« Entre sel et ciel…
À contre jour…
La Vieille Nouvelle … »
Photographie : Hervé Baïs
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« Sous l’aile blanche du nuage », ainsi débute le jour nouveau au prix d’une aimable métaphore. Sans doute convient-il d’y voir nombre de motivations inconscientes : s’abriter des coups de dague de la lumière, se protéger des ardeurs solaires, mettre son âme au repos en quelque coin d’ombre fraîche, rassurante, pareil au sourire d’une Mère. Oui, nous sommes, que nous le voulions ou non, des êtres de fragile constitution, en même temps que des êtres aux désirs insatiables dont nous refusons qu’ils ne soient comblés. Nous voulons tirer le vin jusqu’à la lie, le sentir cascader en nos gorges brûlantes, le dérober à quiconque voudrait nous en ôter la subtile ambroisie. Car le Monde est vaste, certes, et chacun veut y trouver sa place, y creuser son terrier, s’y sentir à l’aise en somme et ne le partager qu’à la condition expresse que son propre site soit sauvegardé, qu’on en demeure l’hôte privilégié. Mais ces considérations ne sont que de byzantines remarques et nous avons mieux à faire que d’attribuer ici quelque mérite, là quelque vice qui nous clouerait au pilori.
Nous cherchons donc la protection du nuage, nous sollicitons sa touche d’écume. Partout le monde est en guerre, partout le monde brûle, les maladies courent et nous essayons, tant bien que mal, de « passer entre les gouttes ». Cette seconde métaphore est bien plus efficace que la première, d’autant plus que les gouttes étant absentes, nous n’avons nulle difficulté à nous en protéger. Mais avons-nous assez réfléchi aux mérites et aux inconvénients de notre nature ? Mais avons-nous suffisamment interrogé les motifs inapparents qui guident notre conduite, orientent l‘aiguille de notre boussole selon toutes les directions de la Rose des Vents ?
Non seulement la Rose des Vents est belle, au motif de sa représentation cosmologique, elle fait signe vers tous les orients de l’Univers, mais elle contient en soi la totalité de ces merveilleux vents qu’il convient de nommer afin de les mieux connaître. Imaginez, un instant, le fameux « Homme de Vitruve » de Léonard de Vinci, placé au centre de cette étoile, imaginez les rayons comme autant de positions que pourraient occuper ses bras et ses jambes, imaginez enfin que les membres, bien plutôt que d’être de simples composantes organiques, soient en réalité des projections somatiques de qualités psychiques. Ainsi, tout Homme, occupant symboliquement la totalité des horizons des Vents, serait-il, tour à tour, Tramontane en son caractère froid et violent, puis Grec en sa pluvieuse climatique, puis Levant en sa plus étonnante douceur, puis Sirocco avec ses lames chaudes, puis Ponant avec toute la grâce qu’on lui connaît.
Ainsi, cette troisième métaphore de la Rose des Vents, avec ses prouesses, ses contrariétés, ses vives sautes d’humeur nous place-t-elle, jointe aux deux autres, au plein du paradoxe humain. Autrement dit, l’Homme en tant qu’Homme-coïncidant-avec-lui-même, puis l’Homme -et-demi, puis l’Homme moins-le-quart et parfois même l’Homme s’absentant-de-lui-même, les exemples sont légion en nos contemporaines latitudes. L’Homme est toujours pure transitivité, glissement en soi, puis hors de soi, constant réaménagement de sa pâte existentielle (voir Sartre), entité si proche de l’Absurde (voir Camus), athée pluriforme (voir Nietzsche), simple image de soi (voir Schopenhauer), fétu de paille placé sous le régime de l’angoisse (voir Kierkegaard), Esprit au plus haut (voir Hegel), cible d’une cruelle ironie (voir Kundera), laissé pour compte au pied de quelque transcendance (voir Beckett). L’Homme, « l’absent de toute communauté » (pour parodier Mallarmé), l’Homme halluciné, en quelque sorte, est bien cet Absolu Relatif qui se sublime dans toutes les exaltations, les enthousiasmes, les passions, mais aussi celui qui s’abîme dans le piège toujours ouvert des apories. L’Homme est sa propre proie, il se manduque, se phagocyte à mesure qu’il croît et, de cette manière aussi illisible que perverse, anticipe-t-il tragiquement, chaque heure qui passe, sa propre et incontournable finitude.
En une écriture déjà ancienne, j’avais utilisé le terme archaïque de « saisonnement » aux fins de porter au jour cette instabilité constitutionnelle de l’Homme, elle tisse son Essence d’une manière bien plus serrée que nous ne pourrions le penser. L’Homme est donc un Saisonnier, tantôt paré des grâces printanières, tantôt des outrances estivales, tantôt des langueurs automnales, tantôt des rigueurs hivernales. Sans doute sommes-nous affectés par les saisons qui passent, par les variations climatiques, le régime des vents et des pluies, les gelées et les canicules bien plus que nous ne voudrions le reconnaître. Participant à et de la Nature, il nous est impossible de nous en exonérer puisque, aussi bien, nous en sommes un fragment, une parcelle jamais vraiment détachée de notre Terre Nourricière. Sans doute aujourd’hui, en cette époque sevrée de tout romantisme, cette expression de « Terre Nourricière » prête-t-elle à sourire. « Rira bien qui rira le dernier ! » Le Romantisme est fondement de la Littérature, la Littérature l’une des plus belles conquêtes de l’Homme. Qui s’immerge adéquatement en la Littérature, sans réserve, se trouve immédiatement au plus haut car la Littérature est le Sens fait mots, le Sens fait textes. Ceux qui la pratiquent avec la prudence et l’intérêt qui conviennent me comprendront sans qu’il me soit nécessaire de « démontrer » plus avant, tant il est vrai que, plutôt que de se « démontrer », cette dernière se « montre » et se donne pour évidente aux yeux de qui sait voir.
Mais revenons à l’image que nous n’avions nullement quittée, elle flottait simplement, à titre de métaphore, à l’orée de notre méditation. « Sous l’aile blanche du nuage », le ciel est gris, comme perdu dans sa propre immensité. De basses collines limitent l’horizon. Puis, plus près de nous, la nappe d’eau brillante, ruisselante de l’Étang, la lumière y joue selon golfes clairs et échancrures d’ombre. Puis, à nos pieds, la frange noire de la plage, elle est identique à des tréteaux sur lesquels serait posée la scène lacustre, un miroir reflétant l’inquiétude du ciel, sa longue dérive bien au-delà des yeux des Hommes. Une chose, cependant, n’a nullement été nommée, ce milieu de l’image où convergent les regards. Une antique Tour à Signaux, un genre de sémaphore désormais éteint, plus aucun feu n’en signale la présence. Autrefois c’était une balise lacustre, un feu appelant d’autres feux tout au long de la côte. Autrement dit un Amer, un Repère, une Balise, que sais-je encore. Il me semble que cette Tour, en partie détruite, est le vestige d’un temps où les hommes s’envoyaient des signaux, afin de correspondre, de communiquer et de possiblement s’abriter « sous l’aile blanche du nuage ». Toujours l’Homme a eu besoin de protection, une anse, une baie, une crique, une langue de sable où se réfugier le temps qu’une menace disparaisse et que le port puisse être rejoint sans dommages, la famille retrouvée, la chaleur du foyer rassemblée.
Ce qui, aujourd’hui, menace le plus l’Homme, son hubris dont il fait claquer l’oriflamme à tous les vents. Inconscience que ceci. Si le Ponant est caresse, le Levant intime douceur, Tramontane est acide, Sirocco est intense chaleur et rien n’est moins évident que de s’extraire de la puissance des Vents, de ne nullement succomber à la violence, parfois, de leurs assauts. Dans la figure multiple des événements mondiaux, dans le visage tragique que, la plupart du temps, ils nous tendent, nous avons grand besoin de faire halte, de nous mettre au repos, de gagner cette paix qui devient aussi impalpable qu’un nuage de soie au large de l’eau. Nous avons besoin d’un suspens. Nous avons besoin d’observer notre image dans le miroir, non à la manière d’un complaisant solipsisme, seulement pour apercevoir notre dimension d’Homme, y puiser ce Sens que Nuage, Amer, Sémaphore nous donnent avec générosité et simplicité.
Nous devons ralentir la roue du Temps, y faire rayonner la beauté d’une sagesse. Oui, de sagesse nous avons besoin, tout comme nous avons besoin d’air au contact de notre peau, d’eau pour la ressourcer, de terre pour lui donner un appui, de feu pour en réchauffer le délicat épiderme. Tous ces éléments sont en nous, non seulement de manière virtuelle, mais bien réelle, mais bien incarnée. En résumé, nous avons à retrouver le chemin de l’Amour. De Soi, de l’Autre, de la Nature, ceci est une seule et même chose. Ceci, chacun le sait et l’oublie parfois. Le monde est ouvert qui nous attend.