« Soutenir l’été »
Œuvre : André Maynet
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Elle qui regardait au loin, pouvait-on la nommer autrement que « Vision » ? Quiconque la voyait pour la première fois en demeurait atteint au profond de l’âme pour l’entièreté de son existence. C’est ainsi, les vies de haute destinée qui s’abritent sous le discret, se donnent sous le silence, instillent en nous quelque tonalité affective indéfinissable mais non absente cependant de quelque souci. Les êtres que nous croisons au hasard des routes, les hautes statures burinées par le vent, entaillées de balafres de soleil, érodées par les longues marches, nous en oublions aussitôt la forme, simples esquisses diluées dans l’air du temps. Ce sont bien plutôt les invisibles épiphanies, les passages éphémères, les glissements furtifs de ballerine qui retiennent notre attention et nous questionnent incessamment, comme s’il y allait de notre propre prétention à poursuivre notre hasardeuse progression.
Le Fort, le Sûr de lui, le Prétentieux effacent d’eux-mêmes, à la hauteur de leur insolence, la silhouette dont nous aurions pu faire le centre de notre joie, un lieu privilégié d’observation. Ce que leur certitude leur apporte, notre jugement le leur ôte. Les « vérités » par trop affirmées nous fatiguent et nous n’avons de cesse de les reléguer à l’arrière-plan, dans une zone d’indécision. Nous avons toujours mieux à faire que d’aller sur quelque champ de foire pour y applaudir les camelots et les bateleurs de toutes sortes. De toute manière, ils n’ont nul besoin de nous, ils se suffisent à eux-mêmes. Mais ils nous ont assez occupés. Nous bifurquons en direction de plus apaisantes figures.
Donc Vision telle qu’en elle-même. Comment pourrions-nous la décrire ? Et, du reste, cette tâche n’est-elle vouée au simple échec, elle qui ne se dit que dans le retrait, l’absence, le suspens de qui elle est ? Comment proférer ce qui demeure coi ? Comment dessiner une forme qui est tout juste une esquisse ? Comment donner site à une couleur qui se situe à mi-chemin entre la pâleur de l’aube et l’à peine insistance du crépuscule ? Peut-on mettre en mots le pointillé des étoiles parmi la lactescence du ciel ? Quels mots peut-on jeter sur la page blanche pour essayer de traduire le vol blanc, précisément, de l’oiseau de mer, sa perte soudaine dans les remous invisibles de l’air ? La grâce, la légèreté, l’ineffable disposent-ils d’un lexique pour apparaître ? Ne convient-il plutôt de les laisser à leurs motifs hiéroglyphiques, à leur évanescent trajet ? Mais trop questionner est évitement et rencontre différée. Or nous voulons rencontrer. Or nous voulons percer le mystère, soulever un pan du voile d’Isis.
Vision s’est originellement révélée au monde un jour de lumineux printemps. L’air exultait. Les papillons battaient joyeusement des ailes, un arc-en-ciel découpé dans la toile du jour. Le pollen ruisselait des fleurs. Le nectar poudrait de jaune tout ce qui venait au monde. De joyeux babils montaient des terrasses de café. Des écumes de joies solaires sortaient des bouches. Des gorges se déployaient tout contre les globes dilatés des yeux. Il y avait comme un perpétuel ressourcement des choses, une manière de résurgence continue de ce que l’hiver avait biffé aux yeux des hommes.
La seconde venue à elle, parmi les saisons de son jeune âge, l’été en sa rayonnante splendeur. D’abord elle avait été surprise par le soudain gonflement des volutes d’air, par leur assiduité à former tout autour du corps une gangue chaude, rassurante, qui paraissait vouloir dire la plus haute valeur de l’heure, son infini coefficient de radiance, son éploiement qui fardait les yeux de mille couleurs pareilles aux queues des cerfs-volants en quête de plein ciel, en recherche d’ivresse. L’été était le centre d’une telle clameur, on n’en pouvait ressortir que le corps fourbu, l’esprit en déroute, l’humeur joyeuse car, en cette saison solaire, tout semblait se donner dans la facilité, s’ouvrir dans le tissu plein et entier de la félicité. Parfois, se réveillant dans l’aube déjà tissée de chaleur, Vision sentait surgir en elle, dans quelque mystérieuse amygdale céphalique, une étonnante formule dont elle ne pouvait décider de l’origine :
Soutenir l’été…Soutenir l’été…Soutenir l’été…
Ceci se disait sur le ton d’une douce injonction, ceci s’allumait derrière le cercle du front avec des airs de supplique silencieuse, comme si le pseudo impératif, trois fois émis, ne la concernait, qu’elle Vision, en son bourgeonnement originel. Jamais elle ne s’était ouverte à personne - son tempérament discret la disposait peu aux confidences -, de ces « pensées » saugrenues dont elle estimait qu’elle devait être seule à posséder le secret, comme si, de divulguer ce dernier, pouvait remettre en cause son fragile équilibre.
Automne était venu sans prévenir, des écharpes de brume subites, les premiers froids, les premiers frimas sur le versoir des charrues des paysans qui retournaient la glèbe avant qu’elle ne se dispose au repos. Vision aimait bien cette saison avec ses feuilles jaunes d’or, ses feuilles couleur de sanguine, ses feuilles que trouait le passage invisible du temps. Oh, bien sûr, parfois, lors des froidures hâtives, persistait-elle à chanter, en silence, la petite comptine pareille à des rêves d’enfant :
Soutenir l’été…Soutenir l’été…Soutenir l’été…
De ceci, de cette sorte de complainte intérieure, rien ne demeurait qu’un air d’égarement parfois, identique à celui de dormeurs brusquement tirés de leurs rêves par un bruit venu du profond de la maison, une charpente qui craque, une bûche de bois qui éclate sous l’assaut des flammes.
Quant à l’hiver, il n’avait été qu’une succession de coups de blizzard - on pensait aux latitudes boréales -, de bourrasques de neige - on se serait crus dans quelque proche Laponie -, de rivières gelées qui n’étaient sans évoquer une étrange Volga ayant changé son cours et le lieu de sa destination. Le plus clair du temps, dessinant des paysages sur de larges feuilles blanches ou plongeant ses yeux dans les pages duveteuses d’un livre, Vision s’employait à dissoudre les aiguilles de givre dans les replis de son imaginaire. Et, comme chacun s’en doutera, le petit refrain reprenait de plus belle à mesure que le froid dépliait ses tentacules de bruine :
Soutenir l’été…Soutenir l’été…Soutenir l’été…
Cette itération au plein de sa tête, loin de l’effrayer, lui apportait bien plutôt un air de douce sérénité qui traçait à l’entour de son visage une étincelante aura, laquelle contrastait avec la pâleur naturelle de son visage. Vision, on l’eût dite fardée de blanc, en partance pour quelque bal masqué, peut-être dans l’un de ces palais vénitiens aux charmes mystérieux que n’hantent que des personnages de fiction tout droit sortis de l’imaginaire d’un écrivain hissant du fantastique des êtres de coton et de dentelles. Telle qu’elle était la plupart du temps, un genre de nymphe à peine sortie de sa chrysalide, une essence diluée dans la transparence du jour, une feuille de glace flottant à la surface d’un lac. Souvent elle s’abritait, lisant sur un banc au bord d’une large forêt, sous la toile d’un parasol rayé de gris, dont la teinte délavée le portait à la limite de l’invisibilité. Son corps menu, il inclinait vers la douceur et la pureté d’un calice de lotus, était à peine voilé d’un body de soie grège retenu aux épaules par deux invisibles lanières. Sous son tissu léger on devinait une poitrine si fluette qu’elle en devenait inapparente, comme si, abritée sous sa vêture, elle se fût efforcée de se rendre invisible au monde.
Avançant en âge, peu à peu le refrain de jeunesse avait décliné puis s’était effacé sous le poids de sa propre inutilité. Et ce fait ne tenait de nul prodige, comme s’il avait été décidé par le mouvement des choses elles-mêmes. Non, l’explication était bien plus simple. En réalité, Vision ne s’était jamais sentie vraiment en affinité avec quelque saison que ce fût et son attrait pour l’exubérance estivale n’avait été qu’un genre de toquade, un reste de caprice infantile, une survivance de quelque croyance en un Eden terrestre. Jamais aucune saison ne pouvait se « soutenir », tout était irrémédiablement en chute de soi, réaménagement permanent, genre de retour vers quelque origine, du moins cette impression se donnait-elle à la manière, sinon d’une certitude, du moins d’une croyance fichée au plein de l’âme.
Maintenant que Vision était parvenue à l’accomplissement de son âge, sa vue du monde avait changé, elle était devenue plus distante mais aussi plus réaliste. Elle n’était plus polluée par des opinions primitives qui, en leur temps, l’avaient bernée. Dorénavant, elle s’assumait en qui elle était, cette Jeune Femme pareille à ces brumes qui flottent au-dessus des lagunes, les prédestinent en propre, peignent la complexité de leur état d’âme, un perpétuel réaménagement de leur être car il ne saurait y avoir de certitude à exister que pour ceux dont la vue est trop étroite, dont l’esprit est trop occupé d’eux-mêmes.
Vision avait conscience de sa propre vulnérabilité. Elle savait définitivement qu’elle ne « soutiendrait nul été » pas plus qu’elle ne commanderait aux autres saisons, aux autres Existants, au temps lui-même en sa fuite plurielle. Celui qui déjà n’était plus, celui qui fuyait au-devant du regard, celui de l’instant qui s’écroulait à chaque seconde tel un château de sable. La vérité, la seule vérité de Vision et celle de ses commensaux, le passage, la métamorphose constante, le réaménagement de soi en qui l’on serait dont, encore, on ne connaît nullement l’être, les troublantes facettes de cristal, les chapes de plomb parfois, les fêlures, les brisures, les éclairs de pur bonheur aussi. Tous, nous étions construits sur de la lave, édifiés sur des sols mouvants, livrés aux caprices de la durée.
Son air d’étrange apparition, cet air tout à la fois d’être ici et ailleurs, Vision le tenait de sa situation sur les marécages du temps. Les saisons passaient, le printemps radieux cédait la place à l’été intensément lumineux, puis l’automne et ses feuilles languissantes, puis l’hiver en sa blanche rigueur. Rien ne demeurait vraiment qu’une sorte de néant entre deux pleins. Quiconque eût été interrogé sur cette façon d’aporie de l’existence l’eût aussitôt imputée à ces vides, à ces non-sens s’intercalant dans la matière dense du réel. Certes, telle était la logique qui adoubait l’immensément visible, l’immédiatement préhensible au détriment de tout ce qui était absent, dont l’être ne leur eût paru que tressé de rien. Mais l’existence en sa plénière avancée n’est nullement logique, ce qu’elle édifie d’une main, elle le détruit constamment de l’autre.
Vision, en son for intérieur, avait bien saisi cette dimension d’irrémédiable fuite, cet écart qui mettaient chaque chose à distance de l’autre, cette béance qui, parfois, la projetait hors d’elle en quelque monde mystérieux dont elle craignait qu’il ne devînt le dernier dont elle pût faire l’expérience, comme si sa lucidité, quant au cours irrépressible de la vie, la condamnait par avance à n’être qu’un vague fétu de paille balloté par les flots. Mais ce dont Vision n’était nullement consciente, c’était bien de ceci : elle n’était elle, Vision, qu’à éprouver en elle ce balancement unique du temps, à sentir au plus intime de soi la pliure entre deux formes, deux états, à se situer sur la lisière entre la nuit et le jour, à éprouver telle une belle rencontre le poudroiement du brouillard entre ciel et terre, à s’immiscer dans la faille qui s’ouvrait entre deux saisonnements.
Ce en quoi consistait sa présence : n’être que l’intervalle entre deux mots, n’être que la césure entre deux paroles, n’être qu’un liseré entre le silence et le bruit. C’étaient là les méridiens les plus effectifs selon lesquels s’y retrouver avec soi, c’étaient là ses polarités essentielles : une chose était, une chose n’était plus, seuls le milieu, la transition, le glissement étaient les motifs au gré desquels sa vie prenait sens, s’instauraient les harmoniques déterminant sa temporalité. Elle était elle, Vision, à l’aune de ce constant égarement de soi, de cet ondoiement, de ce chatoiement. Au cours de sa progression tout ceci se donnait à bas bruit. D’elle, Vision, émanait une étrange et magnétique sérénité dont chaque personne qui la croisait s’interrogeait sur sa nature sans en pouvoir préciser l’origine aussi bien que les limites. Le secret de Vision : se situer au foyer de son propre temps sans avoir d’autre effort à fournir que de se laisser aller à ses intuitions, de glisser parmi les confluences du jour, de passer du crépuscule à l’aube en se confiant aux doux soins de ses songes, ces médiateurs qui la déposaient sur le rivage heureux d’une clairière alors que tout autour le clair-obscur de la forêt faisait son chant d’ombre et d’énigme.
Elle était, en quelque sorte, une Passante de l’indicible, une Intermittence de la mémoire et du cœur, une simple Transition entre deux états. Elle ne se fixait sur rien, ce qui expliquait cette énigme, cette perte de la vision bien au-delà de soi en un territoire dont elle eût été bien en peine de tracer les frontières. Elle était pareille aux scansions des aiguilles sur le cadran de l’horloge, pareille à l’hésitation des grains de matière dans la gorgé étroite du sablier, pareille aux gouttes de la clepsydre en leur indécise chute. Elle était regard se scrutant lui-même, initiant un retour sur soi qui n’était, en toute réalité, qu’une recherche aux motifs infinis se perdant dans les lointains bleus du ciel. Or le ciel est immense, or la vue plane loin, bien au-delà du souci des hommes.