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27 juillet 2021 2 27 /07 /juillet /2021 10:27
Lucas au plus près

Buron – Cantal Auvergne

© ELODIE ROTHAN

 

***

  

   Parler de bonheur est toujours prendre le risque d’en dire trop, d’en dire pas assez ou bien de sombrer dans le convenu, sinon dans la bluette. Non que le bonheur ne soit nullement un sujet sérieux. Non que l’idée de bonheur ne soit éloignée de nos préoccupations habituelles. En réalité elle est une manière de rengaine qui traverse nos corps à bas bruit, elle est un refrain familier qui tresse ses dentelles tout contre le dôme inquiet de nos têtes. Répudier le bonheur en tant que fin inlassablement poursuivie reviendrait à se nier comme existant et affirmer qu’aussi bien nous serions indifférents au tragique qu’à son naturel antonyme. Tous les jours, avançant sur le chemin tracé par notre propre destin, pensant que la part qui nous a été remise est insuffisante, que nous méritons mieux, que notre vie devrait bien plutôt fêter les roses en leur sublime parure et oublier les épines qui se dissimulent sous leur soie, nous guettons le moindre indice d’une joie qui pourrait survenir, teintant de vermeil l’horizon de nos jours. Nulle faute à ceci, cependant, toute félicité est, par définition, le don que tout humain attend de sa propre aventure au jour le jour.

   A l’ami que vous rencontrez, lequel vient de trouver son aimée, vous questionnez : « Es-tu heureux ? ». Vous ne vous étonnez nullement de l’entendre vous affirmer qu’il en est ainsi et, le disant, c’est comme une scintillante aura qui entoure son corps, fait rosir son visage, embrume l’iris de ses yeux. La réaction de votre ami est vraie en son fond, les sensations que vous percevez en lui l’attestent, il est bien le dépositaire de cette faveur qui illumine ses jours, efface ses moments de tristesse, donne soudain des ailes à sa mélancolie. Oui, c’est bien ceci, le bonheur est un vol au-dessus de hautes futaies, le trille joyeux d’un passereau dissimulé au cœur de ses frondaisons, raison pour laquelle la métaphore d’Anatole France dans ‘La Chemise’ se révèle si juste : « c'est le favorable présage tiré du vol et du chant des oiseaux ». Existerait-il métaphore plus pertinente que celle de l’essor libre de l’oiseau au sein du vaste espace pour définir cette notion si souvent galvaudée dont on finirait par penser qu’elle serait pure délibération de l’homme afin d’échapper aux pièges du réel. Donc, pour lui l’homme, tenter de se distraire de cette insolente finitude qui fait sa braise éteinte, là-bas, au loin, en un temps aussi irréel que proche quant au danger qu’il profère, que nous percevons identique aux battements d’ailes des chauves-souris dans le crépuscule teinté de mauve. La pipistrelle, nous ne la voyons nullement, nous sentons seulement ses brusques arabesques frôler la peau de notre visage. C’est ceci la ‘fin du jeu’, un puits creusé dans un étonnant ‘Jeu de l’Oie’, nous nous y précipitons tête la première au moment où, distraits par les ‘choses de la vie’, nous n’en percevons l’abyssale présence. C’est curieux, tout de même, d’évoquer toute cette grisaille dont la peine est l’habituelle récipiendaire, alors que nous tâchons de méditer plus avant sur cet ineffable bonheur ! Mais c’est bien là la vertu de tout procédé dialectique que de tirer le jour de la nuit qui le retient prisonnier, de faire surgir l’aube, premier mot d’une vérité qui voudrait se dire au seuil d’une naissance. Vérité originelle ou bien alors faux-semblant !

 

Histoire de Lucas des Burons

ou l’empreinte du bonheur sur une âme simple

 

 

   Lucas est un jeune homme de bientôt quatre-vingts printemps. Il habite dans cette belle région de l’Ardèche, dans un antique buron de pierres grises qui regarde le Mont Gerbier de Jonc et les autres sommets du Vivarais. Le décrire revient tout simplement à faire le portrait d’un homme simple qui est à l’image des pâtures à l’entour, des semis de pierres qui jonchent  l’herbe, de la maigre végétation qui tremble sous l’effet à peine appuyé du vent. Rien que de naturel. Rien que d’immédiatement donné, sans réserve aucune. Le visage est ouvert, modérément hâlé, parcouru de rides, les yeux sont clairs, un peu à l’image du ciel immense qui court d’un horizon à l’autre. Physionomie sans retrait. Sourire à demi esquissé, ni pessimiste, ni optimiste, une libre disposition à être selon soi, selon la nature ici si accueillante, si généreuse, on la dirait venue de quelque Arcadie, mais sans prétention aucune, être soi en soi jusqu’à son sens le plus accompli.

   La vêture de Lucas ? A l’image de l’homme. Tissée de réel et un brin naïve à force de modestie. De l’homme à l’habit, nulle distance. L’homme appelle l’habit qui, à son tour, appelle l’homme. Ample béret bleu-marine délavé, traversé de sillons, identiques à ceux qu’il trace dans son lopin de terre pour y cultiver quelques légumes. Une veste tricotée à hautes côtes, une chemise à carreaux, un gilet de corps, un pantalon de toile bleue, celui des Modestes d’ici, ceux qui vivent du travail de leurs mains et ne connaissant de la vie nulle autre complication que celle de vaquer à leurs occupations sous le ciel lumineux d’été, ambré d’automne, blanc d’hiver, cristallin de printemps.

   Ici, dans cette contrée d’évidente donation des choses, c’est la nature qui détermine les hommes, plutôt que l’inverse. Les hommes sont des produits de la nature, non l’opposé. Il semble bien que cette règle élémentaire, de nos jours, soit oubliée, enfouie sous des sédiments ataviques érodés par la marée invasive d’un irrépressible consumérisme. L’home se réifiant, se confondant avec les objets qu’il désire, allant à leur suite, s’aliénant à même le regard de convoitise qu’il a détourné de sa propre esquisse pour le porter sur un lointain qui le fascine et le réduit à une confondante cécité. Ainsi va la vie oublieuse de soi.

   Lucas, il est facile de le percevoir, tout comme de chez lui on aperçoit le Gerbier-de-Jonc, son dôme régulier, son suc de lave que ceinture, à sa base, une forêt de mélèzes. Lucas, c’est l’imminence même d’être. Il est pareil à ces trois sources de la Loire qui scintillent au milieu des herbes, sans mystère, coulent parce qu’elles coulent, ‘sans pourquoi’, telle la rose d’Angelus Silesius qui s’épanouit s’épanouissant. Heureuse symphonie des choses, plénitude d’une unité qui ne tire sa nature qu’à être ce qu’elle est. Intime coalescence de qui est, du point même où il est, sans délai, sans intervalle, seulement relié au proche, au disant en sa première et originelle énonciation, au vivant en sa native germination. En quelque sorte, Lucas est bien lui jusqu’à l’emplissement intime de son être, mais il ne l’est qu’à ne pas oublier le sol dont il provient, qu’à faire sourdre ses propres racines dans cet humus dont il est tissé en sa plus exacte mesure. C’est pourquoi le paysage est la faveur au gré de laquelle il se projette comme il le ferait sur la surface polie d’un miroir. Mais n’allez voir nul narcissisme à ceci, bien au contraire le geste d’une communion par laquelle se rendre présent à ce qui est et trouver en ceci sa ressource essentielle. C’est pourquoi tous les liens qui rattachent Lucas à son monde familier sont à explorer comme une partie de lui-même.

   L’intérieur du buron est à l’image de l’homme, une longue mémoire franchissant le temps, une sombre liturgie du minéral, le retour à une demi obscurité primitive, archaïque, une à peine élévation de la lumière dont un secret voulant se dire serait l’émergence la plus probable. Tout est là, disposé immuablement, comme si rien ne devait jamais changer. Les choses sont choses en tant que cette libre venue sans retrait, ou bien plutôt dans un retrait discret, à l’image de l’homme qui en est si proche, manière d’éclosion modeste, simple prolongement de ce genre de conservatoire du passé. Le buron est constitué d’une pièce unique qui est, tout à la fois, cuisine, chambre à coucher, cabinet de toilette. Une natte au sol est destinée à Etel le chien berger d’Auvergne.

    Au centre, trônant à la façon d’une incontournable présence, un gros poêle de tôle grise qui ronfle en hiver lorsque les lourdes congères grises et blanches font le siège de la vieille bâtisse. Un fourneau émaillé blanc sert à réchauffer les plats. Un antique bahut surmonté d’un vaisselier encombré de bocaux de verre, de pichets à demi ébréchés, d’assiettes décorées, de toute une bimbeloterie à simple valeur de mémoire, chaque pièce appelant un fait ancien, chaque fragment d’objet attaché au plus profond d’une réminiscence se souvenant de son origine, de sa valeur documentaire, ourlée, toujours, de son empreinte affective. Ce sont là les amers dont le vieil homme dispose pour s’orienter dans son existence. Il n’en souhaiterait nullement d’autres, tous les colifichets modernes lui paraissant tellement superflus, de simples caprices poussés par le vent de la ‘modernité’.

 

Une journée dans la vie de Lucas des Burons

 

   Le printemps est arrivé et, avec lui, son air embaumé de pollen. L’air est translucide, cristallin, une simple vibration qui vient à la rencontre du corps, une lame souple qui frôle le visage, une invite à sortir de soi, à aller à la rencontre du monde, à fêter la belle et unique nature. A la grosse horloge comtoise, viennent tout juste de sonner les six coups qui inaugurent la levée de l’aube. Lucas sort de son lit. C’est Etel, le chien à la douce fourrure, qui vient se frotter tout contre les jambes de son maître pour lui souhaiter la beauté unique du jour à venir. Par la fenêtre étroite - les hivers sont rudes en cette contrée ! -, la lumière entre qui fait luire quelques objets dans la pénombre. Lucas aime, entre tous, cet instant magique du lever. Rien n’est encore décidé de ce qui va avoir lieu et temps. Rien ne fait tache. Tout se donne dans la pureté première. Tout est retiré en soi comme pour une cérémonie nuptiale. Noces de la nuit et du jour dont l’aube est l’apparent motif. Un faible vent s’est levé, encore jonché d’étoiles, un reste de Voie Lactée sombre à l’horizon, là où les Vivants dorment encore, allongés dans leurs rêves, pareils à de jeunes chiots appuyés tout contre le duvet de leur mère.

   La première occupation du Buronnier, faire chauffer son café, un solide jus noir qui raidit le corps, lui donne sa stature, le projette en avant de lui. Des tartines de pain grillent sur la plaque du poêle que Lucas vient de rallumer, qui répandent dans la pièce une odeur biscuitée de froment et de malt. De temps en temps, Etel vient chiper une croûte, une mie croustillante, ce sont les miettes qui précèdent son repas à lui, que le vieil homme prépare sans délai pour son compagnon de vie, pour les trois chats qui vivent dans l’écurie attenante encombrée de vieux outils, de rondins de bois, de bottes de foin pour l’hiver. L’Ardéchois ne possède plus que cinq chèvres depuis qu’il est arrivé à l’âge de la retraite. Elles lui fournissent le lait dont il tire de délicieux fromages, base de son alimentation, quelques légumes viennent en complément dont il fait ses soupes quotidiennes. Ses repas sont frugaux, ils sont la simplicité même d’un homme qui a toujours connu, en guise de viatique, la pomme du verger, la pomme de terre et la salade du jardin, les plantes sauvages des haies, les quelques provisions hebdomadaires que lui livre l’épicier ambulant, l’une des rares visites, hormis celles de quelques randonneurs égarés avec qui il partage le verre de café de l’amitié.

   [Incise - ‘Lucas au plus près’ - Mais que veut donc signifier ‘au plus près’ ? ‘Au plus près’, signifie-t-il la proximité à soi, ce qui, pour le moins est une évidence ? Certes être près de soi. Bien évidemment ceci ne s’entend nullement d’une manière organique au simple motif que nous ne pouvons différer de notre propre corps et qu’en sortir est l’épreuve dernière de toute existence, le grand saut dans l’inconnu. Non, ‘auprès de’ doit bien plutôt se comprendre en tant que position d’essence. Nous, les Existants, avons à nous rencontrer dans ce site étroit qui délimite notre propre vérité. Être soi, en quelque manière, jusqu’à la pointe de son être. Ceci qui paraît un truisme est, cependant, bien loin de constituer une certitude. Toujours nous pensons être au centre de nous-mêmes, et, pourtant, le plus souvent nous en différons de manière bien étrange.

   Certains jours de fatidique lever, nous errons tout autour de nous-mêmes sans être bien assurés de pouvoir nous rejoindre en quelque lieu familier, éprouvé en tant que serein, rassurant. Alors nous disons que nous ne sommes pas dans notre assiette (« Me trouve-je en quelque assiette tranquille ? » - Montaigne), alors nous cherchons à assurer nos pieds d’une terre solide, mais tout bouge et il s’en faudrait de peu que nous ne chutions. Il n’est pas jusqu’à notre vue qui ne soit troublée, affectée d’un flou qui nous égare et fait des choses et du monde un spectacle bien étrange. Ce qui, d’habitude nous plaît, nous échappe. Ces voix que nous aimons percevoir nous parviennent comme au travers d’un insaisissable écran. Ces justes émotions que nous éprouvons à regarder un beau paysage, voici qu’elles s’évanouissent à tel point que nous pourrions les considérer telles des hallucinations.

   C’est ceci ‘être au plus loin de soi’ et ne rien savoir de ce qui, autrefois nous effleurait de sa douceur de palme. Nos affinités si précieuses, elles fuient entre nos doigts à la manière d’un filet d’eau. L’ami, dont nous cherchons l’approbation, il n’est nullement au rendez-vous et le serait-il, nous aurions du mal à reconnaître en lui cette ressource aimante dont nous le gratifiions jadis. Ce que nous posions en tant que notre vérité la plus effective, elle n’est plus qu’une façon de long cerf-volant dont seule la queue flotte au large du ciel, si bien que nous avons du mal à l’identifier en tant que tel.

   Si ce portrait de notre propre désarroi présente quelque valeur, c’est à seulement être mis en opposition avec celui de Lucas dont la belle équanimité d’âme, la reconduction d’une ‘rengaine’ (telle qu’il la nomme) chaque jour identique le met à l’abri de la déconvenue de ne plus coïncider avec soi. C’est bien notre société contemporaine, le nécessaire éparpillement dont elle constitue l’origine, le constant fleurissement des envies qui nous sollicitent à longueur de temps et constituent le lieu même de notre confusion. Être rassemblé autour de son propre centre dans une tâche unique, une visée simple des choses, voici ce qui constitue la nature même du bonheur. Le bonheur est le joyau, l’étincelle de l’instant, c’est pourquoi il est vain d’en vouloir rallumer la flamme. Il n’existe nul temps retrouvé du bonheur, seulement une expérience qui se donne toujours à neuf, un constant ressourcement de soi, une lumière à faire surgir des ténèbres. Le présent du présent tel qu’en lui-même reconduit, ceci se nomme également ‘sagesse’. Mais est-on au moins capables de sagesse, est-on au moins en possibilité du bonheur ? Que Lucas nous serve de modèle, ceci est pure évidence. Est-on au moins en mesure de se nommer ‘Lucas’, d’emprunter un identique chemin, de renoncer à l’agitation du vaste monde et de choisir, le retrait, le modeste, l’humble destinée qui, alors, deviendraient nos biens les plus précieux ?]

  

 

Retour au monde de Lucas

  

   Après le premier repas du jour, Lucas va s’asseoir sur un vieux banc de bois de sa fabrication, juste à côté de la porte d’entrée du buron. Etel ne tarde guère à rejoindre le vieil Ardéchois, il est un peu son ombre portée. Les yeux de l’éleveur sont moins fidèles qu’autrefois mais ils suffisent encore à saisir ces multiples rayons de beauté qui viennent jusqu’à lui. De l’autre côté de la vallée, sur le versant opposé, une montagne couverte en son sommet de la coiffure vert sombre des pins. Le ciel est clair que longent quelques nuages blancs. Dans les lointains, le moutonnement bleu d’autres montagnes qui se perdent dans l’indéchiffrable contrée des songes. Lucas laisse son regard errer sur ces mystères dont, sans doute, il ne percera jamais le secret. Lucas n’est pas l’homme des distances, des longues pérégrinations, des voyages. Lucas est l’homme de l’ici plutôt que de l’ailleurs. Lucas est le familier de la pierre grise sur le chemin, de la trace d’un renard dans le sable, des piquants bleus des chardons. Lucas aime découvrir les corolles mauves des affiliantes, éclairer ses sclérotiques des étoiles jaunes des arnicas.

   Deux ou trois fois seulement il est allé à la grande ville, à Saint-Etienne, au Puy-en-Velay pour des démarches administratives. Il a été étonné du spectacle des rues, des filles vêtues de court, perchées sur de hauts talons, étonné des hommes pressés qui portaient des serviettes de cuir et téléphonaient tout en marchant. Etonné des visages préoccupés des gens, une ride d’inquiétude traversant la plaine de leurs visages. La vie en ville devait être bien éprouvante pour que tout ce peuple urbain coure aussi vite après son destin ! Combien, à cette course effrénée, il préférait le rythme lent de la nature, la dérive immémoriale des grandes montagnes tout contre l’air libre du ciel. Et toutes ces automobiles dans les rues, et tous ces feux rouges, et tous ces passants qui semblaient n’aller nulle part, si ce n’est au-devant d’eux-mêmes sans bien savoir pourquoi. Il avait profité de son ‘voyage’ pour aller se faire couper les cheveux. En attendant son tour, il avait feuilleté quelques revues aux pages glacées. Elles étaient un peu comme des fenêtres s’ouvrant soudain sur le monde, lui qui n’avait pas de télévision, écoutait seulement des informations sur un antique poste venu de Manufrance, avec son étrange œil vert qui s’ouvrait et se fermait à la recherche des stations.

    Ainsi, en l’espace d’un quart d’heure, il avait parcouru le vaste monde, un peu distrait plutôt que vraiment intéressé. Il avait vu les grappes compactes de touristes descendre à Venise de paquebots plus hauts que les palais patriciens. Il avait vu la foule envahir les rues de Dubrovnik, la ‘perle de ‘Adriatique’, pareille à un torrent dévalant de la montagne. Combien toute cette agitation, combien cette frénésie lui paraissaient vaines, signes d’une hystérie dont le monde moderne était le fondateur en même temps que l’impuissant témoin. Ces ‘meutes d’Attila’ moissonnaient tout sur leur passage, ne laissant derrière eux qu’un fumant champ de ruines. Images d’un ‘bonheur’ consumériste qui n’était, somme toute, que son envers, une constante aliénation aux puissances de l’avoir et de l’argent.

    Pour toute la fortune de la terre, jamais au grand jamais, Lucas n’aurait consenti à monter à bord de l’une de ces croisières dont il pensait qu’elles étaient la dernière station avant que ne s’ouvrent les abysses infinis du non-sens. Aux hommes, l’on avait offert un trésor que d’aucuns s’ingéniaient à dilapider le plus vite possible car, semblait-il, il y avait urgence à se débarrasser de ce qui était bon pour n’en jamais retenir que le visage contrefait. Lucas, tout plein d’un bon sens paysan, se sentait viscéralement attaché à la source fraîche qui naissait à l’amont, celle qui encore tintait à la façon d’un cristal, qui brillait comme un diamant, alors qu’à l’aval, ternie par bien des actes inadéquats, ne demeuraient que des eaux troubles se jetant vers l’estuaire, un peu comme l’on se jette vers la mort en toute inconscience.

   Puis, quand les yeux de Lucas ont été emplis de toute cette beauté libre du paysage, que sa longue rêverie connaît son étiage, il se dirige vers l’enclos du jardin où croissent, en toute quiétude, les légumes dont il va faire sa soupe. Ici, dans ce pays ouvert à tous les vents du monde, inondé d’un chaud soleil l’été, transi de froid l’hiver, la soupe est un rituel que rien ne pourrait distraire, elle réchauffe le corps, elle dispose l’âme aux travaux les plus rudes, elle dit l’appartenance à la terre nourricière, celle dont on ne remerciera jamais assez l’offrande faite chaque jour qui passe. C’est alors un plaisir tout simple de se saisir d’un vieux piochon au manche de noisetier, de déterrer les pommes de terre, d’enfoncer les tiges gourdes de ses doigts à même cet humus d’où monte la profonde respiration du sol. Lucas et le sol qui l’a toujours accueilli, c’est pareil aux noces de la terre et du ciel, c’est une belle et souple harmonie, une entente sans fard, un lien si étroit. Lucas est une émanation de cette matière lourde, grasse, semée de vers et de mille vies inapparentes, elles font en lui un chant secret dont lui seul connaît les harmoniques, dont lui seul éprouve l’entière générosité.

   Puis il faut aller sur le terre-plein devant le buron. Là gisent à terre de grosses bûches qu’il faut scier. Certes, Lucas n’a plus la force d’autrefois, mais il prend son temps et la scie fait son bruit régulier, son bruit de gros bourdon qui attaque le bois. L’Ardéchois est totalement absorbé par la tâche qu’il accomplit. Son esprit ne vagabonde pas. Il vit dans l’instant du mouvement, chaque geste annonçant l’autre en une régularité de métronome. Le temps, ici, n’est nullement le temps des horloges. Le temps est celui que comptent les gouttes de pluie, que distillent à l’envi le passage d’un oiseau dans le ciel, le glissement d’un nuage, les rafales de vent, le silence qui est comme l’empreinte de la présence de toutes ces choses amicales. La matinée se déroule à la manière d’un long ruban, de la douce éclosion d’une rose, de la chute d’une eau au profond d’un puits. Rien n’est calculé d’avance, tout s’enchaîne avec naturel. Nul plan sur la comète ici qui viendrait organiser le déroulement de la journée. Une chose en appelle une autre, un peu comme si existait une lointaine et étrange volonté cosmique venue dire à cet homme, en ce lieu, la position qui est la sienne pour l’heure qui lui échoit. Non dans la douleur ou la souffrance. Non, dans le miel d’une simple joie.

    ‘Les Modernes’ sont trop compliqués avec la kyrielle de tâches harassantes dont ils tissent leur laborieuse journée. Le temps, leur temps si précieux (il est ce qui détermine leur être), ils le gaspillent à l’aune de cette dispersion qui fragmente leurs corps, scinde leur esprit, lézarde le sentiment qu’ils ont d’eux-mêmes. Il faut, à l’exister, une nervure, certes librement consentie, une ligne de crête sur laquelle avancer avec quelque assurance, dans l’unité de soi, afin qu’un sens se levant de ce parcours, un avenir puisse se projeter dans une lumière apaisante. Les hommes du ‘Temps Présent’ ne prennent même plus le temps de regarder le disque vermeil du soleil poindre à l’aube, de s’apercevoir du glissement du nuage au plus haut du ciel, d’écouter le murmure de la source se teintant de bleu sous les voûtes des ramures.

   L’heure de midi approche. Le soleil est tout en haut du ciel, gros œil de lumière qui semble dicter à la terre le rythme même de son mouvement, incliner les hommes à une halte où se ressourcer. Lucas s’est installé à sa table rustique encombrée des multiples objets de son quotidien : sa machine à café (seul luxe consenti à la ‘modernité’), son pichet, sa bouteille de vin rouge, sa miche de gros pain, son couteau qui ne le quitte jamais, ses pots emplis d’une confiture de sa fabrication. La belle lumière zénithale entre par l’étroite fenêtre, par la porte que Lucas a laissée ouverte. Son repas : une soupe de légumes, un grand bol de salade du jardin, quelques cubes de fromage de chèvre, des noix de la dernière récolte, une tasse de café. Tout dans le frugal, tout dans le naturel. Etel le chien n’est guère éloigné de son maître. Les chats lapent du lait dans une écuelle. La radio donne des nouvelles du pays au gré desquelles le vieil homme voyage tout le long du sol qui lui est familier. On est si bien ici dans la contrée proche, on en est une simple excroissance, une longue continuité.

   Lucas est bien installé dans l’heure de midi. Il en savoure la note qui repose et sépare les moments du jour. C’est l’heure où chaque chose reçoit du ciel sa provenance la plus pure, où chaque chose reçoit de la terre son enracinement essentiel. Heure de certitude et d’accomplissement. Heure méridienne d’où regarder son destin avec exactitude. Dans cette heure, l’on prend le temps de se retourner, de faire porter son regard sur la dernière aube tel le passé qui scintille au loin avec ses angles vifs, ses éclats de diamant, on prend le temps de se projeter devant le crépuscule caché dans les plis du jour, pareil à un secret qui se dévoilera plus tard, dont l’on attend qu’il nous surprenne et nous comble. Un peu de l’universelle procession des hommes sur la croûte d’argile qui les reçoit et les attend de toute éternité. Lucas est là, pareil à cette aventure singulière qui se détermine aux motifs du cône majestueux du Gerbier-de-Jonc, aux trois points originels des sources de la Loire, aux alpages verts délimités par des haies, aux toits des autres burons qui brillent au loin dans leurs vêtures de pierre et d’ardoise grise. C’est heureux cette confluence du paysage et de l’homme qui y figure au même titre que la floraison de la plante, que la course de l’animal qui en traverse le lumineux espace. Tout ceci qui se vit ici, Lucas en ressent les flux et les reflux intimes. Ce sont de simples sensations qui sont l’aube des mots, non encore leur bourgeonnement à la lisière du jour, la phrase qui, bientôt, se donnera telle l’oriflamme brillante des Existants.

   Cela bruit dans l’épaisseur de la chair, cela s’empourpre dans le réseau dense des veines, cela glisse longuement sur le toboggan de la peau, cela fait ses gerbes dans le champ libre de la conscience. Être Lucas, ici, en cette heure, en ce lieu, c’est se donner avec un plein amour à tout ce qui vient et fait signe depuis le vaste horizon jusque dans la plus modeste apparition, le tremblement d’une graminée, le vol primesautier d’un papillon, le murmure d’un arbre sous la caresse du vent. L’essentiel est bien de trouver le site le plus sûr de son être, de s’y confier avec la justesse d’un abandon, de s’y disposer avec la même joie que met le renardeau à se lover, dans le terrier, tout contre la douceur de sa mère. Être en soi plus que soi, ceci : tout vient dans la clarté, les ombres s’amenuisent, plus rien ne se dissimule, plus rien n’agresse ni n’entaille, tout paraît dans la justesse même de ce qui est à venir.

   La suite du jour de Lucas est un genre de ‘logique’, mais de ‘logique élémentaire’ dont la qualité première est l’enchaînement naturel des phénomènes.  Métaphoriquement parlant, une neige qui viendrait des hauts sommets, avancerait vers l’aval, se chargeant d’une autre neige, mais dénuée d’intention mauvaise, non une neige de chute et d’avalanche, seulement une manière d’écume souple, onctueuse, faisant au corps sa tunique de soie. Une neige chaleureuse fondant à même son généreux principe. C’est ceci, cette liaison, cet assemblage, ce recueil des affinités qui se pourraient nommer ‘osmose’, ‘attraction, ‘magie’. Oui, c’est de l’ordre de la magie cette union du disparate, de l’éloigné, du dissemblable. Le pays est étalé là-devant, avec ses profondes vallées, ses hautes collines, les touffes plurielles de ses haies, le mystère de ses arbres, la vastitude du ciel, l’illisible glissement des nuages et c’est comme si, par on ne sait quel type de prodige, cet homme-ci devant son modeste buron se projetait soudain à la dimension de l’immense, tutoyait des avenues millénaires, parlait les milliers de langues d’une surprenante Babel.

   Être là, dans le pli de son corps que l’on pensait fixe, inamovible, dans sa monade de peau que l’on croyait figée, irrémédiablement condamnée à demeurer dans sa limite propre et voici que tout s’assemble à la manière dont deux bandes d’enfants inconnus les uns des autres, s’assemblent dans la plus belle des spontanéités qui soit. Alors il n’y a plus d’inconnu, plus de question inopportune qui taraude le corps, plus de souci belliqueux qui fait le siège de l’esprit. Une seule et unique arche de lumière juchée au plus haut de l’azur, un chant unique qui s’étend sur le paisible de la contrée. Un éternel repos comme celui qui attend le randonneur des hauts sommets dans le refuge qui l’accueille et le comble, le porte au plus haut de soi, là où jamais il n’aurait pu espérer être sauf dans ses songes les plus improbables.

   La suite du jour donc : aller se promener sur un sentier mille fois parcouru. Lucas en connaît chaque détail, cette pierre aux formes étranges, cette souche attaquée par les insectes xylophages, ce trou dans la haie qui fait comme un cadre naturel au Gerbier-de-Jonc. Quiconque penserait Lucas ennuyé de cette ‘monotonie’, cette reproduction à l’identique des gestes du quotidien, ne ferait que projeter sur lui son foncier pessimisme. Il y a, en effet, un grand bonheur à se régénérer au contact du simple, du cent fois éprouvé. Telle racine qui traverse le chemin, n’est-elle l’image de Lucas en sa foncière amitié en direction de ce sol qui est sien parce qu’il y est né, y a imprimé ses pas dans la poussière, en a foulé chaque arpent, autrement dit a déposé, sur cette matrice, l’empreinte qui le dit en tant qu’homme de cette époque, de ce terroir, de cette originalité qui est la sienne dont les choses ont recueilli le sceau, tout comme le ciel porte en lui la trace du nuage qui l’a parcouru l’espace d’un instant ? Oui, il y a nécessaire ‘co-naissance’ de l’homme et du monde qui le reçoit comme l’un des siens, singulier, tatoué à l’aune de ses expériences les plus essentielles.

   La suite du jour donc : rassembler ses chèvres avec l’aide amicale et souvent empressée d’Etel, plus un jeu qu’une réelle nécessité. Il y a, entre les chèvres et le chien, une sorte de complicité secrète, sinon un colloque muet qui les rapproche et les rend indispensables mutuellement, l’écorce et l’arbre, le couteau et le pain, la bouteille et le verre. Combien ces alliances ‘naturelles’ sont rassurantes, donatrices d’une imminente félicité, l’amant et son aimée, l’aimée et son amant en une même harmonie assemblés. La traite des chèvres se fait dans la facilité, l’accord, la souple entente. Une fois traites, les chèvres se régalent de céréales versées dans de grandes écuelles de bois. Cette nuit, elles dormiront dans leur étable, à l’abri des prédateurs. Parfois, avant que l’aube ne dilue l’encre nocturne, Lucas entend le passage d’animaux en maraude. Parfois Etel gronde et montre les dents puis regagne son lit de chiffons.

   La suite du jour : le repas du soir qui est une reprise à l’identique de celui de midi. Puis une courte pause sur le banc devant la porte. Le regard du ciel est lisse, parcouru, déjà, des quelques points brillants des premières étoiles. Le regard du ciel est amical, c’est en tout cas ce que pense cette âme simple qu’un rien comble au-delà de tous les désirs. Vivre, rien que vivre est pur prodige qu’une santé solide amarre au réel avec assurance. Ceci, ce bonheur que nul n’émet au motif qu’il est trop ordinaire, Lucas en sait le prix, aussi n’exige-t-il rien de plus que ce que son destin lui a remis dont, chaque jour, il savoure le fruit avec reconnaissance.

   La fin du jour : Lucas est entré dans le buron, a allumé un feu de cheminée car à cette altitude, le froid est déjà vif malgré la saison qui avance vers les jours plus longs. C’est l’heure bénie de la lecture. Le vieil homme ne connaît rien de plus précieux que ce moment calme à l’approche de la nuit. Parfois, dans les profondeurs du ciel, l’hululement d’une chouette, le cri de quelque rapace, le craquement des pierres qui se refroidissent et se disposent au voyage ténébreux. Lucas a pris son livre favori dont un marque-page improvisé désigne le dernier endroit de sa lecture. Nul ne s’étonnera ici, s’il s’est bien imprégné des motifs qui font vivre Lucas d’une manière si ‘naturelle’ que son choix se soit porté sur ‘La Terre’ d’Emile Zola. Sans doute l’extrait ci-dessous, offert aux Lecteurs et Lectrices encore présents, se dispensera-t-il de quelque commentaire. Dans les lignes qui suivent, pourra se lire l’histoire d’un bonheur simple, tel que devenu rare aujourd’hui, au point même que l’on penserait que ce mot n’a été inventé que par des hommes depuis longtemps disparus. Mais, je m’absente et vous laisse en compagnie de cette belle prose. A elle seule elle est signe de cette prospérité que beaucoup attendent à défaut d’ne trouver la source en eux. Là est le vrai lieu ! En soi. Toute tentative de sortie n’est que pure utopie !

   « D'abord, dans les grands carrés de terre brune, au ras du sol, il n'y eut qu'une ombre verdâtre, à peine sensible. Puis, ce vert tendre s'accentua, des pans de velours vert, d'un ton presque uniforme. Puis les brins montèrent et s'épaissirent, chaque plante prit sa nuance, il distingua de loin le vert jaune du blé, le vert bleu de l'avoine, le vert gris du seigle, des pièces à l'infini, étalées dans tous les sens, parmi les plaques rouges des trèfles incarnats. C'était l'époque où la Beauce est belle de sa jeunesse, ainsi vêtue de printemps, unie et fraîche à l'oeil, en sa monotonie. Les tiges grandirent encore, et ce fut la mer, la mer des céréales, roulante, profonde, sans bornes. Le matin, par les beaux temps, un brouillard rose s'envolait. A mesure que montait le soleil, dans l'air limpide, une brise soufflait par grandes haleines régulières, creusant les champs d'une houle, qui partait de l'horizon, se prolongeait, allait mourir à l'autre bout. Un. vacillement pâlissait les teintes, des moires de vieil or couraient le long des blés, les avoines bleuissaient, tandis que les seigles frémissants avaient des reflets violâtres. Continuellement, une ondulation succédait à une autre, l'éternel flux battait sous le vent du large. Quand le soir tombait, des façades lointaines, vivement éclairées, étaient comme des voiles blanches, des clochers  émergeant plantaient des mâts, derrière des plis de terrain. Il faisait froid, les ténèbres élargissaient cette sensation humide et murmurante de pleine mer, un bois lointain s'évanouissait, pareil à la tache perdue d'un continent. »

 

 

 

 

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