Peinture : Barbara Kroll
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[Méditation pré-poétique -
« La vie de tout s’achève par l’âge et par la mort.
Toute poésie a une fin tragique »
Novalis - « Autres fragments »
La poésie ci-après (mais en est-ce réellement une ?) comporte à l’évidence un fond tragique que n’aurait nullement démenti le génie de Novalis. Mais, en soi, l’essence du Poème est-elle tragique ou bien d’autres prédicats, du genre de « lyrique », « épique », « satirique », « didactique » peuvent-ils s’y appliquer ? et l’on voit bien, ici, que l’on rejoint la loi du genre littéraire qui, aussi bien, est le reflet d’un état d’âme, d’une émotion, d’un ressenti intimes. Bien évidemment, si l’apparence de la poésie se vêt de polysémie, nul n’en saurait délimiter la forme définitive, pas plus le Poète lui-même, qu’une quelconque Autorité morale ou littéraire. Car, si c’est bien le Poète qui puise en son fond la substance qui donnera sa mesure à la Poésie, loin qu’il en soit le Maître et le seul Ordonnateur, il en est l’Obligé. Il ne dépend nullement de lui que ses vers soient « lyriques » ou « tragiques », sauf à envisager l’allégeance à quelque École Littéraire, ce qui ressortit bien plutôt à quelque dogmatisme qu’à une création produite en toute liberté.
Je disais donc le « tragique » de ce qui suit. Pour autant en ai-je assumé le fondement, en ai-je déterminé la forme et le fond ? Nullement, et accréditer une telle pensée ne ferait signe qu’en direction de vertus démiurgiques dont la Nature m’aurait fait le don. En réalité, il en va bien autrement, et si je laisse mes doigts courir sur le clavier, loin de se diriger eux-mêmes selon la pente qui leur plaît, ils sont en quelque manière guidés par quelque chose qui les dépasse et leur enjoint d’écrire de telle façon et non d’une autre. Ce qui signifie que l’écriture n’est nullement libre, qu’elle obéit à des lois ou à des situations, à des contextes qui en modèlent l’expression. En effet, je ne peux nullement m’abstraire du Monde dans lequel je vis. Écrivant, je suis le reflet de ce Monde, des pulsions qu’il imprime en moi, des inclinations sentimentales de l’instant, des événements heureux ou malheureux que je rencontre. Tout ceci, lié à ma climatique propre, à mon ton fondamental, aboutit à telle prose, à tel poème. Tel un Test de Rorschach au travers duquel on interprète des taches noires sur la feuille blanche, chaque mot que j’écris est un indice de mon intériorité, de mes préoccupations, de mes affinités, des thèses que je projette sur le Monde. Ainsi, tel vers sera-t-il le reflet de telle guerre, tel autre la trace d’une rencontre, tel autre d’un amour transcendé ou bien déçu. Et c’est uniquement ceci qui tisse la Vérité d’une œuvre : coïncider avec sa propre essence, pénétrer l’essence des Autres, décrypter les significations du Monde.
C’est au terme de cette pluralité signifiante que le poème nous apparaît, non seulement en tant que morceau de bravoure désincarné, mais comme partie intégrante de Soi face à ce qui n’est nullement Soi et pourtant pose sur notre visage telle ride, sur notre écriture telle tournure. Parfois parle-t-on à ce sujet de « style » et l’on aura raison. Notre style est notre identité, la signature que nous apposons sur les choses qui viennent à nous. Bonnes ou mauvaises. Heureuses ou malheureuses. Comiques ou tragiques. Vivantes ou mortelles. Ainsi va la vie, ainsi va le poème.
Petite note cependant nullement fortuite. La belle œuvre de Barbara Kroll, au sujet de laquelle j’ai commis de nombreux textes, présente pour moi l’inouïe saveur d’énoncés métaphysiques, c’est pourquoi ma façon d’écrire à leur sujet comporte cette teinte en clair-obscur qui dit une fois la Vie, une fois la Mort.]
Vous dont la noirceur m’habite
Je vous savais attentive à mon sort
Vous connaître, telle était la Loi
Vous aimer, tel était mon Destin
Me perdre, telle était la Voie
Vous dont la noirceur m’habite
Je vous ai surprise au hasard
De vos errances
Qui sont aussi les miennes
Car tous nous errons
Telles des âmes en peine
Å peine sommes-nous ici
Que déjà là-bas nous appelle
Å peine sommes-nous
Dans la neuve lumière de l’aube
Que déjà nous cherchons
Le crépuscule et ses voiles d’ombre
Que déjà nous cherchons la nuit
Et son chaudron de bitume
La nuit, oui la nuit dont vous
Paraissez être l’incarnation
Vous êtes si ténébreuse que
Sans doute, la clarté ne visite jamais
Proférer à propos de
Qui vous êtes est ceci
Votre noire silhouette est chargée
De tous les soucis du Monde
Mais ils vous importent si peu
Vous ne les apercevez pas
Ils sont en vous comme l’éclair est à l’orage
Cependant vous déserteraient-ils
Vous ne seriez plus qu’une perdition
Au large de vous-même
Être perdue à vous-même
Être perdue aux autres
Voici ce qui vous détermine
Et vous conduit au-devant de vous
Vous êtes tellement habituée à votre condition
Qu’avec elle vous n’entretenez nulle distance
Le muriatique Souci, c’est Vous
La verticale angoisse, c’est Vous
Le cruel vertige d’être, c’est Vous
Vous dont la noirceur m’habite
Je vous savais attentive à mon sort
Vous connaître, telle était la Loi
Vous aimer, tel était mon Destin
Me perdre, telle était la Voie
La diagonale de votre corps effleure
Å peine un siège de toile
C’est comme si vous entreteniez
Un différend avec les choses
Comme si votre contact avec le Monde
Ne se pouvait décider qu’à l’image du deuil
Qu’avez-vous donc commis de si grave
Qui vous tienne éloignée de la Ville
Ou bien est-ce volonté de vous singulariser
De demeurer dans l’enceinte de votre corps
De n’en nullement franchir la barrière
Est-ce obstination, sentiment d’être unique
Orgueil, volonté de ne ressembler à quiconque
Attablée à cette table de Café
Une coupe de glace posée devant vous
Si éloignée des alentours
Si énigmatique en votre pose
Quelle est donc la sémantique de votre attitude
Un Quidam pourrait-il s’adresser à vous autrement
Qu’au risque de vous rejoindre en votre immense Solitude
Oui, j’écris Solitude avec une majuscule au motif
Qu’elle semble répondre à votre essence
Il semblerait que vous fussiez convoquée
Hors de vous en direction de quelque Absolu
Dont nul ne pourrait tracer l’esquisse
C’est vague l’Absolu
C’est sans contours précis
Cela flotte loin, part loin
Est-ce cette longue dérive qui vous attache à son môle
Ne trouvez-vous sur Terre motif de satisfaction
Avez-vous au moins essayé de vous montrer Séductrice
D’attirer les regards ou bien les regards vous brûlent-ils
Jusqu’au centre de votre chair
Vous entourent-ils d’une geôle dont vous
Ne supportez les murs sertis de barreaux
Vous dont la noirceur m’habite
Je vous savais attentive à mon sort
Vous connaître, telle était la Loi
Vous aimer, tel était mon Destin
Me perdre, telle était la Voie
Voyez-vous votre sombre magnétisme
Est si communicatif que je ne tarderai
Å vous rejoindre dans cette insularité
Sauf à me faire violence
Le goût de la maladie
De l’absence à soi
Et de la Mort, pour finir
Est-il si chargé de vertus
Qu’on ne puisse guère lui échapper
On le rechercherait même
Telle sa part manquante
Je ne vous connais pas plus
Qu’on ne connaît un oiseau de passage
Et pourtant déjà me voici contaminé
Possédé ou bien plutôt dépossédé de qui je suis
Vous préfigurez la Mort qui, un jour
Sera la seule Compagne
Avec qui j’entretiendrai quelque relation
Aura-t-elle le goût de l’Absolu
Connaîtrais-je grâce à elle
La dimension de l’Infini,
La mesure sans pareille d’un espace libre
La fluence du temps en son éternelle passée
Vous, La Veuve-Noire
Comment pourrais-je vous nommer autrement
Avez instillé au profond de mon âme
Ce poison au terme duquel je préfèrerai
Le Vice à la Vertu
Le Mal au Bien
La Maladie à la Santé
La Mort à la Vie
L’Enfer au Paradis
Vous aurez métamorphosé
Mon court Eden en un long Tartare
La Mort n’est violente que repoussée
Désirée elle devient une Amie très chère
Vous, La Veuve, me regardez maintenant
Dans le profond des yeux, étrange fascination
Vos yeux étincellent tels ceux du cobra
Je suis assis face à vous sur le siège de toile
Ensemble nous dégustons
Du bout de nos lèvres noires
Quelques copeaux de glace à la cigüe
Ah que vienne la Mort
Que votre bouche violemment carminée
Vienne clore la mienne
J’ai assez dit qui m’invite
Å me taire à jamais
Vous dont la noirceur m’habite
Je vous savais attentive à mon sort
Vous connaître, telle était la Loi
Vous aimer, tel était mon Destin
Me perdre, telle était la Voie