« La Voie Est et Sud » - 1975
3 blocs de cèdre rouge de l'Ouest,
2 horizontaux pointant respectivement
vers l'est et le sud,
adjacents à la base de 1 vertical
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L’art de Carl André est déroutant à plus d’un titre. Un rapide survol de son œuvre indique avec la plus grande fermeté que cet art sera sans concession, qu’il serrera au plus près une intention de se référer à quelques principes initiaux qu’il conviendra de respecter à la lettre, comme si une parole édictée ne pouvait trouver son lieu à même son actualisation qu’à la stricte condition de n’en pas différer. Ceci est tout à fait remarquable, s’en tenir à une énonciation première. C’est la marque, à la fois, d’une personnalité bien trempée, mais aussi l’empreinte d’une œuvre qui se dira dans l’unité, dans la fidélité à quelques formes simples, infiniment répétées. A cette aune d’une constante répétition, nombre d’Artistes pourraient se voir affectés du prédicat de « monomaniaque » mais, outre que cette remarque fait signe en direction d’une négativité, elle manque la profondeur du geste artistique. Ce qui, lors d’un premier examen, pourrait se lire en creux, en déficit, en renoncement, est bien plus le témoin d’une source vive qui anime celui qui l’a conçue en tant que nécessaire. Car il faut bien percevoir que le décret d’une forme itérative est bien plus que le fait d’un simple hasard, il est la condition même d’une manifestation artistique qui, sans elle, la répétition, serait demeurée au bord de l’abîme sans possibilité aucune de jamais pouvoir le franchir. Or créer est enjamber l’abîme du non-sens pour se retrouver au-delà, là où un sens se donne à la manière d’un réel indépassable.
Sans ces processions de dalles à l’infini, sans ces rubans de bois qui montent vers l’horizon, sans ces rythmes de métal suivant d’autres rythmes de métal, Carl André n’eût jamais été Carl André et le Réel eût été affecté d’un vrai déficit. C’est bien le Réel en toute sa puissance qui est la cible même sur laquelle cet Artiste joue, lui appliquant seulement (mais le « seulement » est geste positif) un art de la mise en place, de la situation, de l’installation, une juste estimation des rapports des éléments entre eux, un art de l’architecture de manière à synthétiser ceci qui vient à nous dans ce pur bonheur d’être. Si le Réel est bien ce qui nous fait face dans la pureté de son évidence, alors André est celui qui s’est colleté au réel, lui a imposé sa force créatrice, l’a organisé selon les lignes de force de sa conscience intentionnelle. Rien, ici, n’est laissé au hasard. On peut même parler de rigueur mathématique, de souci arithmétique, de postulat géométrique. Pour cette simple raison, à ceux qui poseraient la question naïve de savoir ce qui différencie un espace urbain de dalles alternées et les dalles de Carl André posées à même le sol d’un musée, eh bien, c’est évidemment le musée qui fait toute la différence, ce lieu qui consacre forme d’art tout ce qui en pénètre le site. Si les dalles urbaines ont une fonction bien précise, permettre aux passants d’avancer en toute sécurité, les dalles de l’Artiste américain se donnent dans le cadre infiniment libre d’un jeu gratuit. En d’autres termes « l’art pour l’art », c’est là que s’établit, en profondeur la dialectique du réel qui porte en lui-même, à la fois les conditions d’existence et les conditions d’essence. L’art : condition d’essence. Les dalles du trottoir : conditions d’existence. La ligne de partage est bien celle-ci : d’un côté la forme contingente qui eût pu advenir ou bien demeurer en-deçà de son être, de l’autre côté la forme nécessaire, cette forme artistique par laquelle l’homme affirme sa propre essence et l’attribue aux choses selon la valeur respective qu’il leur attribue. Or ceci est pure évidence, en dehors d’une vague homologie formelle, trottoir et assemblage des éléments de « Voltaglyph 26 » n’ont nulle parenté, ici la césure est nette qui scinde le réel en deux aires non miscibles : le fonctionnel et le ludique. Oui, nous annonçons l’art en tant que forme ludique puisque le jeu des formes est la fin en soi et se clôture à cette seule exigence. L’art se doit d’être autonome sinon il n’est que la variante d’une factualité, l’ombre projetée d’un objet, un simple simulacre, une silhouette floue de la Caverne platonicienne.
« STILLANOVEL (page 63) » -1972
Estampes et multiples, épreuve livre,
impression offset sur papier, recto-verso
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Si l’on porte le regard sur l’une de ses premières œuvres précédant les grandes installations, « STILLANOVEL » de 1972, déjà s’affirme le profil profondément architecturé qui sera celui de l’œuvre future. Dans cette très belle estampe, le graphisme constitué de pavés de lettres (X-W-F…) plus ou moins accentués selon leur encrage, ceci anticipe, avec la plus grande exactitude, les géométries modulaires qui se donneront à voir dans l’exploration horizontale de l’espace, pavés de cuivre et zinc dans « Voltaglyph 26 » de 1997, mais aussi dans la spatialité verticale telle que proposée dans les 3 blocs de cèdre rouge de « La Voie Est et Sud » qui ouvrent cet article. On l’aura compris, c’est bien la mesure de l’art spatialisant les lieux et, au-delà, l’étendue infinie du monde qui interroge cet Artiste matiériste, tant la matière, reconnue en tant que telle, bien plus qu’esthétisée, est le centre de cette préoccupation, redonner aux choses, dans le sens le plus tactile, visuel du terme, leurs lettres de noblesse qu’un consumérisme pressé, indifférent à la poésie du réel avait reléguées à l’arrière-plan du visible.
En effet il y a une inépuisable beauté à reconnaître, dans l’ordonnancement des choses simples, la dimension d’une harmonie qui, sans nul doute, reflète cet inaccessible cosmos dont nous provenons mais auquel nous opposons une surdi-mutité-cécité native. Comme si nous étions des sortes d’embryons baignés dans un océan primordial, vivant au rythme d’un balancement interne qui nous priverait d’aller voir au-dehors ce qui se passe. Tout le « travail » que nous avons à effectuer en matière d’art, c’est bien cette percée herméneutique au sein même des choses que nous rencontrons, de manière à les faire nôtres, à les placer sous le regard de notre intelligence, sous la loupe de notre entendement. Toute forme d’art, pour être correctement saisie, implique une longue tâche en amont des œuvres. La fleur n’éclot jamais qu’après un long temps d’incubation. Voici ce que semble avoir oublié l’humain dans sa course en avant. Bien plutôt que de les voir en leur essence de choses, les choses, il les dépasse et ne s’interroge jamais sur leur être. Parfois l’inconscient précède-t-il le conscient !
« Voltaglyph 26 » -1997
Cuivre et plaques de zinc
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Nous allons bientôt voir en quoi le paradigme de l’art s’enrichit, avec l’œuvre de Carl André, d’une nouvelle perspective aussi féconde qu’étonnante. Ce qui, traditionnellement relevait du domaine de l’artisanat et de l’industrie, ceci se trouve fertilisé de telle manière que nous ne pouvons plus douter un seul instant que nous sommes bien, avec ces installations, au sein même du propos artistique. De la même façon que les estampes de STILLANOVEL laissaient apparaître un alphabet primaire, simple, élémentaire, la disposition strictement rationnelle de « Voltaglyph » (nul lyrisme ici, nul pathos : le réel en tant que réel), avec ses alternances de plaques de cuivre et de zinc, détermine une sorte de langage premier, tout comme à la naissance, à l’émergence d’un monde. Il s’agit bien d’une naissance, d’un travail de parturition dont le sol (la terre-mère) nous livre un nouveau-venu, le surgissement d’une forme dont, jusqu’ici, nous n'étions nullement avertis, dont le moindre mérite est de nous imposer sa naturelle évidence, si bien que nous pourrions dire que cette forme, nous l’attendions de toute éternité, qu’un génial Passeur a conduit au-devant de nous, emplissant, en un seul geste, notre attente esthétique.
« Cyprigene Sum » - 1994
Sculpture, 36 unités en cuivre
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Maintenant un point important est à évoquer afin de pénétrer la genèse de l’œuvre, de percevoir d’où elle vient. L’Artiste Carl André s’est toujours revendiqué tel un disciple de Constantin Brâncuși. Ce qu’il faut faire, mettre en perspective la célèbre « Colonne sans fin » de l’artiste roumain et les œuvres d’André. Sitôt une évidence saute aux yeux qui touche le traitement de la spatialité. Ce que Brâncuși dressait bien au-dessus de l’horizon, André le rabat au sol dans un geste qui pourrait paraître sacrilège sinon sacrificiel. La « Colonne sans fin » qui, par définition, se proposait de tutoyer l’infini, voici qu’elle connaît brusquement la base, la fondation à partir desquelles elle s’élançait, bien au-delà d’elle-même, dans un essai de dépassement des audaces artistiques. Ce que la « Colonne » trouvait au plan élémental, au rythme de sa surrection, la légèreté de l’air, la touche de feu du soleil, l’eau des nuages, le natif du Massachusetts en replie la vive prétention, ne retenant de la chute que la stricte dimension de la terre, laquelle se donne symboliquement sous la forme récurrente du carré.
Une interprétation de style hölderlinien nous permettra de mieux saisir l’essence du parti-pris de Carl André qui, s’il est minimal, n’en est pas moins foncièrement agro-racinaire. Au vu de l’élévation de la « Colonne », au vu de sa perte dans l’indétermination d’un ciel vide et c’est l’idée même d’exil qui surgit et s’impose à nous de manière indubitable. Cette « Colonne » n’a plus de réelle attache, elle n’est, pour employer le titre d’une œuvre de romain Gary, que « racine du ciel », elle a perdu son socle, elle flotte dans l’éther sans possibilité aucune de retour. Par la radicalité de son geste, le Sculpteur américain ramène la forme à ses attaches terrestres, contact direct de la matière avec ce sol qui l’attire et la réclame tel son dû. Si l’existence du Poète Hölderlin est l’histoire d’un exil, aussi bien que sa poésie, l’on sait le motif permanent, dans son écriture, du retour au sol natal comme destin de Celui qui, toujours, a vécu à l’étranger. Il faut avoir connu l’exil afin que le natal retrouvé parle avec la force des choses essentielles. Dans cette perspective, le travail du créateur de « Cyprigene Sum », ces plaques de cuivre intimement mêlées à leur support, ce travail donc est de nature hestiologique, il chante le retour au foyer, il restitue l’être-de-l’œuvre à un fondement originaire,
On aura remarqué que les matériaux, bois, cuivre, briques, dalles de pierre, de métal sont les matériaux ordinaires avec lesquels s’élève la maison. Alors, comment ne pas comprendre que le langage formel élémentaire utilisé par cet Artiste fait signe en direction de la maison, du « domestique » tel que défini par le Dictionnaire de l’Académie : « Emprunté du latin domesticus, « de la maison, de la famille », de domus, « maison ». Oui, au sens strict, il s’agit bien d’un « art domestique » et ceci n’a nulle valeur péjorative. Du reste, les installations in situ, dans de grandes salles aux parquets cirés, sur des pelouses jouxtant des musées ou des centres d’art contemporain, tout ceci nous indique avec certitude que la maison est au centre du jeu, que, tous les jours, nous foulons des dalles identiques, rencontrons les mêmes matériaux, les mêmes configurations. Seulement ce réel est épars, disséminé au hasard des constructions, il n’est nullement aménagé, ordonnancé par un jugement esthétique, si bien qu’il n’apparaît pas, qu’il demeure celé en sa naturelle réserve.
« 3-PART WOOD INVENTION » - 2016
Sculpture, 2 unités verticales sur 1 unité horizontale,
affleurant aux deux extrémités, au sol
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A l’instant nous parlions d’esthétique domestique et ce n’est pas « PART WOOD INVENTION » de 2016 qui viendrait contredire notre propos. Combien cette forme en bois pourrait trouver sa place heureuse dans le cadre de nos maisons. En tant que piètement d’une table contemporaine, peut-être support d’une assise, élément de décoration pouvant supporter quelque objet artisanal, une théière en raku, un bol en céramique, quelques simples fleurs d’un ikebana. Si nous parlons d’ikebana, il ne s’agit nullement de hasard. Wikipédia nous dit : « L'ikebana (生け花), également connu sous le nom de kadō (華道/花道), « la voie des fleurs » ou « l'art de faire vivre les fleurs », est un art traditionnel .. ». Ce que l’ikebana est au fleurs, l’art de Carl André l’est aux matériaux de la maison, un arrangement, un ordonnancement, une « voie » selon laquelle leur donner « voix », aux choses, et les faire sortir de leur habituel mutisme. L’on en revient toujours à la même remarque : l’esthétique est l’art du regard, autrement dit nous avons à éduquer nos yeux afin qu’ils voient ce fascinant Réel, il contient en lui toutes les richesses du monde.
S’il fallait, sous forme de « litanie », dresser un bref lexique des attributs des œuvres de Carl André, nous dirions que son art est celui de la pure horizontalité, de l’immanence radicale, de la densité formelle. Nous dirions qu’il se limite à ses propres frontières, qu’il est strictement focal, autonome. Nous dirions encore qu’il est un art qui quitte les hautes cimaises pour rejoindre le sol accueillant du musée, qu’il est un art que l’on foule aux pieds, qu’il est encore un art somato-sensoriel dans le sens où chaque Voyeur des œuvres est en étroit contact avec elles, peut les toucher, en sentir la vibration interne. Nous évoquerions ce bel alphabet modulaire-élémentaire pour lequel nulle herméneutique savante n’est à convoquer. Chaque module est un mot, chaque assemblage de modules une phrase, chaque assemblage d’ensemble de modules un texte. Nous dirions encore que cette œuvre, à elle seule, fait monde, un monde concret, rassurant, à la juste mesure de l’homme.
Dessin de biface en silex de Saint-Acheul
Wikipédia
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Ce que Carl André parvient à réaliser, à nous faire remonter tout en amont de l’art, bien avant même qu’il ne soit objet de réflexion. Il nous invite à découvrir l’en-deçà des œuvres, lorsque le geste artisanal (celui qui s’exerce sur la pierre, la brique, le métal), et le geste artistique (celui qui fait d’une brique une œuvre), n’étaient nullement distincts, qu’ils se confondaient en une seule et même unité. Les gestes de nos ancêtres, ceux des Homo faber, des Habilis, des Sapiens taillant le silex biface ou la pointe de flèche, déposaient sur les parois fuligineuses des grottes les signes symboliques de la chasse, les arcs, les bisons à abattre, nos ancêtres donc ne faisaient rien de moins que confondre l’art (voyez la pure beauté des silex taillés, des premières ébauches rupestres), avec un « art » que l’on peut qualifier d’instinctuel ou d’artisanal. Là, la fonction rejoignait la signification artistique. Là, la pointe de flèche désignait l’animal et, à travers la représentation de ce dernier, donnait figure aux premières esquisses de l’art.
Car, à l’origine, et c’est bien là sa vertu, tout était lié dans l’espace d’un identique creuset. L’esprit rationnel n’avait encore divisé le réel en verticales et horizontales, en forme et matière, en extérieur et intérieur. La forme encore vaguement anthropologique était la seule visible et perceptible en ces temps archaïques, la seule qui valait et s’imposait à la réalité. La grotte était le « domesticus », le sol pavé de pierres, le « domus » où, nous, futurs humains attendions que vienne le langage du monde avec ses « Colonnes sans fin », ses dalles carrées, ses briques superposées, ses rythmes de gueuses de plomb. Assurément nous venons de loin, oui, de très loin !