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28 janvier 2024 7 28 /01 /janvier /2024 10:42
Solveig, mon amour

Glaces flottantes sur l'Amour

Source : Wikipédia

 

***

 

 

                  Depuis mon Causse, ce dimanche 19 Septembre 2021

 

 

                 Solveig, mon amour

 

 

   C’est la première fois, depuis de très nombreuses années, que j’utilise cette formule, à l’en-tête de ma lettre, formule qu’à raison, sans doute, tu jugeras « kitsch »,. L’amour est si usé parfois, qu’il n’en demeure que la trame et un long goût d’amertume. Tu sais le jeu qui toujours m’anime de poser tel thème devant moi et de tâcher d’en épuiser le sens. Parfois, suis-je épuisé moi-même avant que le sens n’apparaisse ! Mais lutter contre sa nature est mauvais, autant pour le corps que pour l’esprit et, informé de ces dangers, je poursuis mon chemin, fût-il semé d’embûches. Donc l’amour. En prélude à ma lettre j’ai placé cette image du Fleuve Amour pris dans les glaces. Depuis sa source jusqu’à son embouchure, l’Amour s’étend sur plus de quatre mille kilomètres, ce qui est une distance fort respectable. Qui, parmi les humains, pourrait relever un tel défi ? En amour comme en bien d’autres domaines, le temps est un cruel compagnon. Au début, il nous comble de la palme de sa félicité, puis les jours passant, il dilue son essence pour, à la fin des choses, n’être plus guère reconnaissable, un genre d’éternité sans finalité. Un peu à la manière d’un oiseau de haut vol qui se serait égaré en plein ciel.

   L’Amour pris dans les glaces. Existerait-il métaphore plus éclairante ? Sol, tu le sais bien, tout s’épuise qui, trop souvent, puise à la même fontaine. La nouveauté se donne toujours à la façon d’une sorte de ravissement. Ce qui pervertit tout, c’est l’habitude, le jour que suit le jour, l’heure que précède l’heure. Nous sommes des êtres de désir et le propre de ce dernier est de n’alimenter sa flamme qu’à l’aune d’un constant renouvellement, autrement dit en raison de la fameuse loi du « manque et du désir ». C’est ce qui s’absente et me fuit qui aiguise mon intérêt, focalise mon attention, rougeoie telle la braise au plus profond de l’ombre.

 

La flamme de la chandelle s’épuise

à trop longuement flatter le jour.

L’éclat se fond dans l’éclat.

Le même se dissout dans le même.

  

   Les « je t’aime » meurent d’être trop souvent proférés. Les plus belles caresses sont les plus rares. L’acte d’amour ne vibre qu’à être toujours reporté. Accompli, il n’est plus. N’étant plus il devient aussi insignifiant que la feuille morte parmi le peuple des autres feuilles mortes. L’amour, il faudrait le réinventer chaque jour mais ceci est un vœu pieux qui ne résiste guère à l’épreuve du réel. Ce livre qui me fascine dans la vitrine du libraire, ce livre sur lequel je projette le feu de mon regard, il ne devient soudain, une fois feuilleté, que cet objet ordinaire, ce caprice réifié qui ne trouve plus en soi le lieu de son être, pas plus que, lecteur, je n’y retrouve le mien. Le précieux, c’est le prochain livre, celui que j’hallucine, dont par avance, je savoure la plaine blanche semée des signes les plus attachants et mystérieux qui soient.

   Certes mettre en parallèle amour et livre se conçoit en tant que jeu gratuit, sinon aimable provocation. Le livre et l’amour ne sont certes pas d’une identique nature. C’est notre façon de les aborder, de les placer au sein de notre imaginaire, qui résulte des mêmes mécanismes, d’identiques procédures. Eprouver des sensations vraies à l’endroit d’une personne, d’un objet, c’est toujours faire rouler la roue du désir dans le même sens, avec la même motivation. Toutes choses au motif de l’amour, se résument sans doute sous l’unique figure de la temporalité, ce temps qui nous façonne de l’intérieur et nous fait être de telle ou de telle manière. Hier mon désir s’animait à la vue de cette belle femme, aujourd’hui il brille face à une œuvre d’art, demain il s’abîmera dans la contemplation d’un beau paysage dont je voudrais qu’il fût la totalité de mon royaume, l’entièreté de mon regard, la totalité de mon plaisir.

   Mes considérations sont bien abstraites, même si elles sont traversées des pierres vives de l’expérience. Mais parler d’amour, ma chère Sol, c’est parler de nous aussi avec les gerbes plurielles d’une histoire qui n’en est une qu’à se donner sous des échanges épistolaires. Notre rencontre, dans ton beau pays de Suède, en des temps dont la distance les rend nocturnes, ce ne fut, en réalité, qu’une foudre dans un ciel d’été. Un simple échange dont la chair ne fut nullement consommée. Un croisement d’affinités, des promesses d’approfondissement, puis plus rien que ce lien qui nous réunit peut-être bien plus fort que ne l’eût accomplie une relation placée sous le signe de l’effectivité.

   C’est mystérieux tout de même la force d’une écriture lorsqu’elle se substitue à ce qui, pour nous sans doute jadis, nous eût rencontrés sous la forme d’une joie immédiate. Ce que notre insouciance, notre naïveté, la fougue de notre jeunesse déterminaient comme le plus propre, voici que le temps a eu raison de ces pensées, voici que le temps et la distance ont accru ce qui, en nous, fleurissait pour le métamorphoser en une solide amitié. Là, je crois, est un évident nœud de compréhension de ce qui vient à nous sous le signe de ces rapports, amour, amitié, dont nous n’arrivons pas toujours à tracer la ligne qui les partage. La difficulté est constamment attachée à dégager la qualité de tel ou de tel sentiment, de telle ou de telle émotion. Ici le quantifiable, le rationnel, n’ont plus lieu d’apparaître. Tout dans la sensibilité, tout dans l’intuition. Or, si l’intuition paraît nous rencontrer au terme de son immédiate donation, ceci n’est qu’illusion. Le rationnel s’appuie sur la logique des causes et des conséquences. Mais sur quoi repose l’intuition qui serait définissable, comment prédiquer ce qui ne fait que passer, cette brise au ciel, cette écume sur la mer, ce vol de l’oiseau dont jamais nous ne pourrons saisir la texture intime ? L’oiseau n’est plus et nous sommes là avec nos interrogations et le ciel est vide qui ne profère rien, ne fait que sécréter son éternel silence. Car, vois-tu, Sol, il n’y a nulle définition de l’amour, nulle description de l’amitié sauf à faire sienne la belle formule de Montaigne disant le lien avec La Boétie : « parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

   « Parce que c’était nous » et que nous ne pouvions nullement changer notre destin. L’eût-on voulu que, sans doute, il se serait ingénié à tracer d’autre voies que celles que nous aurions imaginées. Oui, le difficile avec l’amour, son être en fuite de nous, au motif duquel il nous faudrait différer de qui nous sommes, introduire un écart, peut-être même creuser une béance. Car c’est dans l’abîme que les passions s’exaltent et se connaissent à la mesure de leur étonnante texture, cette résille pareille à la brume levée dans l’air d’automne. Tu en conviendras avec moi, toi que je sais attentive aux tropismes, à ces fins mouvements de l’âme que Nathalie Sarraute, en son temps, sut si bien mettre en mots, il serait temps d’inventer une « phénoménologie de l’indicible », de saupoudrer le réel de touches à peine effleurées, de faire surgir de sa corolle, dans sa plus grande douceur, le pistil de ce qui ne se présente  qu’avec retenue, auquel nous ne donnerons de nom, le laissant libre de butiner, ici et là, le plus beau nectar de l’exister. Seul le subtil logos de la poésie peut s’élever à la hauteur de ce qu’il y a à dire. Parfois, voulant décliner notre amour selon les plus lyriques intentions, nous échouons au lieu même de notre parole. En effet, comment dire l’indicible ? Comment tracer l’esquisse de ce qui n’en saurait avoir ? Parfois le langage est trop court, les mots indigents qui font leurs confondantes boules d’étoupe, chutent sur le sol et s’évanouissent dans le secret de leur disparition.

    Ce qui serait à faire et à dire surtout, ceci, face à son amante : « Je t’… » et demeurer sur le bord d’un dire, laisser celui-ci tresser à l’envi la dentelle d’une comptine pour enfants. Un enfant disant à sa mère, à sa petite camarade, les yeux dans les yeux « Je t’aime », ceci est infiniment recevable car ces trois petits mots sont brodés d’innocence, de spontanéité. Ils sont des fragments de corps rencontrant d’autres territoires de corps. D’un amour l’autre. D’un corps l’autre. Ils volent et se posent tels de joyeux papillons en quête de leur ambroisie sur la corolle désignée telle l’aimée en son essence contenue. Seul l’enfant peut cette manière légère de dire, puis s’en retourner à son jeu avec naturel, sans souci aucun, sans reste qui le retînt en son amont. Pour lui rien ne compte que cet instant qui le cloue à demeure et le multiplie cependant, au-delà de toute raison.

    Mais, nous les adultes, tu t’en aperçois chaque jour qui passe, Solveig, ne le pouvons. Nous sommes trop possédés par un langage qui a épuisé la plupart de ses sèmes dans l’usage de la quotidienneté, il n’en reste que quelques trous dans le limbe d’une feuille, percés par la persistance du temps. Oui, au sens propre, nous sommes « usés » tout comme nos sens sont émoussés d’avoir trop désiré et si peu étreint. Car c’est bien nous, n’est-ce pas, que nous voulions atteindre dans notre commerce avec l’autre. Amour-solipsisme qui ne part de soi que pour revenir à soi. Il n’y a de réelle générosité que du don fait à l’intérieur même de notre vie, ce lieu de conflits et de contradictions. Ce que nous demandons à l’autre, au travers de l’amour, et seulement ceci, combler l’immense vacuité qui nous habite dont le terme est cette insupportable finitude qui fait son bruit de rhombe, tout contre la feuille de notre conscience. Et nous arrache à nous-même en même temps qu’il exige l’autre, ce vide, son attention, son intérêt, sa considération.

    « Toute conscience est conscience de quelque chose » énonce le philosophe. Certes, nous visons toujours quelque chose qui nous échappe. Certes nous cherchons, le plus souvent et de façon inconsciente, à atteindre la cible de notre ego, lui seul nous dit, en sourdine et en formules cryptées, qui nous sommes en notre fond ou qui nous pourrions être au hasard des chemins. Ici, tu le sais bien, je ne professe aucun pessimisme, même si ma nature pose toujours la joie à distance, elle me paraît parfois si factice ! Je suis réaliste, d’un réalisme radical, ce qui me soude corps et âme à la pierre du sol, à la courbe de l’eau, au trait de la pluie, au minéral du Causse, mais aussi à cet Autre qui bourgeonne à l’horizon et ne se dit qu’au seuil de son être.

    Peut-on aimer l’autre plus que soi-même dans un geste de pure oblativité ? Sans doute peu en sont capables, sauf le sage en méditation, le saint en prière, l’anachorète perdu en son immaculé désert.

 

Mais, à parler droit,

le sage aime la sagesse en retour

et la plénitude de sens qui y est attachée.

Mais le saint n’aime son dieu

qu’à être gratifié de sa présence en lui.

Mais l’anachorète n’aime sa solitude

 qu’au motif qu’elle le comble.

 

   Tout ceci, ces saltos, ces sauts de carpe, ces retours vers une manière de source originelle se donnent tels de nécessaires cercles herméneutiques contenus par essence dans tout langage. Un mot renvoie à un mot qui renvoie encore à un autre mot. Et le cycle est infini qui s’emboucle et se reboucle. Il s’agit d’une manière de vortex aspirant l’eau et la rejetant, la refoulant pour, ensuite, la reprendre en soi. Un éternel ressourcement du même. C’est bien là la définition du langage en son immense polysémie-polyphonie.

   Contrairement à nous qui sommes des êtres finis, le langage est infini, éternel lieu de réitération, de re-naissance. C’est en ceci que se montre un abyssal hiatus, nous nommons le fini, à commencer par qui nous sommes, nous et les autres, nous ne nommons l’amour entre deux finitudes qu’à l’aune de l’infini en nous dont notre langage est l’immarcescible mesure. Nous disons « Je t’aime » et les mots déjà nous échappent, en partance pour de bien étranges contrées. Nous disons « Je t’aime », tel Simon du désert et rien ne répond que le silence, rien n’apparaît que la chair tremblante des mirages. Sauf parfois le démon, celui que nous devinons en nous mais que, jamais, nous n’osons affronter. Il faudrait « entrer en amour » comme on « entre en religion », prononcer ses vœux, vivre dans l’absolu, renier le séculier. Mais qui sur terre, Sol, le peut ? Nous avons, pour tout viatique, la « foi du charbonnier ». cette foi chevillée au corps, le nôtre d’abord, celui de l’autre ensuite. C’est bien ce corps à corps qui se nomme « amour » dont il nous faut tisser la claire trame de nos jours. Et admette, parfois, souvent, le lâche de ses mailles, l’intervalle serti entre ce qui a été et ce qui sera, entre nous et ce miroir que nous tend l’autre, dont le tain rutile à l’horizon avec son terrible coefficient d’éblouissement. Toujours la vie, entre deux clignotements.

 

                    Sur le Causse en cette lumière tremblante qui signe l’arrivée de l’automne, une bien belle saison entre passion et raison.

 

                                                   Ma belle et fidèle Nordique, Je t’…

 

                                                   Celui qui aime et t’aime en écrivant

 

 

 

  

 

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