Port Ostréicole - Andernos Les Bains
Photographie : Hervé Baïs
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Le simple, comment faut-il le saisir ? Et, du reste s’agit-il d’un ‘saisissement’ ? Bien plutôt une libre venue à soi de ce qui fait sens depuis le lieu unique de son être. Le simple, sans doute ne peut-on le décrire par la négative : ‘le simple n’est pas ceci, le simple n’est pas cela’. D’emblée, en une certitude, nous comprenons combien cette négativité correspond mal à l’idée de ce qui fait phénomène tel le pur prodige. Imaginez, l’éclair d’un instant, il n’y a rien que le silence et le vide. Imaginez, à la suite, le surgissement, tout en haut de votre vision, d’un halo de noir diffus. Il est presque à la limite du gris, un noir qui s’efface et ne garde de son deuil qu’un crêpe si léger, on le dirait tissé des ombres du rêve, ourlé des plus vives clartés qui se puissent imaginer. C’est étonnant cette inclination d’une ombre à contenir son envers, à déplier depuis le sein même de sa présence ce que nul n’attendait. Ceci cependant était en sommeil, se retenait avant que l’heure de son entrée sur scène ne s’annonçât à la manière d’une assurance de tout temps suspendue au-dessus du peuple des choses. Certes, entrée à pas de velours, une consistance de peau de pêche, une délicatesse feutrée, une élégance sur le point de se dire dans le mode du susurrement. Toujours les motifs essentiels s’annoncent dans le retrait, la modestie, l’hésitation, comme un enfant sur le bord du sommeil qui façonne de ses mains inventives, sur la blancheur des draps, ce songe d’éther qui, il y a peu, l’emmenait si loin, bien au-delà des frontières de sa peau.
Mais par quel miracle, ce ciel si haut dans sa noirceur légère se décolore-t-il pour devenir cet air de pur cristal, translucide, infiniment diaphane ? Sublime métamorphose d’une chose qui, sous d’invisibles doigts, dévoile l’entièreté de sa nature. Jamais nous n’aurions pu soupçonner une telle plasticité, une telle ressource. Je deviens ce que j’ai à être depuis ce langage muet qui m’habite et paraît au jour sous la figure de l’évidence. Nul ne se pose de question sur la nuit qui devient aube. Sur l’aube qui devient lumière zénithale, puis simple clarté au nadir, puis nuit à nouveau. Nous, les humains, pris dans l’immense charivari du nycthémère, nous les Existants tissés de temps, ne parvenons jamais à percevoir cette avancée de l’âge, cette lueur qui, déjà rétrocède en direction de notre propre finitude.
Tout au-dessus de l’horizon, le fleuve du ciel est étincelant mais dans le genre d’une généreuse et discrète opalescence. A voir ceci, qui est immense, on est tout au bord de l’Eternité, sur le point même où le fini bascule dans l’océan immense de l’Infini. Regardant le ciel, en réalité, on ne fait que franchir ses limites, se mêler au ‘divin cosmos’, connaître l’empreinte des dieux régnant sur le Mont Olympe. On a définitivement perdu sa silhouette de réalité pour se vêtir des somptueux habits du Mythe. C’est lui, le Mythe, auquel on attribue toute la charge de vérité dont, depuis toujours, il se fait le héraut. Le réel tangible, la terrible concrétude, le poids de la facticité sont de trop lourds fardeaux, ils nous aliènent et nous précipitent dans de sombres culs-de-basse-fosse dont nous ne pouvons ressortir que meurtris, à peine reconnaissables dans notre stature d’hommes.
Nul effort à fournir cependant afin de vivre dans le pli exact de son être, de l’être-des-choses, de l’être-du-monde. Se disposer à la juste présence des choses. Laisser les choses éclore d’elles-mêmes. Ecouter leurs voix, entendre leur silence. Il ne saurait y avoir de félicité plus exacte que sa propre inclination à recevoir, dans la confiance, le sobre, le modeste, l’inapparent. ‘La Société du spectacle’ est le lieu même d’une fascination qui nous réduit à notre ‘plus petit dénominateur commun’. Vivre sur ‘le mode du ON’, se comporter tel le mouton de Panurge, c’est renoncer totalement à cette singularité qui constitue notre identité et nous affirme tel que nous sommes au milieu de la foule des autres ‘Errants’.
L’homme simple, celui qui vit retiré sur son Causse natal, qui cultive juste ce qu’il faut pour subvenir à ses besoins, celui-ci est dans la justesse de ce que doit être une ‘vie bonne’. ‘A chaque jour suffit sa peine’ affirme le dicton. ‘A chaque jour suffit son indigence’ et cette assertion n’est nullement dictée par un rigoureux ascétisme, par le recours à quelque stoïcisme strict. Seulement une exigence d’annuler tout ce qui, en tant que superficiel, pervertit et assombrit les desseins de l’âme humaine. Nulle envie d’occuper la place de l’autre dans les pays où règne la pauvreté, où le dénuement est le mot unique qui compose l’ensemble des phrases du vivre ici, en ce temps d’injustice manifeste.
Cette belle photographie, depuis le site de son dépouillement, ne revendique rien, ne lutte pour obtenir quoi que ce soit, vit en elle-même au rythme apaisé de sa sobriété. Nul concours d’élégance. Nulle prétention à s’affirmer plus haut que son propre motif. Tout est donné d’emblée dans le retirement de soi, le silence, juste à la lisière des choses, à leur source native, sur le bord de leur destin matinal, dans la lumière retenue de l’aube, cette sublime parenthèse avant que le jour ne paraisse et, parfois, ne gomme tout le réel dans une marge indistincte d’incompréhension. Trop de lumière (le ‘trop’ est l’index de la quantité, non de sa qualité), et le tout du monde s’efface et la beauté qui se donnait à même sa générosité replie ses tentacules, reprend sa vie de poulpe au profond des abysses, là où nul ne peut la voir, la supposer seulement.
Donc la lumière, la lumière infinie, la lumière source de vie est blanche, infiniment blanche. Nous en sentons la caresse sur le motif de notre peau, nous en éprouvons le subtil glissement en notre cité intérieure. Mais, prodige : l’intérieur se retourne et nous sommes auprès du monde sans délai, dans l’éblouissement blanc du ciel, dans la douce marée de l’air, dans l’à-peine souffle de vent qui laisse les choses à leur état natif. L’horizon, mais y a-t-il vraiment horizon, cette ligne qui sépare ciel et terre, pareille à la césure au milieu de l’alexandrin ? Non ici l’horizon n’est nullement un trait, mais un simple poudroiement, une légère nébulosité, une hésitation de talc, une passée de cendre, la consistance de l’aile d’une demoiselle. L’horizon ne sépare rien, l’horizon, bien au contraire, unifie tout en une manière d’heureuse synthèse. Si bien que nul ne peut plus savoir où commence l’éther, où finit l’onde. Ce qui se donne à voir : harmonie, union, communauté fraternelle, voisinage intime, autant d’osmoses, autant de communions qui instillent en l’âme la douceur, la souplesse de leur heureuse fragrance.
Au centre de l’image, au point focal de son dire, une fine résille, sans doute des pieux plantés dans la vase marine. Ils sont pareils à une parole qui émergerait de l’eau, une parole de brouillard assemblé, une parole de gouttelettes, un chant discret à l’incertaine origine. A simplement la regarder, cette résille, la fascination est grande. L’œil ne peut se détacher de cette vision qu’au risque de se perdre. Ce rythme en noir, ce diapason suspendu, ces mots tout juste prononcés, cette délicate concrétion du silence, c’est comme le point de passage du non-être à l’être, autrement dit étoffe du pur mystère, trame illisible de l’énigme. Cette forme ne peut manquer de nous interroger. Elle est le surgissement même de l’exister, le phénomène qui se donne pour rien, semble n’avoir nul passé, ne projeter nul avenir. Une forme de présence fixe comme si la temporalité suspendue n’attendait que le signal de son avancée. Mais sous quel ordre ? Sous la domination de quel prestige ? Ou bien la chose en tant que chose clôturée à son être-même ? Il nous faut demeurer sur le seuil de cette indécision, elle est l’empreinte insigne de notre liberté !
L’eau. L’eau superbe. L’eau multiple. L’eau lustrale. L’eau nourricière. L’eau régénératrice. L’eau des ablutions. L’eau en son essence la plus claire, la voici posée devant nous dans une manière d’évidence première. Eau paradisiaque. Eau de l’origine qui nous dit ‘le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui’ mallarméen dans la plus belle ode qui soit. L’eau est en nous. Nous sommes en elle. Eau si étale qui invite à la rejoindre. Immersion profonde en même temps qu’à la lisière du flot. Être nulle part et partout à la fois, ceci est la grande vertu de l’eau qui fait de notre corps cette translucide méduse aux tentacules immenses flottant depuis les noirs abysses jusqu’au clair miroir de l’onde. Sentiment d’une liberté retrouvée que le monde liquidien nous offre avec générosité. Je suis l’eau et le ruisseau et la rivière et le fleuve et l’océan et le monde.
Sur l’immense et aérienne plaque argentée, deux taches noires voguent à l’unisson. Sans doute de menus ilots de varech à la dérive. Ils ponctuent l’image, lui donnent ses amarres, complètent son sens. Lien avec la terre, le rocher, l’élément solide qui viennent jouer en contrepoint avec des substances si fluides, on les croirait tout droit venues de quelque imaginaire. Cette image est bien évidemment empreinte d’un bel onirisme. Elle est comme en sustentation dans l’espace, bien plus proche de la consistance d’un songe que de la pesanteur facticielle des matières ordinaires qui viennent à l’encontre, tels des obstacles, parfois des contrariétés, des pierres semées sur notre chemin. Placés devant cette image, nous avons bien du mal à nous en détacher. Tant en elle, au creux de son intime, il y a sentiment de souple abandon, de juste sérénité, de facilité des choses à venir jusqu’à nous dans l’ingénuité de leur être. De ceci nous avons besoin, une parenthèse enchantée parmi le tumulte et les convulsions mondaines ! Besoin, oui, il y a des urgences qu’il nous faut savoir reconnaître.