant l’océan. Je sais, pour l’avoir plusieurs fois éprouvé, que je serai saisi de cet étrange ‘sentiment océanique’ dont, jadis, Romain Rolland s’est fait le chantre. Je sais que j’éprouverai le sentiment de l’illimité, de l’indéterminé, que mon être, confondu avec celui du monde ne sera plus ma propre contrée mais celle de l’univers tout entier, qu’il n’y aura plus quelque limite, que ma pensée pensera le cosmos, tout comme le cosmos m’environnera tel l’un des siens. Ce que je sais aussi, du plein même de mon intuition, c’est que cet état hors du commun, hors du réel n’aura lieu qu’à rencontrer la triade des désinences en ‘ude’, à savoir Solitude, Vastitude, Finitude. Oui, chacun s’accordera à reconnaître pour valeurs sûres, bien établies, salvatrices de Soi, les deux premiers termes : Solitude, Vastitude.

   Quant à la troisième évocation, celle de la Finitude, nombreux seront ceux qui voudront s’en exiler au seul motif que convoquer la Mort, serait-ce en sa plus efficiente abstraction, ne pourrait conduire qu’à faire se lever les heures sombres, ouvrir un chaos, nous déposer dans la pliure définitive des limbes. C’est là un geste plus que légitime, salvateur en quelque sorte. Cependant c’est bien notre finitude, en tant que la borne qui marque le lieu de la fin du jeu, qui donne sens à tous les événements antérieurs, les dote d’une assise, en même temps que d’une vérité. Nous ne sommes vraiment accomplis en notre être que lorsque le rideau se referme, que les spectateurs se sont retirés, que le praticable est démonté, que s’installe « le silence éternel de ces espaces infinis » qui effrayait tant Pascal. Mais je cesse de théoriser pour revenir au site de mon songe, le seul qui, présentement, peut ôter provisoirement mes soucis, donner acte à cette insaisissable utopie qui, trop souvent, brille d’un éclat que la factualité éteint à la mesure de sa force destructrice.

   Je descends les derniers lacets du chemin. Déjà je sens, sur l’argile de mon visage, la douce pluie des embruns avec son inimitable touche iodée. Mes poumons se dilatent, ma peau appelle la lumière. Mes yeux boivent la nappe d’azur. Mes mains happent quelques flocons d’air. Mes narines s’ouvrent au rythme du flux venu du grand large. Un vol d’aigrettes bleues traverse le paysage de son vol silencieux. Devant moi, dans la réverbération unique du jour, une crique se donne tel le lieu de mon souverain refuge, genre de Speranza sautant au visage de Robinson. Oui, je suis un Robinson, autrement dit un homme libre de ses gestes, de ses actes, de ses pensées. Cependant un Robinson qui n’aura nullement à bâtir de ses mains une baraque de planches qui l’abritera des mauvaises fortunes, des assauts maritimes, des fureurs du climat. ‘Mon abri’ existe, ici, venu du plus loin de l’espace et du temps afin que la rencontre se manifeste, que ma présence puisse s’allier à cette autre présence dont, depuis toujours, je suis en quête, le sachant jusqu’au creux de mes plus secrets désirs. Chacun qui vit sur terre a besoin de ceci, d’un havre de paix, d’une grotte où dissimuler son chagrin, d’une chambre à qui confier ses peines (voyez ‘Voyage autour de ma chambre’ de Xavier de Maistre). Tous, autant que nous sommes, aspirons à trouver cette chambre qui est un peu comme notre double, la localité de nos rêves, le berceau de nos projets, la grotte où déposer ce que nous ne saurions dire aux autres, que seule peut recevoir une chose du genre d’un gîte, d’un nid, d’une niche. Oui, les termes font signe en direction d’une possible animalité. Mais c’est bien parce que, de ‘l’animal rationnel’ ne subsiste plus que ‘l’animal’, que la pliure intimement archaïque, l’instinct primitif, le parcours au plus près du sol se lèvent, témoins au plus près d’une origine oubliée, fossilisée mais non moins vivante parce qu’aux aguets.

   Là donc, au creux le plus confidentiel de la crique, s’élève un modeste refuge maçonné de gris. Toit d’ardoises, murs épais, porte étroite, fenêtres de modeste dimension donnant sur la mesa liquide de l’océan. Sur la façade latérale, le rectangle sombre d’une ouverture. Je pousse le vantail qui grince sur ses gonds. A l’intérieur, la clarté est faible, à peine levée, juste un bourgeonnement au ras du sol, sur le contour des choses. Comme un fin liseré voulant dire la rareté du simple, son inestimable valeur. Un clair-obscur en retrait qui s’abrite de la trop vive lumière. C’est étonnant cette immédiate familiarité qui s’établit entre ‘Speranza’ et moi, comme si nous nous connaissions depuis le plus lointain de notre mémoire. Elle, de pierres et de bois, d’ardoises, ne se sachant nullement prédestinée, moi de chair et de sang me dirigeant vers elle sans en deviner la belle réalité.

   L’intérieur du gîte de pierres m’accueille comme l’un des siens. Entre lui, le gîte, et moi le Visiteur, rien qui séparerait, qui diviserait.

 

La modeste cheminée : c’est moi.

La table portant le broc pour la toilette : c’est moi.

La grande horloge qui égrène consciencieusement ses heures : c’est moi.

  

   Moi en mon être le plus réel : ce sont les solives de bois enfumé qui courent au plafond. Moi en mon inclination aux passages, aux transitions, aux faibles lumières : ce sont les larges dalles de pierre au sol qui luisent dans la distraction d’eux-mêmes. Moi en mon automnale préférence : c’est cette clarté sépia identique à celle que portent les photographies d’antan. Toute limite s’efface, toute frontière s’abolit. Toute inquiétude est gommée que vient remplacer la touche de cendre d’une prospérité. Rien ne m’est plus facile, ici, en ce lieu de pure donation des choses, que de me laisser aller à qui je suis avec insouciance, sérénité.

   Au travers de la mince croisée, par où entre la souple résine du jour, c’est la mer qui vient à moi avec son dos marine que j’imagine gonflé tel une outre. Ce sont les embruns qui font leur musique irisée. C’est la falaise qui murmure et se donne dans sa multiple blancheur. Loin de moi les soucis de la grande ville, ses bousculades, ses attroupements, les lianes qu’elle lance afin de capturer les Passants tels d’inoffensives proies. Elles sont sans défense, phagocytées par la tyrannie urbaine. Nul ne peut échapper à ses griffes poncées à vif, nul ne peut se soustraire à la puissance de ses tentacules. Nul ne peut s’exonérer de sa giration folle pareille au vortex situé au fond de quelque grotte léthale, infiniment léthale.

   Depuis mon refuge, au plus loin des agitations des immenses agoras, parfois, en un rapide éclair, il me plaît d’imaginer mon ancienne geôle, les boulets qui étaient fixés à mes chevilles, mes compagnons d’infortune qui grimaçaient de douleur, enchaînés qu’ils étaient sur la galère qui était leur horizon quotidien. Voyez-vous, combien il est rassurant, depuis un lieu de confiance et de réassurance narcissique de se projeter en direction de son passé, d’y trouver toutes sortes d’apories que le présent colmate de sa lénifiante parure. Oui, je crois que ceci, cette méditation à distance est infiniment salutaire, qu’elle permet de se retrouver à neuf, de rebondir et de prendre un nouveau départ.

   La cabane de ‘Speranza’ est l’endroit de tous les ‘miracles’. Certes, je vous l’accorde, des ‘miracles’ bien terrestres, parfois doublés de contingence, mais il faut savoir se contenter des biens que l’on a, ne nullement désirer ce qui est à l’autre, ce qui brille à l’horizon des yeux qui, le plus souvent, n’est qu’une illusion, un mirage qui s’efface à mesure que l’on se porte vers lui. Maintenant, je me suis installé sur une robuste chaise empaillée qui fait face à la cheminée. Je fais l’inventaire de la volupté toute neuve qui m’échoit. Je dis chaque chose en l’exception de qui elle est. Je touche une chose et cette chose me parle, se blottit tout contre moi à la façon d’une amoureuse rencontre. Sur une caisse de bois renversée - sans doute provient-elle d’un échouage sur la rive ? -, j’ai posé une pile de livres anciens, aux pages jaunies, semées de chiures de mouches, parfois cornées, à l’odeur de vieux papier et de chiffon, aux maroquins de cuir qui se laissent lentement apprivoiser par la lumière. Ces livres, mes amis, je les reconnais comme miens, comme si Speranza, alertée de mes goûts, avait voulu les satisfaire au-delà de mes plus réelles exigences. J’ouvre des manuels au hasard, j’en lis quelques extraits et c’est pareil à l’immense plaisir de rencontrer à nouveau cette improbable amitié qui avait disparu de notre horizon, qui vient s’y découper avec une précision que l’on pensait disparue à jamais.

    ‘La Divine Comédie’ - Dante

   « Nous rencontrâmes une foule d'ombres qui s'en venaient près de la rive, et chacune nous regardait ainsi que font le soir ceux qui se croisent à la nouvelle lune ; elles clignent des yeux vers nous comme le vieux tailleur au chas de son aiguille. »

   Lisant ceci, je ne peux m’empêcher de penser, avec un certain frisson d’épouvante, à la terrible fiction que mon esprit a inventée de toutes pièces, peut-être pour jouer avec sa propre peur, pour se rassurer de la distance que le récit installe entre sa propre réalité et ces bien mystérieux personnages. ‘Errants’, ‘Gueux’, ‘Malandrins’, ‘Mutants’, je ne manque de prédicats taillés à la mesure de la frayeur que m’inspirent ces Venus-tout-droit-du-Néant, sans doute ne sont-ils que l’image de mes hantises inconscientes qui se dressent contre moi bien plutôt qu’elles ne ménagent un espace au gré duquel échapper à leur mortelle emprise. Enfin, ‘Speranza’ a surgi tel un fanal dans la nuit. Il écarte ces Ombres, au moins provisoirement, que mes chers livres s’ingénieront bientôt à chasser à la mesure de leurs textes semés de bien des joyaux.

   Cependant que je m’immerge avec plaisir dans la lecture, l’heure tourne lentement. Le sablier fait couler ses grains un à un comme pour me dire le précieux du temps, son caractère fugitif dont il faut s’assurer avant que la réjouissance qui est attachée à sa contemplation ne vienne à se tarir, à s’éclipser à la manière d’un enfant espiègle tournant le coin d’une rue à même la célérité de sa malice. J’entend le vent glisser le long de la façade, ricocher sur les masses sombres des rochers, rejoindre l’altitude altière des nuages. Je sais alors, qu’entre l’univers et ma modeste présence, existe un lien indéfectible qui jamais ne se rompra. On n’efface nullement ce qui se donne à l’extrême de soi.

 

    ‘L’Odyssée’ - Homère

  

   « - Qui êtes-vous étrangers ?

- Nous sommes des guerriers revenant de Troie. Les dieux nous ont jetés sur la côte et…

- Nous, les cyclopes, ne craignons pas les dieux !

Nous leur sommes supérieurs. Disant cela, Polyphème attrape deux des compagnons d’Ulysse

leur fracasse la tête et les dévore. Rassasié, il se couche et s’endort.

Ulysse s’interroge alors : « Vais-je le tuer avec mon glaive ? Mais comment ensuite sortir de

cette caverne ? La pierre d’entrée est si lourde que jamais nous ne pourrons la pousser… Je dois trouver un autre moyen… »

La nuit passe. L’aube se lève. Polyphème s’éveille. En guise de déjeuner il dévore deux autres

compagnons d’Ulysse puis sort faire paître son troupeau. Le soir deux grecs lui servent encore

de dîner. Ulysse s’approche alors du cyclope :

- Cyclope, accepterais-tu de ce délicieux vin ?

Le géant avale le breuvage d’un seul coup.

- Que c’est bon ! Donne-m’en encore. Comment t’appelles-tu ?

- Je me nomme personne.

- Eh bien personne, moi aussi je vais te faire un cadeau ; je te mangerai le dernier, voici mon cadeau. Puis, ivre, le cyclope s’allonge et s’endort.

Ulysse et ses compagnons se précipitent sur le pieu qu’ils avaient taillé en l’absence du géant.

Il est mis dans le feu, chauffé au rouge et enfoncé dans l’œil du cyclope. Polyphème pousse

un hurlement qui se répercute au loin. »

  

   Devrais-je m’étonner de cette coïncidence qui me livre cet extrait de ‘L’Odyssée’ où Polyphème (l’évidente réplique de tous les ‘Malandrins’ ci-devant cités) se donne à moi en tant que ces ténèbres qui habitent mon inconscient, à mon insu bien évidemment, dont seulement quelques résurgences parviennent à ma conscience ? Le monde est-il semé de tant de Gredins qu’il faille s’abriter dans le profond d’une grotte ? Parfois, sans crier gare, la joie ne viendrait-elle de l’oubli des failles et des gouffres qui essaiment la terre ? Que faut-il faire ? Ouvrir les yeux jusqu’à la lucidité extrême au risque de la cécité ? Ou bien enterrer son cou d’autruche au plein du sable et ne vivre à ne connaître qu’une prodigieuse torpeur ? Certes, toute vie est une ‘Odyssée’, mais une odyssée bien réelle, éloignée des fantaisies et débordements héroïques du mythe. Toujours nous vivons à la lisière du rêve qu’autorise toute légende, rêve que bientôt vient rabattre, étouffer, le lourd couvercle de la factualité. Sous le poids des événements, nous courbons la tête, plions l’échine et parfois nous abîmons en nous au point de ne plus nous reconnaître. Aussi faut-il avoir la pause rassurante de la chambre d’amour, la caresse de la rencontre, le nid au sein duquel sentir toute la douceur de duvet de son accueil.

     Entre deux lectures, entre deux découvertes du port auquel j’ai amarré ma fragile périssoire, je fais quelques pas dehors, me laissant pénétrer de cette fine brume océanique dont le susurrement devient le long fil d’Ariane qui me rattache aux choses de ce monde, mais dans la distance, mais dans la juste mesure. C’est un sentiment d’immédiate félicité que de sentir le peuple des hommes en quelque anonyme agora, hors de portée des yeux, sauf la majesté de leurs œuvres, le meilleur d’eux-mêmes parfois, telle phrase qui brille à l’acmé du ciel, tel mot rare, et la beauté du monde se révèle avec toute son ampleur. Au loin, sur le vaste plateau de la mer, la lumière clignote, se répercute de vague en vague, fait ses minces éblouissements et son bruit s’éteint dans le fond bleu des abysses.

    

   ‘Les Rêveries du promeneur solitaire’: "Cinquième promenade" – JJ. Rousseau

  

   « Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image : mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arracher de là sans effort. »

  

   Là, je dois avouer que la ‘rêverie’ de Rousseau entraîne la mienne bien au-delà de mes bornes habituelles. Je suis à mille lieues de Paris et du Quai aux Fleurs où je réside, je suis à mille lieues - étrange sentiment -, de Speranza qui, en cet instant méditatif, m’accueille tout en effaçant sa propre présence. C’est un peu comme si tout, autour de moi, avait rétrocédé en un lieu lointain du passé, ne me parvenant plus que sous la forme atténuée d’un chant d’enfant venu de quelque part entre les nuages, tout contre la plaque claire du ciel, genre d’hymne mystérieux portant en lui une révélation sur le bord de se dire. Exister, alors, ne demande rien, n’exige rien, sinon de flotter indolemment à l’intérieur de soi, comme ballotté par les « flux et reflux » du Lac de Bienne qui, en toute bonne analyse, n’est jamais que la belle prose de l’Auteur de ‘L’Emile’ dont les paroles de laine viennent tapisser mon refuge des plus délicieuses notes qui se puissent imaginer. Je me reconnais au centuple dans les lignes majestueuses de la ‘Cinquième Promenade’, elles sont une sorte de miroir dans le tain duquel il me plait de voir ma propre image se refléter, Narcisse penché sur l’onde à laquelle je ne demande rien de moins que de me confirmer en mon être, un peu comme si ma vie dépendait entièrement de la boisson de cette pure ambroisie, de la connaissance au plus près de ce breuvage divin. Avez-vous déjà éprouvé ce sublime vertige qui vous prend au motif de la découverte d’un texte, de la manducation (oui, c’est de l’ordre de la dévoration), de mots qui deviennent une provende aussi nécessaire que l’eau que vous buvez, que la mie de pain que vous mâchez ?

   Avez-vous déjà senti, dans le luxe de votre chair, celle que je qualifie habituellement de  ‘chair du milieu’, ce frisson entièrement constitutif d’une ineffable joie, elle, cette joie, vous sublime jusqu’au tréfonds de qui-vous-êtes, allume des étincelles sur la margelle de votre esprit, badigeonne votre imaginaire du plus doux des baumes qui se puisse concevoir. C’est ceci, être vivant, infiniment vivant, porter ses propres affinités à l’incandescence, s’immerger en elles dans leur intime valeur lustrale, ressortir dans l’éblouissement du monde, ressourcé, purifié, manière de cristal qui vibre et, désormais, ne s’absentera plus de soi qu’à être privé des nutriments dont tout langage essentiel est porteur, que nul ne pourrait oublier qu’au risque de son âme.

   Oui, le langage, tout langage, mais essentiellement celui du mythe parvenu à son faîte, celui de la poésie en son inépuisable fécondité, celui des hauts traités philosophiques, celui des Livres Sacrés, celui qui déjà s’imprime à même les tablettes d’argile mésopotamiennes, celui qui vibre dans la grande ruche Babélienne, celui qui tresse les lignes de ‘L’Epopée de Gilgamesh’, celui qui donne acte au ‘Livre des Morts’ égyptien, celui qui fait s’élever la haute stèle du Mahabharata, celui qui souffle au travers de la poésie biblique, tous ces langages que le plus souvent nous ignorons, sont les fondements mêmes de notre essence humaine. Et ici, encore une fois, il convient de revenir aux ‘classiques’. L’homme, ‘animal rationale’ nous dit la philosophie traditionnelle. Soit ! Même si cette nomination se donne à défaut d’une autre ornée de bien d’autres mérites. Et maintenant, ôtez le langage à cet ‘animal rationale’ que demeure-t-il sinon la pure animalité, autrement dit une perte du brillant néocortex que vient remplacer le marécageux limbique-reptilien : ‘Tristes Tropiques’ !

    Maintenant, j’effectue quelques pas sur l’arrière de mon abri. Mes pieds nus foulent le tapis d’herbe verte. Mes orteils se familiarisent avec leur nouveau sol. Un ruisseau clair coule entre des blocs de pierre, son geste est celui, délicat, d’une feuille envolée par le vent, son cours est printanier, primesautier, on dirait une vie dans sa prime jeunesse qui s’essaie à ses premiers sauts, à ses neuves cabrioles. Rien que de grâcieux, rien que de léger. Je m’assieds sur une dalle plate, je me dispose face à la mer. Mon souffle s’accorde au sien. Je n’ai plus rien d’autre à faire qu’à attendre dans la sérénité.

A m’attendre.

A attendre le monde.

A attendre la joie.

      

   Je passe de longs moments dans l’écoulement lent du temps. Je suis le sans-différence avec ce qui m’accueille et me dépose à l’endroit exact de mes intuitions. Je suis le disposé-à-être, à recevoir les choses dans leur laisser-venir à soi. Je suis parce que je suis et nulle autre explication qui viendrait ternir mon horizon. L’évidence est là qui fait son point fixe, son point phosphoreux. Rien, dans cette heure native, ne sera plus dissimulé. Touts se dévoilera jusqu’au prodige. Tout fera sens en soi, pour soi, dans l’ouverture infinie de son être.

   Je viens de rentrer dans ‘Silencia’, c’est le nom que j’ai attribué d’instinct à celle qui m’abrite et me protège aussi bien des furies du climat que des projets funestes des hommes, ceux qui ne sont nullement encore arrivés à la complétude de leur humanité, ceux qui agressent et ne vivent que de dogmes, ceux qui poussent au crime au nom de quelque idéologie mortifère, ceux qui piétinent la beauté, ceux qui répandent le mal et colportent les ragots les plus insidieux, ceux qui ont renoncé au Principe de Raison, lui préférant les thèses aporétiques dont parfois les civilisations sont atteintes, dont Paul Valéry nous a dit qu’elles étaient mortelles, infiniment mortelles. J’ai craqué une allumette tout contre les vrilles des sarments, les cônes des pignes de pin, de vieux papiers. Le feu prend, crépite, des nuées d’étincelles joyeuses dispersent leurs escarbilles aux quatre vents. Sur la poutre de la cheminée j’ai découvert un album ancien illustré d’œuvres de Vincent Van Gogh, ce génie étrange que la société a condamné selon la belle expression d’Antonin Artaud. Un génie regarde un autre génie.

   Longtemps je regarde les images des œuvres avec passion. Le Peintre d’Arles, on ne peut le regarder que de cette manière, passion contre passion. Baisser l’intensité de son propre regard, c’est se condamner à ne nullement comprendre ce travail qui fore si loin dans la chair dolente de l’âme humaine. Ce travail est une braise vive au cœur de la nuit et cette dernière en est tout illuminée, toute troublée. Je regarde ‘L’autoportrait’ de 1889. Le fond sur lequel se détache le visage joue en écho avec ‘La Nuit étoilée’. Le ciel est spiralé, pris d’étranges convulsions, la pâte en relief joue avec l’empreinte mélancolique de la lumière. La belle tête de Vincent troue le subjectile à la façon confondants dont la folie agite ses grelots parmi le peuple des gens ordinaires. La cheveux roux relevés, le massif hirsute de la barbe dressent la herse, l’enceinte au sein desquelles la démence couve en sourdine. Les yeux, dans leur innocente clarté, sont déjà perdus, partis pour un monde dont nul ne revient. La chair est d’argile mate, pareille à celle d’un masque mortuaire, éteinte, abrasée par l’incompréhension des quidams qui ont longé l’oeuvre sans en rien saisir, si ce n’est un aspect qu’ils jugent ‘grossier’, ‘anecdotique’. Condamnation gratuite, sans appel, foncièrement irrespectueuse de l’art, foncièrement insolente quant à la qualité singulière de l’homme.

   Ici, en la solitude cotonneuse de ‘Silencia’, ici à l’écart des marées humaines, ici au cœur de la pleine méditation, je me sens intensément solidaire de Vincent et voir son portrait est pour moi l’épreuve de l’insoutenable. Comment certains Erratiques peuvent-ils avoir à ce point ignoré cette peinture tout droit sortie de ce que la condition humaine peut donner de plus grand, de plus fort ? Mais quand donc cessera cette cécité, quand donc les hommes arracheront-ils le bandeau qui obture leurs yeux ? ‘Infertiles’, leurs yeux ? Certes. Mais aussi fermés à la beauté en son abyssale dimension, en sa verticale exigence, occultés et ne pouvant percevoir ce qui, tout droit venu du drame humain, doit nous interroger au plus profond de nous. C’est une question d’éthique, autrement dit un devoir d’habiter correctement la Terre, avec respect, dans la compréhension que ce qui est, qui nous rencontre, cet humain, ce rocher, cet animal, cette fleur, tout ceci  constitue notre plus immédiate faveur.

   Ici, au cœur palpitant de ‘Silencia’, la joie se donne dans la lucidité, ce qui veut dire avec sa charge incontournable de peine, son lot de tristesse. Mon parcours ‘initiatique’, je vais le clore par l’image de ‘La Chambre à coucher’ du Peintre Hollandais, elle sera, en quelque sorte, une reprise à l’identique de la modestie rayonnante de cet intérieur simple qui est mon lieu présent, irréfutable, épanouissement de mon être en son essentielle empreinte. A tout intérieur d’un habitat, il faut des analogies avec d’autres demeures, d’autres refuges, il faut des correspondances. Je suis ici et, en même temps, ailleurs. Seulement de cette manière les choses peuvent-elles prendre sens.

Les choses parmi les choses.

Les hommes parmi les hommes.

Les œuvres parmi les œuvres.

Les ressentis appelant d’autres ressentis.

  

   Le lit de bois blond, c’est le lit de Vincent. C’est le mien. C’est celui de tous les hommes. S’allonger, prendre du repos, méditer, rêver, c’est toujours réactualiser les songes de Van Gogh, faire surgir à nouveau l’imaginaire de l’humanité.  Je ne suis pas seul sur la planète à trouver refuge au pli le plus intime des draps. Le geste de mon coucher est inscrit dans la plus atavique des manifestations des Existants. Tout est coalescent qui vient à l’être à l’horizon du monde. Mon expérience de solitude, mon abri dans une immanence première, ma réassurance au motif d’un lieu élu, des milliers de personne avant moi en ont tracé la marque indélébile, des milliers en dupliqueront la réalité au plein même de qui ils sont. C’est ceci l’idée de communauté humaine, porter avec soi, en soi « la forme entière de l’humaine condition » selon le beau mot de Montaigne. Que nous le voulions ou non, il existe une solidarité qui est pleinement factuelle, dont nous ne pourrons faire l’économie que lorsque nous connaîtrons notre propre mort. Ce parquet de planches qui court dans la chambre de Vincent, c’est tout simplement le sol foulé par les autres hommes. Cette fenêtre au travers de laquelle s’insinue une mince clarté, c’est aussi la ‘mienne’ celle de ‘Silencia’, blottie au cœur de Speranza.

 

Une lumière appelle une autre lumière.

Un état d’âme appelle un autre état d’âme.

Une écriture appelle une autre écriture.

 

    Je longe les hauts escarpements blancs de la falaise. Le soir approche. La brume devient plus dense qui tresse devant mes yeux une fine résille de pluie. Elle accroît encore la beauté de ce paysage unique. Elle me confirme dans mon choix purement imaginaire. Oui, il faut une utopie, il faut de l’irréalisable, du pur fantasme, il faut tresser les palmes d’un palmier qui n’existe qu’à être halluciné à l’aune des mirages tremblants du désert. Oui, il faut se sauver du monde, des autres hommes et, surtout, se sauver de soi. A l’issue de ma courte promenade, je rejoins ‘Silencia’ tout comme je me disposerais à retrouver une Maîtresse. Son ventre comme terre, son sexe comme île, seront les gages d’une nuit fructueuse habitée des plus somptueuses aurores boréales qui soient. Dans le cadre de la croisée s’inscrit l’œil rassurant de lune. Lorsque j’étais enfant, ma Grand-Mère paternelle, me disait, en désignant la laiteuse clarté :

 

« Est-ce que tu aperçois l’homme qui jette son fagot au feu ? »

 

Au début, je n’étais guère sûr ni d’apercevoir l’homme, ni le fagot.

A la fin j’apercevais et l’homme et le fagot.

L’amour fait des miracles !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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