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12 août 2021 4 12 /08 /août /2021 07:51
Née de l’ombre-lumière

" Pensione Santo Stefano " 1997

©dupertuis

 

***

 

Longtemps on a erré dans la nuit,

d’un bord à l’autre de ses rives étroites.

Longtemps on a connu

le noir dense et lui seul.

 

   C’était une encre plus que marine, une encre des abysses. On essayait d’avancer, les mains perdues vers l’avant de soi, à la manière des aveugles et des désespérés. On ne touchait guère que des étoupes illisibles, des boules d’ouate à la consistance de rien. On était soi, mais sans être sûr de pouvoir encore y accéder, d’en connaître l’essence. C’était comme un bouquet de fleurs fanées, il ne restait dans les doigts qu’une odeur de regret et la douce impression d’être arrivé au-delà du sommeil, dans une zone de confortable incertitude. Certes on ne se plaignait pas d’avoir perdu jusqu’à son identité, de n’avoir plus de nom au gré duquel quelqu’un sur terre nous appellerait.

   On était plié au sein de sa coquille, on avait rentré le globe de ses yeux à l’intérieur de soi, on avait dissimulé son pied baveux sous le massif de son corps, on avait connu l’existence discrète de l’Helix Aspersa, on demeurait cet étrange gastéropode dont la conscience spiralée se donnait à la manière d’une perte de soi, d’un non-retour. On n’avait plus d’horizon que le faible contour de son être. Il n’était jusqu’à sa propre voix intérieure qui n’eût régressé, mince filet d’eau s’écoulant dans une étique rigole, chapelet de gouttes tombant de la haute margelle d’un puits. On n’avait plus nulle épaisseur, à peine la consistance d’une luciole perdue dans le chaume incendié de l’été. On se fût confondu avec la feuille trouée jonchant le sol, avec le corps étroit de la fourmi, avec la nuée de poussière rouge qui montait au ciel et l’inondait de sa teinte de sang.

 

Longtemps on a erré dans la nuit,

d’un bord à l’autre de ses rives étroites.

   Longtemps on a connu

 le noir dense et lui seul.

 

   On a longuement dormi dans quelque tanière hostile, à la façon d’un fennec des sables, On a oublié jusqu’à sa propre condition, l’humaine, retrouvant l’archaïque, la reptilienne, l’animale. On avait amenuisé sa conscience à la hauteur d’un minuscule point. Les idées s’étaient creusées, avaient perdu tout leur suc, elles n’étaient plus qu’un ris de vent glissant sous le ventre lourd des nuages. Les pensées ? De pierre et de silex, intensément minérales, intimement soudées au roc biologique en sa plus exacte concrétude. Se savait-on encore homme ? Se percevait-on forme simplement charnelle ? Mais la question n’avait aucun sens. Interroge-t-on les étoiles sur leur consistance cosmique ? Questionne-t-on la raison de la chromogenèse du prodigieux caméléon ? Se pose-ton quelque problème quant à la nature profonde des choses ? Non, Vivant on vit, Existant on existe et nul ne nous en tiendra rigueur au motif que toute question portée à sa pointe extrême ne se résout jamais qu’en aporie.

 

Longtemps on a erré dans la nuit,

d’un bord à l’autre de ses rives étroites.

   Longtemps on a connu

 le noir dense et lui seul.

 

   Maintenant la nuit arrive à sa fin. Les lourdes étoffes de gris regagnent leur antre mystérieux quelque part derrière le dos des collines. La lumière n’est encore qu’une vague tache à l’horizon. Elle monte en sourdine, elle fait sa vibration ténue, elle vient jusqu’à la chair opaque et la rend soudain transparente tel le cristal. Tout en haut du ciel, se lèvent les premiers mots du poème du jour. On les entend dans le creux de soi, pareils à des gestes d’enfants alentour d’une comptine. Cela bouge lentement, cela profère en silence, cela se retient de paraître, cela s’annonce et se retire en un seul et même mouvement. En soi, on sent les cercles de clarté qui dépouillent notre être de ses gangues de nuit, le rendent à sa propre consistance d’homme. Cependant, encore, un reste d’instinct demeure enfoui au plein du corps.

   On le sent confusément, un désir sensuel sculpte le massif de qui on est. Enfin on est rendu à soi, le tain de l’heure nous renvoie une image que nous reconnaissons comme la nôtre. On s’étire. On fait ses ablutions. On s’en remet au baume régénérateur du temps. On est encore, en quelque manière, retenu au cœur de la nuit, on en éprouve le flux de soie, on en ressent la douceur toute maternelle. On ne sait ce qui nous avait égaré, soustrait à notre juste mesure d’homme, porté sur d’étranges fonts baptismaux que hantaient d’étonnants animaux sortis tout droit de notre bestiaire inconscient.

 

On veut la pleine lumière.

On veut l’arcature ouverte du désir.

On veut l’ivresse de la possession.

De Soi,

de l’Autre.

 

   Quelque part, au large du monde, en une terre inconnue, brille telle une étoile dans l’azur l’enseigne de la ‘Pensione Santo Stefano’. Le jour est si discret avec sa belle teinte d’aube. A peine une ombre posée sur le céladon léger des choses. Au travers des persiennes de bois, une lueur s’invagine dans le secret de la chambre. Une souple caresse visite le parquet de lames claires, luit faiblement sur les tiroirs de la commode, allume sur la cheminée de marbre blanc la délicatesse d’une cendre. Tout est encore au repos. Tout est encore au sommeil. Le village dort. Des chats furtifs glissent dans les rues désertes. Les premiers hommes sont à leur toilette. Les premiers travaux attendent dans de sombres ateliers. La lumière bouge à peine, comme si elle hésitait à abandonner ses vêtures ténébreuses. C’est l’heure entre toutes élue, de la révélation, de la prière aussi, de la méditation avant que le monde ne prenne son rythme, que la foule des hommes ne s’écoule, tête basse, en direction des ‘travaux et des jours’.

   La lumière, la belle lumière fondatrice de sens s’est soudain ramassée sur elle-même, a grésillé, a bourgeonné avant même que de révéler la beauté unique de sa naissance. Elle est montée de l’ombre, de l’ombre nuptiale, s’est dépliée à la façon d’un lotus émergeant du miroir de l’eau, large corolle cherchant le lieu de son éclosion. C’est là, à la confluence du Noir et du Blanc que le mystère s’est accompli, que ce qui attendait patiemment depuis toujours vient à la mesure de la manifestation, de son dévoilement. Le drap est gris, il dit la belle neutralité des choses. Le drap est accueil de ceci qui a à paraître dans la gangue lisse de la solitude. Il n’y avait rien que la nuit animale lovée en son sein, la nuit mutilante de formes, la nuit abrasive d’où ne sortaient que les simulacres de rêves inexaucés. Voici, maintenant, que tout se donne dans la joie sereine, la plénitude attentive.

   Le massif de la tête est un buisson noir d’où rien n’émerge que du paradoxal, de l’ambigu, de l’inatteignable et les mains sont hémiplégiques et le langage est aphasique qui demeure celé en soi. Mais ici n’est nullement l’espace d’un deuil. Bien plutôt le surgissement d’un bonheur qui hésite à s’offrir. Comme si la retenue était le seul gage de quelque chose s’accomplissant dans la multiple donation du monde. Le visage, mais il n’y a nul visage, cette haute épiphanie humaine qui dit le fondement essentiel de l’être. Toute dissimulation, tout retrait, s’ils font signe vers un possible manque, indiquent aussi la libre possibilité qui nous est remise de donner cours à notre imaginaire, de faire se dresser l’Esquisse de l’Autre de telle ou de telle manière. Cette absence est belle. Elle est identique à l’attente anxieuse, mais combien fondatrice d’espoir de l’Amant sur le seuil de découvrir, à nouveau, son Amante.

 

Tout objet précieux est remis au luxe de son écrin.

Toute gemme singulière sommeille dans l’étui silencieux de sa glaise.

  

   Née de l’Ombre-Lumière est bien de la consistance diaphane des songes. Elle vient à nous ‘sur des pas de colombes’, elle connaît sa paix en même temps qu’elle nous en fait l’offrande. Son corps, mais s’agit-il vraiment d’une œuvre de chair ? Ou bien est-ce notre imaginaire qui en a tracé les traits, notre désir qui en a hissé la souple et lisse venue, ici, dans cette chambre, dans cette ‘pensione’ qu’on a peut-être hallucinée afin qu’elle confirme qui on est dans l’égarement toujours plus tangible de ce qui s’offre à nous, dont le caractère dérobé est constitutif de notre propre errance ? Oui, nous sommes de fuyantes Figures, de simples éclisses de temps, des copeaux d’instants qui ne se connaissent qu’à s’éloigner d’eux-mêmes, à s’animer tout autour de spirales de vide, à emprunter des chemins qui se perdent dans ‘l’inquiétante étrangeté’ de hautes futaies. Est-ce au gré d’une réassurance que nous projetons cette image sur l’écran de notre lucidité ? Mais qu’importe le coefficient de réalité, et puis, au juste, qui pourrait dessiner le réel, lui donner contours et contenu ?

   L’arrondi d’une épaule, il ressemble à la douceur océanique d’une dune qu’une indistincte brume visiterait, la courbure du dos, le creux dissimulé de l’aisselle, le sein supposé, puis cette juste coulée de clarté le long du bras que sont-ils si ce ne sont de lumineux repères qui éclairent notre avancée tout au long de notre indéchiffrable destin ? Cette image d’une Alanguie est emplie d’une réserve qui nous attire bien plus que ne le ferait une autre image en sa plus ouverte efflorescence. A la poursuite de Soi, à la recherche de l’Autre, toujours il faut cette marge de subtile indécision, ce halo d’imprésence, cette presque dissimulation qui, menée à son acmé, ne laisserait plus qu’une interrogation flottant dans les espaces infinis de la vacuité qui, parfois, nous assaille dans notre quête de signification. Regardant Elle-qui-dort (ou feint-elle seulement le sommeil ?), nous sommes immergés au plus intime de nous-mêmes, dans cette zone interlope pareille aux terrains vagues des banlieues urbaines, saisis d’un flottement qui nous déporte de nous en même temps qu’il nous installe dans le site d’une vérité.

 

C’est parce que rien n’est jamais assuré que nous doutons.

C’est parce que nous doutons que nous questionnons.

C’est parce que nous questionnons

que nous sommes hommes au plein même

de notre condition.

 

   Née de l’Ombre-Lumière est venue du Gris, cette teinte médiatrice qui nous confirme dans notre avancée, entre le Blanc de la pure présence, le Noir du retirement. Oublier ceci, cette sublime joie, cette infinie tristesse, c’est faire du mensonge la texture de l’exister. Or, Vivants jusqu’au bout de nous-mêmes, que voulons-nous ?

 

On veut la pleine lumière.

On veut l’arcature ouverte du désir.

On veut l’ivresse de la possession.

De Soi,

de l’Autre.

 

 

 

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