Photographie : Roy De Cavara
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Pourquoi une telle image retient-elle notre attention ? Pourtant rien de plus banal que cette manière de nature morte géométrique, abstraite, placée sous le signe du clair-obscur et qui, aussitôt, pourrait nous conduire vers les toiles de Rembrandt. Mais après ?
Sans doute convient-il, lorsqu'une question menace d'être irrésolue, d'en faire le tour, c'est-à-dire de la décrire. Cliniquement, afin d'éviter d'y amener, dans un premier temps, quelque chose qui lui serait étranger. Sur le rectangle cendré de la table, vers l'arrière, se dressent les habituels objets destinés au repas : bouteilles, poivrier, salière, serviette pliée, verre, assiettes. A droite, un veston posé sur le dossier d'une chaise. Tout autre contexte qui pourrait faire phénomène est noyé dans une ombre dense. Rhétorique nette, exacte, à la limite d'une figuration subliminale. Nous sommes confrontés à l'image dans toute sa rigueur, son dépouillement, sa confondante austérité. Rien ne s'y introduit de l'ordre de l'égarement, de la dispersion, de l'effraction. Mais alors, est-ce cette proposition quasiment ‘chirurgicale’ qui, d'emblée, nous pose question ? Ou bien existe-t-il un autre niveau de perception dont nous n'aurions pas conscience ?
Car, dans notre face à face avec la photographie, c'est bien d'une absence dont il s'agit. Le malaise vient de notre relation objectale au tableau, lequel évacue, volontairement, la dimension humaine. C'est donc d'une vision sans Sujet dont nous prenons acte. Cette constante épiphanie à laquelle nous sommes, par essence, toujours conduits en direction de l'Autre, voici qu'elle fait défaut, voici que nous sommes SEULS et, déjà, c'est comme un abîme qui s'ouvre. Cet Autre par lequel nous existons et, en premier lieu les images archétypales du Père, de la Mère, tout ceci nous est dérobé, nous laissant face à notre propre angoisse, à nos questionnements. De toute évidence, c'est un manque qui s'inscrit en nous et notre être se met en quête d'un autre être avec lequel jouer en écho. Or ce fameux écho nous dit quelque chose de l'ordre de la métaphysique. Ce cri que nous projetons en direction de l'image, seulement la voix nous en est restituée, comme un fragment de nous-mêmes ricochant sur une falaise et revenant avec sa charge d'insoutenable solitude. Comment vivre, exister pour mieux le dire, sans ce rebond d'altérité qui vient nous donner appui et sens quant à notre cheminement ? Devant nous, nous n'avons qu'une ‘Cène’ désertée et le repas promet d'être plus que frugal puisque les nourritures essentielles, à savoir la puissance, le déploiement de l'altérité, sont absentes de cette communion sans âmes.
Mais ce vide, cette transparence, nous mettent-ils en danger autant que nous le supputons dès l'instant où notre regard glisse sur la vitre de l'image sans qu'il ne paraisse possible d'en tirer un quelconque contenu signifiant ? Sommes-nous à ce point livrés à une perte, orphelins de nous-mêmes, de l'Autre ? La non-figuration de notre alter ego nous livrerait-elle au désarroi, à l'aporie et, alors, n'en serait-il de notre condition, qu'en termes de finitude ? Mais, à ce point de l'exposé, le recours à la métaphore s'impose afin que puissent apparaître quelques lignes faisant sens, quelques perspectives plus claires. Pour ce faire, faisons appel à la représentation de ‘L'homme de Vitruve’ telle que proposée par Léonard de Vinci et procédons, d'emblée, à quelques effacements.
Léonard de Vinci
L'Homme de Vitruve
Gallerie dell'Accademia de Venise
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Ayant destitué le corps progressivement de ses attributs essentiels, nous parvenons à une manière d'image vide, cercle dépourvu de figure, la merveilleuse proportion humaine l'ayant désertée. Mais, pour autant, sommes-nous privés de compréhension de telle manière que seul un néant pourrait s'offrir à nous ? Nous ne le pensons pas et c'est à partir d'ici qu'il convient d'apporter quelque argument à l'appui de la thèse proposée dans cet article, thèse qui pose comme piste de réflexion : Moins de Corps, Plus de Présence. Ce qui, exprimé de manière moins elliptique, veut simplement dire que moins le corps est amené sur la scène du monde, plus le surgissement de l'être est convoqué. Si nous en revenons à la photographie qui nous occupe, cela consiste à dire que son Auteur nous offre rien de moins qu'une étonnante liberté de faire apparaître une pluralité de phénomènes, d'initier un chant polyphonique illimité, de mettre en mouvement une roue polychrome aux fragments infinis. De l'absence du personnage qui, rationnellement, serait censé y figurer, nous pouvons déduire quantité d'esquisses humaines plus signifiantes les unes que les autres.
Par exemple : un homme se disposant à prendre son repas ; homme jeune, dans la force de l'âge ou bien âgé, blanchi par les ans, portant des lunettes d'écaille ou sans lunettes ; marginal ; artiste ; modeste parmi les modestes ; de haute destinée ; attentif ; méditatif ; égaré ; intellectuel ; pragmatique ; enclin à la rêverie. Mais aussi bien pouvons-nous y voir une femme (le veston ne signant nullement la pure ‘masculinité’), femme juvénile ; mûre ; coquette ; bourgeoise ; genre d'hétaïre attendant sa proie ; intrigante ; aventurière ; casque de cheveux au carré ou bien style ‘Belle Epoque’ avec coupe à la garçonne, cils charbonneux, béret incliné vers la nuque ; intellectuelle distinguée ; étudiante timide ; sauvageonne farouche; ‘fleur bleue’ inclinant au romantisme, ou bien ouverte à la sensualité ou bien à la rigueur et aux exigences de la rationalité.
Et ce soudain accroissement de liberté, ce tremplin ontologique à partir duquel nous pouvons tracer quantité d'esquisses signifiantes, envisager l'humaine condition, selon son infinie variété, tout ceci n'est apparu qu'à l'aune de l'effacement de ‘L'homme de Vitruve’ dont nous retrouvons le parallèle dans l'image de Roy De Cavara, aussi bien que dans la mise en scène ci-dessous, où le dépouillement, le fauteuil déserté, la syntaxe neutre nous mettent en mesure, par l'imaginaire, de placer sur cette assise la figure signifiante qui s'ajustera à notre perception intime des choses. Ici, alors que plus rien ne semble devoir paraître, un simple acte d'intellection nous livre, en un seul empan de la pensée, une pluralité de figures dépassant le cadre d'un entendement ordinaire.
Guillaume Toumi
Photographie de couverture
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C'est donc lorsque la figure humaine s'absente de la représentation qu'elle affirme sa présence avec plus de conviction, plus de perspectives, de puissance. Car, avant d'être de simples et uniques hommes du réel, nous sommes hommes attachés aux éploiements du symbole, à la multiplicité créatrice de l'imaginaire.
Identiquement au Démiurge mis en scène par Platon dans le Timée, lequel se réalise au travers d'un acte ontocosmologique de création du monde et des êtres à partir des éléments, nous nous emparons de l'argile vierge qui nous fait originairement face, empressés que nous sommes d'y apposer notre empreinte, d'y graver notre sceau et de faire émerger quelques significations. Parfois l'effacement de ce que nous considérons comme premier, étant en quelque sorte affecté d'une précellence ontologique, à savoir la réalité, doit-elle céder la place à d'autres manières de regarder le monde, façon que le songe, la contemplation, la méditation mettent constamment à notre disposition alors même que nous rivons nos pas aux pas qui nous précèdent, ne faisant que tracer dans le sol les ornières des conventions perceptives. Souvent, convient-il de s'en affranchir ! Toujours il y a mieux à voir que ce notre vision nous offre en première instance. Substituer à ce qui se donne comme ‘vérité’ première, cette ‘vérité’ seconde qui est sans doute approximative, singulière, mais qui est nôtre. Car comment pourrions-nous viser le monde par des yeux qui nous seraient étrangers ? Comment ?