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2 septembre 2021 4 02 /09 /septembre /2021 07:22
Mon travail se nomme « Liberté »

Ile de Møn

Source : Wikipédia

 

***

 

   Oui, lecteur, je sais combien mon histoire va te paraître étrange. Aussi vais-je commencer par le commencement. Il y a déjà bien des années, alors que j’étais élève d’un Collège d’Aarhus, lorsque mes professeurs m’interrogeaient sur le métier que je ferais plus tard, invariablement je répondais « Liberté ». Lesdits professeurs avaient beau me dire que la liberté était une notion philosophique bien plutôt qu’un métier, je n’en persistais pas moins dans ma façon d’envisager mon avenir : il serait « Liberté » ou ne serait rien. Mais n’allez nullement croire qu’il ne s’agissait que d’une idée fixe, d’une marotte non fondée en raison. De bonne heure, j’avais lu le livre de Daniel Defoe, dont le titre à lui seul, long comme un jour sans mémoire, était déjà en lui-même un sujet de constant émerveillement. Qu’on en juge :

   « La Vie et les aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé de Yorkmarin, qui vécut 28 ans sur une île déserte sur la côte de l’Amérique, près de l’embouchure du grand fleuve Orénoque, à la suite d’un naufrage où tous périrent à l’exception de lui-même, et comment il fut délivré d’une manière tout aussi étrange par des pirates. Écrit par lui-même ».

   Un livre qui promettait un si grand voyage, par-delà les hommes et les mers, ne pouvait être qu’œuvre de « Liberté ». M’identifiant à Robinson, me coulant dans le lit de ses étranges et étonnantes aventures, je ne voulais avoir pour unique tâche dans la vie que d’être l’illustration de cette « Liberté » dont les hommes avaient beaucoup dit, qui avait fait couler beaucoup d’encre mais qui, à la vérité, n’était qu’une illusion au large des yeux. Donc je poursuivis cahin-caha des études mornes derrière les murs sombres d’un Collège qui était plutôt une prison que le libre espace dont je rêvais. Compte tenu de mes résultats scolaires somme toute médiocres, de mon peu d’enthousiasme pour les études, mes parents, d’un commun accord, décidèrent de m’orienter vers de plus prosaïques horizons. C’est ainsi que je fus engagé comme apprenti dans une imprimerie, composant, le jour durant, dans la forêt de caractères en bronze, des textes sans importance que je m’amusais à déchiffrer à l’envers puisque c’était la manière dont ils se présentaient à moi. En peu de temps je devins un expert de la lecture inversée, ce qui bien évidemment, ne me confirmait en rien dans mon métier de typographe. Ce statut dura quelques années au cours desquelles, lecteur assidu de toutes sortes de littérature, je dévorais littéralement des quantités d’ouvrages classiques et modernes. Sur de grandes feuilles de papier, j’en établissais des fiches de synthèse.

   Ce faisant mon entraînement à l’écriture confirma bientôt quelque talent en la matière, talents que je ne tardai guère à négocier, entrant au « Morgenen » (Le Matin), journal d’Aarhus connu pour ses articles plutôt atypiques sur l’art, la littérature, les romans de voyage. Je pensais que je tenais là les éléments d’une future liberté, aussi ma belle persévérance fut, un jour, récompensée. Olaf Olsen, mon rédacteur en chef, sur ma demande, consentit à me détacher sur l’Île de Møn afin d’y tenir un Journal à la manière de Defoe, dont le feuilleton serait régulièrement diffusé dans les colonnes du quotidien du Jutland. Olaf ne prenait aucun risque puisque mon travail était payé à la pige, plus j’écrivais, plus je gagnais et inversement. Il s’agissait d’un récit totalement imaginaire, sinon utopique. Mes articles étaient en quelque manière des « robinsonnades » que j’agrémentais de quelques photographies uniquement en noir et blanc, prises avec un antique appareil Polaroïd dont j’appréciais la vitesse d’exécution aussi bien que l’imprécision, cette dernière traçait les contours flous d’un genre de conte magique. Je vivais de peu de moyens techniques et écrivais tous mes articles au stylo sur des blocs-notes que j’envoyais par la poste à mon destinataire d’Aarhus.

 

    Le paysage quotidien de mon horizon libre

 

   Voici dix ans que je suis installé à la pointe orientale de l’Île de Møn, à l’endroit exact où se situent de hautes falaises de craie blanche. Je vis dans un modeste logis, une chaumière plutôt étonnante que je loue à un indigène de l’Île. Elle possède un toit tout en hauteur, percé d’une lucarne portant une étroite fenêtre, c’est là le lieu de ma méditation, de mon écriture. Les mots y volent tels de gracieux papillons, les mots y font des ricochets comme ceux que je m’amuse à faire sur l’eau grise, indolente, du Hjelm Bugt, cette sorte de large baie ouverte, au sud, sur la Baltique. J’aime bien cette pièce modeste, sa table de bois blanc, son divan recouvert d’une cretonne beige, sa douce lumière en clair-obscur est un peu l’intermédiaire entre le rêve et le réel. Elle est la teinte de toute liberté, un pied dans le concret, un autre dans l’abstrait. Mais toute liberté ne vaut que par ce que l’on en fait et, pour moi, elle convient à ce rythme alangui qui est le mien, à mon penchant à la rêverie, à mon inclination à la lenteur, à la teinte romantique qui m’attire au-delà de toute raison vers ces paysages ouverts à l’espace, bleuis de ciel, tachés de lointaines et aériennes brumes.

   Au rez-de-chaussée, une seule pièce fait office de chambre avec son coin toilette, sa salle de vie et sa cheminée. Les ouvertures sont de dimension modeste en raison du climat rigoureux l’hiver, du glissement du blizzard sur la façade parfois, de la brume marine qui tapisse les tiges du chaume, une végétation vert-de-gris court sur le toit à la manière d’une maigre lande échouée dans un lieu d’improbable destin. Ce qui me plaît ici, c’est bien ce lieu de haute indécision, cette heure impalpable, cette aube qui jamais n’en finit, ce jour qui se donne au présent, encore attaché au passé. Ce qui me plaît, un genre d’infinitude, d’ouvert sans limite, de constamment disposé à la nature, à la rayure de pluie, au poudroiement d’une courte neige, au glissement du noroît sur la peau, à la faille illimitée du jour, il ressemble à une éternité.

 

***

 

 

 

    Rapides tableautins d’une vie libre

 

   Longue saison - Liberté du Grand Large

 

   Voici mon rituel de Robinson. Sitôt pris mon petit déjeuner, je sors de la chaumière. Un vent régulier souffle sur le large plateau, couche les graminées qui oscillent à la manière des crinières des chevaux. La belle lumière brille à l’horizon, fait sa traînée sur l’immense plaine liquide, glisse le long du sentier côtier, rebondit sur les premiers galets, se disperse au contact de l’air diaphane, monte au plus haut de la courbe du ciel. Je mets mes mains en visière pour ne pas être ébloui. C’est étonnant ce prodige de la clarté, cet intense rayonnement qui se donne telle l’arche d’une liberté et, cependant, il faut cligner des yeux, placer ses paupières dans le genre de celles des sauriens, laisser juste une fente par où n’être nullement aveuglé. Serait-ce ceci, la métaphore d’un excès de liberté qui consonerait avec aliénation bien plutôt qu’avec la pleine dilatation d’une joie de vivre ? Pas assez de liberté et c’est l’idée d’une perte irréversible. Trop de liberté et l’ivresse s’empare de nous et nous reconduit dans le questionnement de qui-nous-sommes, perdus dans la vastitude du monde.

   Je descends le long des marches sculptées dans la falaise de craie. Le passage des hommes, ce travail continu de fourmi, y a déposé des empreintes grises. Elles disent le défilé inapparent de ceux qui vivent ici, glissent telles des ombres à contre-jour de la vie. Les gens de Møn sont discrets, ils marchent sous le vent, ils courbent l’échine, parfois ils se confondent avec le haut mur blanc, en hiver, quand le givre les fouette de ses dentelles blanches. Les gens de Møn sont silencieux, un silence de falaise, une existence confiée à l’illimité, souvent à l’illisible, toujours aux hiéroglyphes de l’air lorsqu’ils fouettent les visages, n’y laissant que des traces d’absence. C’est comme si, parfois, dans la carrière immense de la nature, l’on se diluait soi-même, l’on confiait son corps à ce qui vient de loin, cette nébulosité qui plane en direction de son propre mirage. Exister ? : quelques confluences innommées, quelques échardes souples de buée, quelques grésils inaccomplis se perdant à même l’abîme de l’heure. Ecrivant ceci, je me rends compte combien je suis un Robinson nostalgique, un Solitaire bucolique, un Ténébreux hissé au plus haut d’un pavillon pareil à ces drapeaux de prière tibétains, ils faseyent longuement à la recherche d’un dieu qui, jamais, ne paraît, qui, jamais ne paraîtra, laissant les Pèlerins à leur plus sombre dénuement.

   Je suis arrivé en bas de la falaise. La lumière se recourbe et prend la forme de l’anse dans laquelle je me trouve. Je suis seul, immensément seul au monde, Robinson échappé du livre de Defoe, être en chair et en os perdu, ici, sous cette immensité bleue. Suis-je triste de ceci ? Nullement puisque c’est moi qui ai décidé de mon destin, l’ai porté à la proue de cette île, cette île qui est moi tout comme je suis elle. Je marche nu-pieds sur le peuple de galets gris qui jonche le bas de la falaise. C’est ma manière à moi de me rattacher à ce lieu, de lui confier cette tâche d’immémoriale présence. Voyez-vous, combien il est étrange de ressentir le comblement de la faille étroite de son corps, un genre de plénitude qui fait son lent murmure, qui déploie ses tentacules à la manière d’un poulpe soyeux, infiniment maternel. Alors, en soi, plus aucune rupture, plus le moindre abîme par où une angoisse pourrait se donner, plus de souci qui entaillerait l’âme, instillerait en sa substance un genre de « noire idole ». Non, ici tout va de soi et l’habituel sentiment diffus dont les hommes sont atteints lorsqu’ils évoquent le phénomène de la liberté - cet insaisissable-, voici qu’il vient à ma rencontre naturellement, à la manière du cumulus qui confie sa présence ineffable au lisse glissement du ciel.

  Insensiblement, le timide soleil commence à réchauffer les galets. Je les sens plus libres d’être, d’affirmer leur existence, de regarder le mur de la falaise, de se laisser regarder par les grands oiseaux marins qui filent au ras de l’eau. Grand bonheur que de me ressourcer au contact de la pierre, sous l’azur illimité, là dans le silence qui frémit de se dire, de sortir de soi, de devenir parole essentielle en ce lieu de pure venue des choses en l’immédiateté de leur être. Parfois je m’accroupis, saisis un galet plat, le propulse dans l’air de toute l’énergie assemblée dans le creux de ma main.  C’est un peu de moi qui se détache et découvre l’onde qui l’attendait depuis toujours. Le galet ricoche dans un éblouissement blanc, des gerbes d’écume l’entourent, des étincelles raient le ciel, des myriades de gouttelettes éblouissantes font leur chant minuscule sur la vitre liquide. Quelques ondes puis plus rien que le calme reconduit à lui-même.

   Alors, parfois, je m’amuse à donner à cette brusque disparition le mince statut d’une métaphore philosophique. Ce caillou qui était là, qui brillait sur la plage, dont ma main s’est emparée, en faisant son objet, une manière de prolongement de qui-je-suis, ce caillou qui a brièvement existé, a-t-il au moins connu sa seconde de liberté avant qu’il n’aille rejoindre la faille d’eau qui l’a englouti ? N’est-il que le témoin passager de cette temporalité qui nous anime, de cette durée qui nous retire d’une main ce que l’autre nous octroie avec parcimonie ? Il y aurait tant à dire sur les choses du monde, sur la vacuité qui les creuse et les ruine de l’intérieur, mais aussi énoncer la grande beauté du simple, ceci qui vient à nous dans la modestie, autrement dit dans sa propre vérité.

   Parmi les amoncellements de galets, venus de la falaise, des fossiles d’animaux marins jonchent le sol. J’aime par-dessus tout leur gonflement pareil à celui d’une vulve, leur étoile à cinq branches, la patine du calcaire que les ans ont revêtue d’une belle teinte marron clair semblable à une croûte de pain. Chaque jour qui passe accroît ma collection de ces vestiges d’un temps révolu que les hommes ont effacé de leur souvenir. Ils sont les témoignages d’une vie qui a eu lieu, d’un corail qui était leur âme, de piquants qui étaient leur effusion en direction du milieu qui leur était propre. Maintenant l’air vibre et s’éclaircit, la lumière est installée au centre du ciel, le ciel est un grand cirque qui renvoie ses rayons sur le dôme de l’eau. Je m’assois sur les galets et regarde la courbe de l’horizon. Soudain des cris graves et rugueux déplissent l’air, le déchirent vers le grand large. Des taches grises et blanches glissent sous la dalle du ciel, se posent bientôt sur le miroir de l’eau. C’est un vol de bernaches cravant qui effectuent leur migration printanière. Image s’il en est d’une liberté en acte. Toujours l’oiseau m’a paru, et singulièrement les oies, symbole d’une souveraine autonomie. D’abord il n’y a rien dans le ciel, sinon sa respiration, son souffle inaperçu, puis il y a les cris, puis la pause sur l’eau, puis le vol de nouveau, puis plus rien qu’une longue absence. Peut-être la liberté humaine n’est-elle que ceci, une parole qui cingle l’éther, quelques mouvements syncopés, un retirement et seulement l’espace d’un passage laissé vacant dont seule une mémoire pourra témoigner ?

   Mes journées sont tissées de ceci, de longues déambulations au hasard, de simples décisions uniquement dictées par l’émergence souple de mes affinités. « Liberté de pacotille », diront ceux dont l’engagement existentiel est la marque d’un projet, d’une décision qui, toujours, va au-delà de soi et se vêt d’une possible transcendance. Soit, je donne raison à tous ceux qui vont de l’avant avec la certitude que leurs actes sont exacts, qu’ils valent la peine d’être prolongés. Je reconnais, ma liberté jaugée à l’aune de ce courage peut sembler une si modeste chose. Et, cependant, quand bien même elle reposerait sur un évident solipsisme (Robinson a-t-il d’autre possibilité que d’être soi, en soi, dans la limite de son être propre ?), cette liberté, adossée à une vie simple et retirée du monde, ne demande rien, ne sollicite rien d’autre qu’une entente de soi avec soi. Et c’est déjà beaucoup.

   Être confronté à soi à longueur de temps demande endurance et renoncement aux charmes de ce qui est différent et, le plus souvent, ne brille qu’à nous aliéner à nos singuliers désirs.  C’est notre propre domination qui est en jeu, terreau sur lequel croissent les plus terribles décisions qui soient, cette « volonté de puissance » nietzschéenne qui n’admet que soi dans le mirage de quelque hauturière folie. Vous excuserez, lecteurs, mon inclination à toujours vouloir reporter au concept l’indifférent et le contingent, le fait inapparent, le minuscule et l’inaperçu, mais ai-je donc d’autre loisir, moi « l’Ermite de l’Île de Møn », car je ne doute guère que ce prédicat ne me soit destiné au motif de mon éloignement volontaire des hommes. Oui, je reconnais, je porte parfois sur le genre humain un regard à la « Jean-Jacques », distancié, souvent critique mais là seulement, se dévoile la vérité concernant l’homme. Soi, tout d’abord. Les autres ensuite. On ne voit adéquatement la communauté dont on est issu qu’à s’en éloigner, à prendre un nécessaire recul. Trop loin de l’autre, on ne le voit plus. Trop près on se condamne à la cécité.

   Depuis que je vis sur mon caillou au milieu de la Baltique, les jours sont une succession de moments heureux, d’instants de pure clarté. Parfois une brume passagère, un souffle délicat comme lorsqu’on franchit un gué, se questionnant sur la possible atteinte de l’autre rive. Ce genre de vie douce qui pourrait tutoyer quelque « béatitude », est-ce ma vie en solitaire qui en crée les conditions, comme si solitude rimait avec complétude ? En partie, oui, mais en partie seulement. Vivre seul ne veut pas nécessairement dire effacer les autres de son propre horizon. Bien des Existants dont il est dit qu’ils sont de « bons vivants » (y aurait-il un peuple des « mauvais vivants » ?), ne fréquentent leurs commensaux qu’à retirer, pour eux-mêmes, les mérites de leur commerce assidu. Toutes les déclinaisons de l’ego en tant qu’égoïsme, égotisme, égocentrisme ne pointent pas nécessairement en direction de ceux qui ont choisi de se retirer de la société. L’on peut affirmer son foncier égoïsme quad bien même on fréquenterait les salons mondains. Les autres, ainsi que tout phénomène extérieur résultant de la notion d’altérité en général, ce n’est nullement en les convoquant, en les adoubant qu’on dévoile le mieux leur essence, mais en les portant en soi telle l’exception qu’ils sont. Une transcendance visant une autre transcendance et l’accomplissant ainsi au titre d’un regard strictement humain, seulement mais entièrement humain.

    L’homme de l’Île de Møn que je suis devenu n’est nullement différent du collégien que j’étais à Aarhus, de l’enfant que je fus dont ces « autres originels » que furent mes parents constituèrent les prémices de la relation. Chaque jour qui passe, comme sur l’écran touché par les rayons d’une lampe magique, se déroule, consciemment ou non, le grand carrousel de ceux qui constituent mon horizon. Mes parents que je viens d’évoquer, les membres de ma famille, mais aussi ceux de la grande famille mondiale. Ceux du Collège, ceux de l’Imprimerie, ceux du Journal, ceux croisés au hasard sur les chemins de la vie. L’autre, en tant que transcendance, est toujours assuré d’être ce qu’il est pour l’infini du temps, une figure à l’ineffaçable épiphanie. Et ceci dépend d’autant moins de nous que cette nervure essentielle de notre être-pour-l’autre est intimement coalescente à notre humaine condition. Sans l’autre je ne serais nullement venu au monde. Sans l’autre je ne serais ni de l’ordre du réel, ni du nécessaire, mais seulement du « possible », du virtuel, en attente d’être sans jamais le pouvoir.

   L’eau de la mer s’est dilatée, sans doute gonflée par la lumière qui la traverse de toute part. Des vagues vertes et bleues, aux reflets argentés, bougent constamment comme si elles voulaient manifester une impatience, peut-être une urgence à vivre, Elle semble, la mer, n’être mer qu’à connaître ces flux et reflux constants, ces lentes irisations, ces retraits en quelque sombre abysse. Moi, le Solitaire de l’Île de Møn, je lui dois quelque chose, je ne peux me contenter de la longer sans la mieux connaître. Voyez-vous, c’est étrange cette manière de co-présence de l’homme à ce qui le détermine au titre du paysage, au titre des Grands Eléments, je suis la partie d’un Tout qui m’appelle, m’interroge, et en définitive ne m’accomplit qu’à l’aune d’un regard destiné. Destiné à quoi ? Mais à l’immédiate altérité de ce qui est. Au vol lisse de la mouette. A la plaine gris-bleue des nuages. A la dilatation immense des flots. Alors que puis-je faire pour les fêter tous ces êtres de mon intime rencontre ? Leur adresser des prières ? Leur envoyer des messages secrets ? Jeter des bouteilles emplies de sens sur la rumeur des vagues ? Il y a tant de manières de rencontrer ce qui se donne, là devant soi, et ne demande qu’à être reconnu.  

   Moi, Marwin Nielsen, Robinson de Møn, il me faut trouver le style et le lieu exacts de ma manifestation. Et voici en quoi consiste mon rituel quotidien. Oui, c’est un travail, mais celui-ci, doué de sens, ce qui revient à dire précisément que ce n’est nullement un travail (lequel est rarement consenti), mais une simple distraction, un divertissement au terme desquels, non seulement je ne dois nullement me sentir amputé de moi-même, en quelque manière que ce soit, mais grandi, éployé au rythme de cette nature si généreuse, je la sens couler en moi avec la souplesse qui sied aux amours les plus authentiques. Inlassablement, jour après jour, dans la neuve lumière du printemps, dans celle hissée au plus haut du ciel en été, dans celle dorée de l’automne, dans celle glacée de l’hiver, je bâtis, galet après galet, des cairns de modeste fortune dont le mérite le plus constant est d’échapper au rythme du temps, pour les plus solides, pour ceux que je dresse tout en haut du rivage, tout contre la blanche falaise que jamais les flots ne viennent atteindre. Quant aux plus fragiles, aux plus éphémères, je les fais se lever à la limite des flots, me réjouissant d’avance, non de les voir mourir, il ne s’agit nullement de ceci, mais d’observer la puissance du temps dont les vagues les plus vigoureuses constituent l’évident symbole. Un instant, les boules de pierre résistent, luttent contre les flots, puis, vaincues par tant d’énergie, s’écroulent dans un bruit de savon et un éclatement de bulles.

   Certes, pour l’homme pressé des villes, pour l’homme occupé qui foule de ses pas de cuir le sol des rues d’Aarhus, ce passe-temps lui paraîtrait aussi vain que d’essayer de capturer la réalité d’une baudruche flottant au plus haut de l’air, mailles d’une pure utopie se disqualifiant à même sa profération. Oui, sans doute cela n’a-t-il guère de sens d’empiler des cailloux, de s’assoir sur le rivage, d’en contempler les muettes pyramides. Cependant, élever un cairn, comme on élèverait une chose à partir de rien. Autrement dit : créer. Il y avait un amas indistinct de galets, il y a des figures levées qui attendent d’accomplir la part qui leur a été alloués, certes mince, mais tout aussi « nécessaire » que votre existence ou la mienne. C’est bien cette signification ultime des choses dont il faut patiemment esquisser le portrait. Ne le ferait-on et ce serait au risque de devenir fou, de sombrer dans les sombres mangroves de l’aporie. DONNER SENS, oui, la plus juste mesure de l’homme sur la terre. Non-sens est la réserve du nihilisme, les pièges que nous tend constamment une société bien trop occupée d’elle-même pour se rendre compte que des flots sournois en sapent la base, que la mort n’est pas pour après-demain. Non, pour demain, autrement dit tout juste contre la vitre de notre regard de myopes.

   Là, tout contre le rivage d’infrangible matière, je me laisse pénétrer de l’éternelle vacuité des choses. Nulle mélancolie cependant. Nulle tristesse. Nulle résignation mais une acceptation de ce qui vient dans la belle certitude d’être. Il me plaît alors de me laisser aller au rythme de l’étymologie du mot « cairn », de le considérer tel cet « abri de pierre construit par les explorateurs polaires ». Voici, en fait, ce que je crois être devenu, depuis mon arrivée sur Møn, un genre « d’explorateur polaire », un nomade cherchant précisément son « pôle », l’ayant en partie trouvé (mais le trouve-t-on jamais dans l’entièreté de son être, sans reste ?), genre de boussole qu’affolent parfois les vents magnétiques venus d’au-delà du ciel, d’étranges et illisibles contrées dont je ne pourrai connaître le destin de pierre, d’eau, de sable, de vent.

   Constamment j’ouvre mes mains, je les tends en direction de l’eau de la mer, de la brume des nuages, de la résille de l’air, du frémissement du sable, il n’en demeure jamais qu’un genre de souffle pareil aux comptines pour enfants, elles meurent sur le bord de leur sommeil, se diluent dans l’étrange floculation de leurs rêves d’ouate. Invariablement, ma salutation à la mer se termine par une cueillette de ces algues multicolores qui tapissent le rivage, la plupart d’une belle couleur lie de vin, les autres dans des teintes de vert éteint. Elles constituent la base de mes repas. C’est un peu de cette belle île qui entre en moi, coule en moi à la façon dont une eau pure suinte sur la paroi de calcite, se mêlant à elle, dans l’harmonie sans distance, comment pourrais-je ne pas en être comblé ? Sans doute n’y a-t-il pas de plus grande joie que de se sentir là au creux de la méditation recueille de la nature. Nature contre nature. Que resterait-il à espérer d’autre que ce sentiment interne coïncidant avec celui, au-dehors, qui nous dit notre être au motif du dialogue confiant que nous avons établi avec lui ?

 

 

***

     

 

 

Du bord de l’eau au sommet de la falaise où courent de douces vallées

 

   J’ai gravi en sens inverse le chemin de la falaise. L’eau s’éloigne doucement dans un drôle de clapotis. C’est son salut en ma direction, du moins suis-je heureux de le croire. Pourquoi les choses ne nous témoigneraient-elles de l’amitié ? Pourquoi nous laisseraient-elles hors d’elle, sans que rien ne soit possible de l’ordre d’un dialogue, d’un chant souterrain, d’une secrète communication ? Ce fier goéland qui cingle là-bas vers la fente de l’horizon, ne m’appartient-il en quelque manière tout comme je corresponds, en cet instant, à son étrange destin ? Reliés, nous sommes intensément reliés, que nous le voulions ou non, à l’orbe infini de ce qui est, de ce qui nous interpelle et nous convoque à l’infini poème du monde. Je suis arrivé sur le plateau semé d’herbe et de vent. Le jour est totalement venu, il dérive au plus haut du ciel, la clarté inonde le paysage, mais dans la douceur, dans le recueil de qui elle est en son fond, effusion de la conscience de la nature. Cette longue vallée, sorte de V alangui, m’est familière au motif que chaque jour qui passe scelle un serment entre nous établi. Je ne suis moi qu’à être le prolongement de sa forme si maternelle, elle n’est elle qu’à me rejoindre en ma filiale tendresse. La vallée et moi nous aimons comme deux amants dont la séparation est toujours l’épreuve du tragique en sa dimension abyssale. Loin : des collines plongent vers l’inconnu dans des teintes de glycine, ce parme léger qui ne dit son nom qu’à moitié, un murmure qui s’éteint au-delà des mots. Loin : un glissement écumeux de nuages avec, dans les intervalles, la rivière immobile du ciel au cours si long, on n’en saisit jamais qu’une mince pellicule, puis le silence s’installe et nous sommes seuls avec nous-mêmes comme en dette de cette rare beauté.

   A mi-distance : des plis de terrain oscillent du vert amande à impérial en passant par mousse et malachite, un genre de camaïeu lissant l’âme de sa belle et longue mélancolie. Près : la fuite argentée d’un modeste ruisseau que, parfois, la lumière revêt des plus vifs éclats. Des pierres noires en son centre en contrarient le cours et ce sont de rapides chutes, de brefs sursauts, ils font penser aux sauts capricieux de quelque caprin en mal d’espace, en mal de liberté. Près : la maison basse de Nilsa, la bergère venue de la ville, la bergerie où s’impatientent les chèvres, l’enclos où elles attendent la traite, le large plateau d’herbe grasse où elles expérimentent ce que « libre » veut dire, pour les hommes, pour elles aussi les bêtes. Oui, liberté est un identique ressenti, du moins en faut-il faire l’hypothèse, aussi bien pour nous qui pensons, que pour le troupeau qui, sans doute, ne pense guère mais manifeste son émotion, son impatience, sa joie de gambader ici et là parmi le peuple sauvage des graminées. Oui, la joie est toujours la joie, la mienne, celle de l’amie qui vient à ma rencontre, celle du ciel ivre de son immensité, de la mer dont les eaux battent plus loin que les yeux ne peuvent voir.

   Nilsa, oui, il faut que je vous parle de Nilsa. Elle est ma déesse, le génie tutélaire de ce lieu secret, elle le porte en elle, tout comme le lieu l’accueille avec une certaine ferveur, mais aussi avec la retenue qui sied aux liaisons immédiates et sincères. Décrire Nilsa revient tout simplement à décrire la beauté. Ses yeux sont d’opale, doucement étirés. Ses joues sont hautes, semées de taches de son. Ses lèvres sont d’un carmin si léger, on croirait le pétale d’une rose posé là avec l’à peine insistance d’un souffle de vent. Elle me fait penser à ces reines de Nubie, à ces purs prodiges du féminin parvenu à l’acmé de sa parution. Oui, elle est l’une de ces reines que la latitude septentrionale aurait portée à l’éclat de son subtil rayonnement. Entre nous, rien que de l’amitié. Elle est libre, je suis libre de toute attache. Aussi bien aurions-nous pu être amants, mais nous n’avons rien sacrifié de nous, posant notre « amour » au sein d’un régime sans contrainte ni exigence. Notre « amour » existe au plus haut de sa fortune, il est médiatisé par l’eau, le vent, la brume de mer, le bêlement si attachant des caprins. Jamais rien d’autre n’aurait pu nous combler davantage. Nous sommes disponibles l’un à l’autre, nous sommes pareils au lierre et à l’écorce, un seul et même élan vers un identique but : se connaître en connaissant l’autre et faire de l’amitié le site insigne d’une humanité à la pointe de son être.

   Nilsa a rejoint l’Île de Møn il y a quelques années. Elle tenait une boutique de vêtements dans un quartier chic d’Aarhus. Au début tout allait bien, mais peu à peu, Nilsa, s’était lassée de tous ces comportements à la mode, de toutes ces conduites superficielles, de ces Smartphone hissés à bout de bras tels les sémaphores d’une réussite sociale, lassée de toutes ces minauderies, ces manières de marcher façon mannequin, lassée de contacts qui n’avaient de sens qu’au titre du commerce, du lucre, du profit. Du jour au lendemain elle avait décidé de vendre sa boutique. Son pécule, elle avait trouvé à l’investir dans cette modeste maison et sa bergerie attenante. Elle avait appris le métier d’éleveur auprès d’un berger de l’ile et maintenant elle était autonome, prolongement en quelque sorte de cet attachant peuple caprin. Sa vraie nature se donnait là, dans le geste simple, authentique de qui elle était en direction de ce lopin de terre qui s’affirmait en tant que l’air qu’elle respirait, l’eau qu’elle buvait.

   Nilsa sort tout juste de sa maison. Nous nous adressons un fraternel salut. Je la rejoins dans l’enclos où je l’aide pour la traite. Puis l’heure est venue de libérer les chèvres, de les laisser gambader dans l’immense tapis vert qui les attire, les aimante et les rend étonnamment volubiles, légères, presque aériennes. Tantôt nous suivons le troupeau, tantôt il nous précède. Un grand moment nous longeons la falaise, jusqu’à l’endroit où un étroit sentier se dirige vers la mer. Les crêtes des roches blanches s’enlèvent sur un ciel poudreux, un genre d’étoupe qui circonscrit le lieu aux confins d’une généreuse intimité. Nous sommes là, immergés dans un cocon qui ne nous étreint qu’à davantage nous rendre libres. Les chèvres adorent brouter la végétation d’épineux qui tapisse le pied de la falaise. Nilsa adore laisser flotter son regard au loin, sur le dos de la mer qui brille telle la peau métallique d’un marsoin. J’adore ce temps ralenti, situé à mi-distance de l’amitié pleine et entière, de l’espace en sa course illimitée, de la beauté en son inépuisable ressourcement. Exister : se laisser aller à tout ce qui vient sans se questionner, sans que quelque distance puisse s’établir des choses à qui l’on est. Oui, Lecteur, toi qui me suis patiemment dans mon rêve éveillé, tu assistes en ce moment à ce que je nomme ici, sur Møn, « mon travail ». Oui, je te vois sourire. Tu penses donc au travail en tant qu’effort, contrainte et douleur. Certes l’étymologie te donne raison, qui va te conforter en tes certitudes :

 « douleurs de l'accouchement » ; « tourment » « fatigue, peine supportée » ; « peine que l'on se donne, efforts » ; « peine que l'on se donne dans l'exercice d'un métier artisanal ». Le travail comme un joug en quelque façon, les « fourches caudines » que le destin nous aurait remises comme seul horizon consécutif à « La Chute ».

   Mais, vois-tu combien il est dommageable de n’envisager le travail que sous l’angle de la peine, sous la perspective d’une dette à combler. Ne serait-il davantage conforme à l’idée de bonheur, au moins esquissé, que de lui attribuer des prédicats plus doux ? Certes, je te l’accorde, notre société n’est pas tendre avec les travailleurs, d’autant plus qu’elle établit entre ces derniers d’insupportables hiérarchies. Il faudrait en revenir à de plus édéniques considérations, tisser nos oeuvres terrestres des fils souples de l’utopie. Exister en quelque sorte sur le mode de la contemplation. C’est bien en ceci que la vie de Nilsa, que la mienne sur l’Île de Møn, ne sont que des délibérations d’une « grâce » ne visitant guère que les rêveurs, les défricheurs d’invisibles et illusoires continents, les chercheurs d’un or halluciné à la hauteur de son mirage. En réalité je ne fais que transposer la fatigue légitime du labeur en son exact contraire, à savoir une liberté sans borne que nous ne pouvons guère trouver que dans le rêve, l’illusion, les reflets d’une boule de cristal, les scintillements de sa magie.

   Vois-tu, lecteur, j’écris sur cet hypothétique Marwin Nielsen que je suis censé être le temps de cette fiction. Marwin Nielsen, journaliste-écrivain retiré en sa solitude langagière sur ce mince caillou qui pourrait presque disparaître au simple motif de sa pure virtualité. Je suis l’écriveur d’un écrivain de papier qui n’a d’existence qu’imaginaire. Une mise en abyme de qui je suis immergé dans cette écriture qui n’est guère que l’encre des mots coulant dans mes veines, armoriant la suite longue des jours qui me tiennent éveillé. Peut-on demeurer une heure entière sans poser sur le papier ces minuscules pattes de mouche, notre intime substance, sans confier sa peau au velouté de la page, sans faire de son corps l’abri qui résonne du bruissement de la ruche langagière, cette immense Babel que nous sommes, ce pollen qui diffuse dans l’air les motifs illimités de sa plus pure présence ?  Ecrivant, je m’écris sur le flottant palimpseste du monde, je dépose ma trace comme la fourmi le fait dans la cendre grise de la poussière. Ecrivant j’existe. « J’écris donc je suis » voici en cet instant non reproductible l’ego cogito dont je suis atteint au tréfonds de mon être. Ne plus devoir écrire, ceci est-il synonyme d’une imminente finitude ?

   Alors, n’aurions-nous d’autre recours, pour nous distraire de la tâche de vivre (j’ai déjà mentionné qu’il s’agissait d’un « travail » au sens strict), d’autre recours donc que la fuite dans l’irréel, le fantasme cotonneux, le flou et l’approximation d’une vision décalée, frappée d’astigmatisme ? Bien des philosophes éminents, mais parfois aussi quelques sophistes, ont affirmé notre liberté, soit comme notre plus vif engagement dans le réel, d’autres comme l’abandon à nos désirs les plus chers et les plus secrets, d’autres encore en vantant les vertus de la solitude. Mais comment donner raison à celui-ci plutôt qu’à celui-là ? La liberté ne s’invente nullement au gré d’une décision intellectuelle, ne se décrète pas à la hauteur d’un dogme moral. Elle se vit à l’intérieur de soi et s’expérimente au fur et à mesure du déroulement des événements. Pour ma part je crois fermement à la valeur de la liberté en ce qu’elle se constitue de nos profondes affinités avec les choses, les êtres, le monde. Bien évidemment le lecteur aura compris que ces affinités ne seront nullement la libre expression de nos inclinations capricieuses mais que leur fondement sera d’ordre éthique, si bien que les universaux du Bien, du Beau, du Vrai en tresseront nécessairement la toile sur laquelle s’enlèvera la nature même de nos actes. C’est un a priori qui ne saurait être écarté qu’à connaître les rivages funestes des discordances,  le saut dans l’absurde en quelque façon. . Mais, lecteur, c’est promis, je t’assure d’avancer dans mon récit et de t’épargner toutes ces digressions qui, pour n’être nullement inutiles, constituent pour qui ne les attend nullement, un fastidieux « travail ».

  

   Les visites d’Olaf-Vendredi

 

   Olaf Olsen, mon rédacteur en chef, vient de temps en temps me rendre visite sur l’île. Il m’apporte des nouvelles du « continent », Il me parle du Journal, de l’ambiance qui y règne, parfois tendue sous le joug de la rentabilité, il faut toujours augmenter les tirages, gagner plus afin d’éviter la grogne des actionnaires. Il me fait aussi le récit des luttes intestines qui divisent le personnel, créent ici un clan qu’ailleurs un autre combat. Combien je suis heureux de vivre ma vie de Robinson à l’écart des tourments des villes et de leurs turbulences. Cependant ces événements m’intéressent toujours, c’est dans l’essence même de mon métier de journaliste. Pour me tenir au courant des mouvements du monde, je ne dispose que de la livraison hebdomadaire du « Morgenen » et j’écoute les informations au moyen d’un antique poste sur la chaîne « Dag efter dag » autrement dit « au jour le jour ». Cette chaîne exigeante, synthétique, comble mes attentes. Je crois que mon isolement m’a permis de prendre du recul par rapport aux hasards de l’actualité, si bien que mon objectivité, du moins est-ce mon hypothèse, s’en est trouvée accrue. C’est bien de pouvoir observer les choses avec un certain détachement, c’est un peu comme si l’on regagnait cette belle spontanéité de l’enfance qui fait les yeux brillants et les paroles immédiatement vraies.

   Avec Olaf, nous avons un endroit de prédilection guère éloigné de mon logis. C’est un genre de plateforme taillée à même la craie de la côte. Juste la place pour deux observateurs. Ici, la lumière réverbérée par les falaises de talc est pure, semblable à l’air vif du printemps. Elle illumine la large cimaise du ciel, elle se fait longue jusqu’à la limite de l’horizon. Elle s’adoucit près de la pellicule d’eau, elle se vêt d’une étrange teinte turquoise qui fait penser à la joie d’une aile de libellule que traverse délicatement la palme du jour. Dans l’échancrure entre deux arbres, l’immensité de l’eau se livre à nous sans retrait. Nous sommes des genres de conquistadors pacifiques dont l’âme comblée de beauté s’élève au plus haut de son étonnante destinée. Nous regardons tout ceci en silence. Parfois, seulement, le paysage s’anime du passage de bécasseaux, s’illustre du trajet rapide de quelques sternes. La nature est si généreuse donation que, la plupart du temps, hommes distraits, nous ne savons même plus en remarquer l’invisible présence. Cependant de tels paysages décillent nos yeux, ouvrent au profond de notre esprit la large avenue des choses reçues avec gratitude, instillent au plein de qui nous sommes des myriades de sensations qui jamais ne s’éteignent. La beauté est éternelle et c’est en ceci qu’elle nous touche intimement comme une part de nous-mêmes, sans doute celée, mais qui ne demande qu’à surgir à nouveau, à habiller notre regard des clartés les plus vives qui soient.

   Deux hommes face à un paysage sublime, que sont-ils sinon deux tragédies qui prennent conscience de la fragilité de leur être ? L’on ne peut rester longtemps muets car l’angoisse nous étreindrait et effacerait de notre vue cela même qui s’y imprime et justifie nos vies dans l’instant qui nous reçoit et nous détermine en tant que ces hommes que nous sommes, finis jusqu’à l’absurde, puisque ce moment de pure grâce s’effacera de lui-même et que nous nous retrouverons face à nous, immergés dans cette solitude qui est prodige en même temps que pure perte. De soi, de l’autre, de tout ce qui s’anime autour de nous, dont nous sommes le correspondant, l’écho, le miroir où s’abîme l’esquisse de notre condition. Ceci que j’exprime devant vous, moi, Marwin Nielsen, chroniqueur de l’Île de Møn, je l’ai éprouvé d’une manière quasiment charnelle, comme si les mots chargés de sang et d’oxygène s’étaient mis à danser tout contre la tunique de ma peau. Un léger tellurisme, une plaisant fourmillement, parfois contrarié par une trop lourde chape de chagrin. C’est ceci les moments merveilleux : une grande arche de lumière déployée dans l’espace du libre éther, puis une brusque nuée, puis des éclairs, puis l’orage qui emporte tout sur son passage, il ne demeurera que le souvenir vague de ce qui a été, le peuple des larmes au bord des yeux, des frissons en-dedans, le creusement d’un vide intérieur et les mains jetées en avant qui ne saisissent que leur propre désarroi.

   Mais il me faut m’extraire de ce pathos sinon, lecteur, tu vas penser que la condition ilienne n’est semée que de tristesse et de malheur. Non, c’est bien du contraire dont il s’agit. Mais par définition, tout contraire, tout négatif se doublent de positif et chacun sait, qui vit ici, sur Møn, que la vie est pleine d’attraits. Cependant, je dois le reconnaître, soit par inclination naturelle, soit que l’atmosphère de l’île en diffuse les fragrances, la mélancolie se donne parfois comme le revers de l’exaltation. Pour dire l’Île en sa nature la plus approchée, il faudrait disposer d’un autre langage, user d’autres mots qui, tels des abeilles d’or et de lumière, diffuseraient à l’entour la richesse de leur être. Tu auras compris, lecteur, que ma remarque ne s’appliquera nullement à des mots tels que « air », « ciel », « terre ». Ceux-ci s’élèvent d’eux-mêmes, ceux-ci sont affectés de transcendance, ils disent le visible de qui ils sont et l’invisible qui les habite et les porte au paraître de telle manière que non seulement ils nous éblouissent, ce qui serait déjà beaucoup, mais emplissent qui nous sommes d’un genre d’alizé. Celui-ci nous soustrait aux tâches communes, harassantes, qui tissent notre habituel univers. Non, le vocable dont il faudrait faire un usage des plus modérés, des mots-d’avoir, des mots-qui-quantifient, des mots-qui-réifient, transformant nos énoncés en de simples coquilles vides. Comme moi, tu auras pensé à ces sauts dans l’étroite contingence que pointent des mots tels que « exploiter », « lucre », « rendement ». L’idée qu’ils génèrent est si étroite, tellement circonscrite à une confondante matérialité, que rien ne sort d’eux qu’une sorte de mutité contre laquelle nous butons sans jamais en pouvoir saisir le sens. Ce qu’il faut, toujours et avant tout, du SENS, ce mot doué d’un tel prodige dont les mérites illimités nous entraîneraient trop loin de cette île dont je suis censé tenir la chronique.

   Eh bien vois-tu, accompagnateur de mes heures en noir et blanc, je ne sais si mon compagnon ici présent ; Olaf Olsen, mon collègue et ami de toujours, a éprouvé des choses identiques aux miennes. Mais peu importe, l’essentiel est qu’il soit venu, qu’il vive à sa manière cette rencontre avec cette infinie pureté de la Baltique. Je connais si bien son mode de fonctionnement. C’est heureux tout de même de cheminer, de temps en temps, avec une manière d’alter ego en qui on déchiffre les chemins de l’exister comme on le ferait d’une partition connue avec, déjà en tête, la ritournelle sous-jacente qui l’habite, en trace la mélodie unique. Ce que je sais, d’une façon irréfutable, c’est que ce soir, comme bien d’autres soirs, nous irons faire un tour dans la petite ville de Stege, la « capitale » modeste d’ici, lieu de rencontre des autochtones et des visiteurs de passage. Nous nous promènerons un moment dans les rues de la ville, cette cité si modeste, tout le monde s’y connaît, tout le monde converge vers les quelques auberges sises au bord de l’eau. Le choix d’Olaf est toujours le même et je pourrais me diriger les yeux clos vers « Dansk glæde », littéralement « Au délice danois », cette modeste table où tant de fois nous nous sommes émus de la grande beauté des lieux, de la finesse des plats, de l’élégance de la serveuse, je crois qu’elle ne laisse pas indifférent l’homme d’Aarhus.

   Ce que je sais aussi, c’est que nous parlerons de ma vie sur Møn, du bonheur qu’il y a de s’éprouver à la manière d’un Robinson qui, cependant, n’est nullement coupé du monde, seulement à l’abri du rythme rapide se ses villes, à l’abri des marées humaines qui partout déferlent et vous laissent parfois échoué sur le rivage, saisi de vertige et même de nausée lorsque la pression devient trop forte, la houle invasive. C’est surtout de Møn que nous parlerons, d’Aarhus si peu, qu’y a-t-il à dire qui déjà n’ait été dit de cette vie aussi trépidante que superficielle ? Avec Olsen nous ferons le point sur l’avancement de mon travail d’insulaire : raconter ma vie et ne rien omettre qui pourrait intéresser les lecteurs. A ce sujet, nous avons parfois quelques divergences de vue. Olaf souhaiterait me voir inclure dans mes récits de plus en plus de parenthèses imaginaires, des sortes d’événements étonnants, des fulgurations mythiques, des aventures sortant de l’ordinaire. Ce faisant, il ne fait que remplir avec conscience son travail de rédacteur en chef. A ce titre, il surveille la qualité des articles mais aussi, il « veille au grain » au simple motif que plus il y a de farine, plus les administrateurs du Journal arborent de larges sourires, leur évidente joie, parfois, se manifestant sur les bulletins de salaire. Certes, je reconnais les contraintes qui pèsent sur les épaules de mon ami mais je ne souhaite nullement céder aux sirènes de la productivité, ceci est tellement éloigné de l’idée même de Robinson, de Møn qui est ma « Speranza », le lieu à partir duquel je cherche à rejoindre quelque vérité.

    Au début de mon arrivée sur l’île, il est vrai, je m’étais adonné avec une sorte de fièvre enfantine à tresser les murs d’une improbable Atlantide que je dotais de tous les pouvoirs merveilleux que mes semblables des villes ne pouvaient connaître, leurs yeux trop fixés sur un réel qui les égarait, se considérant toutefois pareils à des privilégiés que rien ne pourrait vraiment contrarier. Ma vie, ici, sur cette étroite bande de terre, m’a ramené à de plus justes considérations et c’est bien l’exactitude d’une existence simple dont je veux parler au plus près, sans ajout de fioriture, parler du ciel immense au-dessus de l’île, de la blancheur virginale des falaises, du vol des oiseaux libres à l’horizon, de Nilsa et de son troupeau de chèvres, du plateau semé d’herbe, des menus faits qui composent mon ordinaire. Rien que de vrai, rien que de naturel, un laisser-être-soi dans la venue du jour. Une liberté faisant face à une autre liberté.

 

   Courte saison - Liberté de l’intime

 

   L’automne s’est terminé dans des lumières si basses, on les dirait évanouies de l’autre côté de la terre en d’oniriques contrées. Rien ne bouge ici sur la côte et les « Mons Klint », les falaises blanches se dressent dans une brume qui les ôte presque à la vue. Depuis la plage de galets je n’aperçois guère que le dentelé de leur sommet, la résille claire de quelques branches dénudées, une échancrure ouverte sur le vide. Le silence s’y creuse d’étrange manière. Le silence y imprime son sillon qu’efface le ciel et plus rien n’est visible que la trace d’une mémoire peut-être disparue à jamais. Nul n’est plus heureux que le Robinson que je suis, l’exilé volontaire du monde. Pas de plus grande liberté que celle qui se choisit elle-même et gire tout autour de soi avec la légèreté, la grâce que met le papillon à butiner la fleur qui est sienne jusqu’à l’infini du temps. Le vent vient de la mer en de longues écharpes grises, s’immisce parmi la foule des galets, tourbillonne et remonte le long de la paroi verticale jusque sur le plateau où les oyats se couchent vers la terre, longue chevelure abondante, pliée au régime abrupt des latitudes du septentrion. Très loin, parfois, entre deux accalmies, le bruit à peine esquissé d’oiseaux de mer dont je devine la présence, simple émergence d’un nuage, puis le long mugissement des rafales, une pluie d’embruns, l’écume partout bondissante comme si elle se voulait un écho des falaises.

   Je suis bien, là, au seuil de l’hiver, contemplant tout à loisir ce qui vient à moi dans la rigueur, la froidure, l’exactitude des phénomènes à dire leur être, à le prononcer sur le mode du visible sans détour. Nulle distance entre eux et moi, mais bien plutôt une souple fluence, un accord généreux, une liaison intime de ce qui fait sens à seulement paraître dans l’imminence de sa présence. Le réel est alors si simple, donné dans la confiance. Comment-ne pourrais-je reconnaître, avec la plus évidente gratitude qui soit, cette roche blanche qui a chuté de la falaise, ce galet doucement arrondi avec sa belle lumière, les fins cheveux des algues enroulés sur eux-mêmes dans un subtil enlacement ? Comment pourrais-je me déporter, ne serait-ce que de l’infime, de toute cette beauté, de cette pleine oblativité qui habite la si simple venue des étants ? Il y a une telle élégance à se nommer sous la figure du modeste ! Il y a une si grande joie à s’esquisser sous la face libre de l’instantané que ne trahit nul calcul ! Faire de qui-l’on-est l’inaperçu posé face à ce qui ne se distrait de soi qu’à des fins de plénitude et nulle autre vue à l’horizon des choses. Une liberté appelle une autre liberté.

   De temps à autre je lance un caillou vers le large. Il rebondit sur les flots puis disparaît comme si, jamais, il n’avait existé. Je saisis un coussin d’algues que je pose sur une pierre plate. Je saisis un bout de bois flotté blanchi par la course incessante des eaux. Je saisis mon canif et, dans tout ce saisissement, c’est bien l’entièreté de mon être qui est saisie. Saisie par la tâche qui ne peut qu’être la mienne, ici, sous la vastitude du ciel, sous le lisse des nuages, devant la falaise de craie, près des mares d’écume qui clapotent dans l’indistinction d’elles-mêmes. Ma tâche d’homme, le principe éthique de mon exacte position sur cette terre, en ce lieu d’immémorial surgissement. Je n’ai à être que ce que je suis dans le geste le plus spontané de ma propre nature. Nulle volonté à ceci. Nul projet. Seulement l’espace d’une longue sérénité à elle-même son intime raison de figurer. J’entaille le bâton de larges coups de canif assurés d’eux-mêmes. Des copeaux, des écailles blanchâtres s’envolent dans le vent, pareils à un feu de Bengale. Je suis léger, emporté par la pure abstraction des choses. Un soudain sentiment de bonheur embrume mes yeux, les rend brillants tels les yeux des enfants. Ce qui était caché dans le bois, dont je ne pouvais soupçonner la présence, voici que cela se révèle, prend forme, sans doute à mon insu, genre d’indétermination sur le point de connaître les contours de sa venue en présence.

   Le bâton est légèrement courbe avec des stries latérales, deux trous en creusent la surface. Le bois est lourd, lisse, qui épouse parfaitement la paume de ma main, genre de prolongement ustensilaire qui me fait instantanément penser à ces bâtons troués du magdalénien dont nul ne sait l’usage et c’est heureux qu’il en soit ainsi, libre cours est donné à l’imaginaire, sans doute la ressource la plus précieuse de l’homme. Voici qu’ici, sous le ciel du Grand Nord, à mille lieues de toute présence, je viens de reproduire un geste venu de la nuit des temps. Ce geste, aurais-je pu le faire naître ailleurs qu’en cet espace si neutre que lui seul peut accueillir l’ensemble des autres espaces ? C’est curieux combien je sens en moi ce genre de primitivisme, de posture archaïque au gré de laquelle je m’identifie comme l’un des héritiers de ces lointains ancêtres, lesquels non encore extraits totalement de leur gangue animale, non encore habités de langage, ne pouvaient s’exprimer que par gestes, sans doute des gestes que l’on peut qualifier « d’originaires » tant leur élan prend appui sur la spontanéité du limbique, du pur réflexe.

   Or si, modestement, j’ai pu en quelque sorte, réactualiser cette posture primordiale, c’est bien au motif que, devenu Robinson au centre de « Speranza » je n’avais d’autre motif à trouver en moi que cette eau de source qui m’attendait et se disposait, un jour, à sa possible résurgence. Combien ce geste aussi fruste qu’empreint de juste satisfaction se donne comme synonyme d’une liberté emplie jusqu’en une manière d’excès. Jamais moi, Marwin Nielsen, n’aurais pu l’accomplir depuis l’agitation de mon bureau du Journal à Aarhus, pas plus que mon collègue Olaf Olsen trop pris dans le tourbillon de sa vie mouvementée. Peut-être Nilsa, l’éleveuse de chèvres de l’Île de Møn aurait pu s’y essayer. Oui, je crois que l’âme droite de Nilsa aurait constitué un tremplin possible, sa reconnaissance dans un geste des origines. Oui, c’est cela l’authentique, sa propre disposition à témoigner de l’homme en son rare, en sa dimension unique que, seule une nature simple peut appeler du centre même de qui elle est en une communion qui ne s’éprouve que du cœur du silence.

    L’hiver, ici, est une saison continue, un genre de fleuve étroit encombré de glaces qui dérivent à l’infini, emportant avec elles le souvenir de la haute lumière, de la fleur dans son écrin de mousse, du sentier sur lequel coule la douce clarté du soleil. Ces journées interminables, il faut les meubler, creuser dans l’immobile du temps une niche où trouver refuge. Quiconque n’a vécu dans ces contrées de « haute solitude » pourrait me croire affligé, prostré en quelque endroit de sourde mélancolie. Mais rien n’est plus inexact que cette vue éloignée, cette vue que je pourrais qualifier de « mondaine », cette vue ciselée au gré de l’éternel mouvement des villes, modelée selon leur agitation consumériste. Certes, il faut avoir, depuis longtemps, été immergé au cœur même de l’Île, en avoir éprouvé la rudesse mais aussi la joie directe qu’elle destine à ceux qui, authentiques, sont en quête d’eux-mêmes, d’une rencontre avec soi, avec l’autre aussi mais sur le mode du rare et du reconductible, sans excès, une amitié s’inscrivant en une autre amitié dans le geste le plus naturel qui soit.

   Aujourd’hui le temps est gris, toile lisse faisant se confondre tout en une même harmonie. Dans la cheminée de briques, des bûches flambent dont l’éclat ruisselle sur le blanc des murs. C’est un peu comme si les falaises de Møn avaient traversé les parois de mon abri, s’impatientant de mieux me connaître, de me livrer leur âme jusqu’au plus mystérieux de cette étrange contrée. Là, dans le surgissement de la pure évidence, se laisse voir le refuge de l’homme, son intime recueil, son repli immémorial face à la vastitude. Mon sentiment est sans doute semblable à celui de l’homo sapiens dont la grotte était l’assurance de ne point rencontrer l’animal menaçant, l’éclair violentant le ciel, l’abîme où risquer de disparaître, la pluie d’orage et la force de ses cinglantes hallebardes. Ce qui est bien ici, c’est le contraste qui existe entre dehors et dedans.

   Dehors le froid est vif, mordant, il ponce les falaises, abrase le voile du ciel, ronge les galets, colle les cheveux des algues qui deviennent semblables aux flagelles de quelque habitant des noirs abysses. Dedans est le lieu même d’une renaissance. Les murs sont tapissés de mes amis les livres, les boiseries sont chaudes, les poutres qui courent au plafond, revêtues d’une suie qui les rend aussi mystérieuses qu’attirantes. Par intermittences, le vent mugit aux angles de la maison. Ses coups de boutoir semblent vouloir drosser la vieille bâtisse contre le mur compact de l’air. L’air est blanc, cotonneux, piqué d’échardes de givre. L’air est un oursin qui roule tout le long du plateau, plante ses épines ici et là, comme pour témoigner de la force de la nature, l’homme est si fragile dans sa vêture de peau, un rien pourrait en traverser l’indistincte plaine.

   Ma tâche la plus exacte, lecteur, puisque tu auras suivi sans doute avec attention le fil rouge du « travail » qui hante ces quelques mots semés au hasard, ma tâche donc la plus urgente est d’exister avec toute la charge possible de réalité, sentant en moi, dans l’intime possession de mon être, se dérouler les lianes subtiles de ce que « vivre » veut dire, tout simplement, sans fioritures, au contact léger des choses. Dans l’instant je feuillette les pages d’un livre de poésie de Jean Orizet. Il parle de la Baltique en termes si précis que je ne peux résister plus longtemps au plaisir d’en partager avec toi les paroles de brume : 

 

 

« Baltique, lac tranquille

aux reflets de vieux bronze

 avalé par la brume,

à quelques encablures.

Longeant le rivage,

une ligne d'arbres taillés

dans du givre pur,

tranche d'un éclat plus vif

sur la neige un peu grise,

écaille des champs plats.

Sable sans couleur où canards,

 mouettes et poules d'eau

sont les seuls baigneurs

 de cette fin de janvier.

Température :

quinze degrés

en dessous de zéro.

On dit que lors d'hivers

encore plus rudes,

la mer peut être prise

par les glaces.

Des cygnes se laissent

 parfois surprendre.

Si nul ne vient les délivrer,

ils meurent le cou tendu,

lisses joyaux sertis dans

l’aigue-marine. »

 

    T’étonneras-tu que ces lignes, pour moi, soient précieuses ? Elles disent en quelques mots l’âme pareille à celle de Mon : une rigueur que double une attachante beauté. Une beauté magnétique qui ne vous lâche plus dès l’instant où vous l’avez éprouvée. Comme les yeux d’une Belle aperçue au détour d’une rue, ils sont des braises que jamais nous n’éteindrez, quand bien même vous le souhaiteriez. Oui, tout est dit dans cette courte poésie : le sombre métal du lac, les sculptures de givre des arbres, la solitude d’étranges baigneurs, la mort qui guette et se tapit derrière chaque flocon, dans les ravines des congères, sur le revers des aiguilles de glace. Infini jeu d’Eros et de Thanatos. Insigne et irréversible pas de deux, la vie jouxte la mort et ne se maintient sauve qu’à prendre garde au vertige qui toujours la menace et la place au bord d’un sursis.

   « Mon travail se nomme liberté », voici ce que j’énonçais sur le seuil de cet article. Oui, je crois éprouver ceci avec une infinie certitude. Et s’il se nomme « liberté », c’est parce que, librement consenti, il me place face aux choses dans leur droite venue, leur donation simple. Oui, je reconnais, j’ai une chance inouïe de pouvoir vivre en Robinson sur cette île d’exception. Mais cette « droite venue » se double d’un nécessaire ascétisme, d’une exigence face à soi de tous les instants. Des endroits de si grande beauté ne se donnent jamais dans la facilité, ils exigent un dialogue qui soit à leur hauteur, ils veulent des paroles poétiques, des attentions délicates, de constantes dispositions à faire surgir la vérité et à s’y conformer comme à une règle infrangible. Nul écart autorisé qui ferait sortir du chemin primitivement tracé. Il faut être en constance de soi, en constance du paysage, un regard faisant naître un autre  regard. C’est ceci que fait Nilsa, ma voisine éleveuse de chèvres, si exactement définie par rapport à la nature qui l’entoure. Elle n’est Nilsa qu’à être au clair avec sa propre présence, avec son rapport généreux aux bêtes, avec son attention à la force du rocher, au vol de l’oiseau, à la lumière du ciel qui crépite tout en haut de l’été, floconne en hiver, à peine une lueur sur la courbure du monde.

Mon travail se nomme « Liberté »

   Sur le mur, face à ma table de travail, j’ai punaisé une image trouvée dans les pages d’une revue. Il s’agit de « Dans l'hiver profond », d’un peintre viennois de la fin du XIX° siècle, début du XX°, Richard von Drasche-Wartinberg. La décrire simplement, c’est dire, en quelque sorte, l’Île de Møn, c’est dire aussi la libre venue de mon existence au lieu même de ce dont elle était en quête depuis toujours. Le temps est couché dans des teintes gris-bleues entre le plomb et le schiste. C’est une climatique qui est sourde, qui ne parle pas, qui vit au sein d’elle-même, ne laissant paraître que de bien rares motifs, mais si précieux dans leur modestie même. Tout ce recueil, toute cette intériorité à fleur de peau qui ne font effusion qu’à demeurer en soi, ceci est d’une inestimable valeur. Peut-on soi-même, jamais être comme ceci, dans ce retrait volontaire, dans cette contemplation silencieuse du monde ? Une forêt indistincte d’arbres - sont-ils mélèzes, épicéas ou bien de simples indéterminations ? -, une forêt immobile est postée tout au fond, pareille aux sombres nuées qui, souvent ici, flottent à ras de terre, si bien que l’on ne sait s’il s’agit d’un peuple céleste, d’un peuple terrestre. Une rivière au cours sinueux ondoie faiblement entre des rives semées d’une neige épaisse. Seuls, ici et là, quelques buissons en émergent, quelques pieux de bois, étranges sentinelles qui veilleraient la ligne de l’infini. Sur la rive opposée, une barrière de bois en sa solitude la plus verticale, quelques troncs derrière elle s’élèvent dans la brume du jour. Mais ne serait-ce, plutôt, le clair-obscur d’une aube lente à se lever, d’un crépuscule s’habillant de nuit ?

   Fasciné, parmi les craquements du feu de bois dans la cheminée, je regarde longtemps ce qui est devenu mon quotidien. Je monte les degrés de l’escalier qui conduit à l’étage. Sur ma table de travail une liasse de feuilles avec mon écriture serrée, le blanc du papier a un peu de mal à y tracer son chemin. Brindilles sur la neige qui s’essaient à dire un peu du lourd secret des choses. Au travers de l’étroite fenêtre, parmi les tourbillons du grésil, j’essaie de deviner les murs de craie des falaises, le large plateau où repose la bergerie de Nilsa, la courbe alanguie de la baie où les longs cheveux des algues tutoient le noir des galets. Demain, comme chaque jour qui passe, j’archiverai mes derniers écrits, je les rangerai dans une lourde enveloppe de kraft que je déposerai dans la boîte à lettres sur la place de Stege. Un genre de « bouteille à la mer » si vous préférez !

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