« Femme sur la plage »
Peinture : Barbara Kroll
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Vous dont le corps est cette pliure sans nom. Vous la Dolente que voici abandonnée à l’immense solitude d’une anatomie sans attache. Vous n’êtes que ceci, une forme sans contenu, une ligne qu’aucun pinceau n’a terminée. Vous êtes en voie de… Mais en voie de quoi ? Le savez-vous au moins ? Tous nous sommes des êtres jetés dans l’exister, des sortes de Ravaillac démembrés. Un bras perdu ici qui n’a plus la mémoire de son dernier geste. Un autre bras ailleurs, il ignore la réalité de son jumeau. Et les jambes ? Elles ne sont que des rameaux secs, des genres de brindilles, elles font penser aux parties d’un insecte que la mort aurait roidies, les abandonnant à leur immense solitude, à moitié manduquées. Il sera toujours temps de continuer une autre fois le festin. Mais peut-être pensez-vous que j’exagère, que la chaleur a dissout une partie de mon cerveau et que, par conséquent, c’est moi qui suis aliéné, condamné à ne proférer que des mots dont le sens demeure crypté, inaperçu.
Le Fou, c’est toujours l’Autre, ceci est le genre d’apodicticité dont nous meublons notre conscience afin de nous sauver, du moins en nourrit-on l’espoir. Visant celui-qui-nous-fait-face, nous nous allégeons du faix que nous déposons sur ses épaules. Plus il est dans la « pesanteur », plus nous sommes dans la « grâce ». Mais de cette situation, nous ne nous tirerons à si bon compte. Le chargeant, lui faisant courber l’échine au motif de notre seule volonté, c’est la Condition Humaine qui est visée, autrement dit, ce poids dont nous pensions nous délester, nous revient en plein face, à la manière d’un boomerang. Nous le pensions déjà loin et il était tout juste au-dessus de nos têtes. Et il était en nous. Mais il y aurait trop de tragique à remettre cette question « cent fois sur le métier ».
Vous dont le corps est cet abandon à soi, abandon au Monde. Votre corps, identiquement au geste de la Prostituée, vous l’avez jeté en pâture à qui voulait bien le prendre. Et ce geste de pure donation est admirable. Nullement condamnable. Qui donc l’offrirait ainsi, sans arrière-pensée, don pour le don, geste sacrificiel où l’Autre est celui qui vous détermine, étend sur vous son empire, vous soumet à l’imperium de ses désirs, de ses manies, de ses plus cruelles obsessions. Oui, vous regardant, c’est bien la figure de la « Fille de Joie » que vous me tendez. « Fille », certes, mais « de Joie » ? Oui, « de Joie » car vous ne parvenez à vous-même qu’à vous donner, à vous fondre en l’Autre, à devenir, en quelque sorte son jouet. Votre corps est un terrain de jeu, et c’est ce jeu même par lequel vous arrivez à vous. Bien plutôt que d’être condamnée au simple régime de votre condition, vous ne vous reconnaissez que dans cette violence, cette furie qui habitent vos Amants de passage. L’acte qui les exténue et les laisse livides au bord de votre couche, c’est ceci même qui vous accomplit bien au-delà de ce qu’ils pourraient imaginer.
Dans l’acte tragique qui vous réunit l’espace de quelques instants, ils se prennent pour les héros dont vous seriez l’innocente victime. Mais combien leur réflexion est à courte vue. C’est eux qui s’aliènent et brûlent leur âme au centre de la convulsion vénale. Pensant n’exister que par eux, en réalité, ils n’existent que par vous. La part de ciel à laquelle ils prétendent, c’est Vous et seulement Vous qui leur accordez. Dans la fougue de l’acte sexuel (c’est uniquement de ceci dont il s’agit, un simple corps à corps, au moins dans la saisie directe d’un premier regard) pensant vous posséder, ils ne se possèdent jamais qu’eux-mêmes puisque, aussi bien, leur acte est position de pur auto-érotisme, manière d’onanisme où la fournaise de votre centre se substitue à la violence de leur intense solitude. Ce qu’ils veulent, le suspens d’un bref éclair, se prouver qu’ils existent, retenir un moment l’épée de Damoclès de leur finitude. Ce qu’ils perdent dans le feu de l’action, vous en recevez les fruits immédiats.
« Post coitum omne animal triste est », énonce la formule antique. Certes, vos Amants sont tristes. Ici se joue une inversion du sens de l’acte entre qui-vous-êtes et qui-ils-sont. Pendant la relation, ils n’avaient de rapport qu’à la Mort dont ils voulaient dissoudre le spectre à l’aune de cette terrible confrontation. Vous étiez à l’opposé puisque c’était bien le négoce de votre corps qui vous permettait de Vivre, d’échapper, en quelque sorte, aux affres existentielles. La totalité de votre vie était contenue dans ces actes à répétition qui, s’ils se déroulaient sous le visage du négoce, n’en constituaient pas moins un acte de générosité. On ne confie nullement son corps à l’Autre sans plus de souci que si on lui remettait un objet dont il aurait la garde provisoire. Le corps à corps n’a rien d’un geste gratuit, il n’est uniquement une chair contre une autre chair, en son fond c’est la rencontre d’une âme avec une autre.
La dimension humaine outrepasse toujours la dimension mercantile. Au plus fort de l’événement, pour Vous, pour l’Autre, la conscience ne s’efface pas, elle se majore d’un sensualisme sous lequel, toujours, veille une vigilance. L’acte d’amour, fût-il vénal, est toujours un acte humain, il engage la réciprocité des regards, des ressentis, il se double toujours d’un motif éthique. N’en serait-il ainsi, ce serait chose contre chose et l’animalité originaire effacerait des millénaires de civilisation, de culture. L’acte de prostitution n’évacue nullement les sentiments, sans doute les met-il entre parenthèses le temps d’un éclair et encore faudrait-il pouvoir en repérer la manifestation « à bas bruit » si l’on peut dire. Toute relation est toujours chargée de sens, toute rencontre est le lieu d’une fusion. Bien évidemment, des siècles de morale judéo-chrétiennes ont façonné les attitudes, ont créé des réflexes qui sont nécessairement devenus inconscients.
Toujours une morale bourgeoise (une « moraline » aurait dit Nietzsche) vient perturber notre vision des choses, y déposant une couche de préjugés sédimentés qui nous exonèrent d’être objectifs. Ainsi toute relation de prostitution est-elle marquée au fer de l’infamie, confondant en un seul creuset, aussi bien le vice de l’Actante que celui de l’Actant. Mais ceci est pure gratuité. Dans bien des relations conjugales ayant reçu l’assentiment de la société, les rapports se situent-ils dans des jeux de rôle pervers où chacun essaie de « tirer son épingle du jeu » au détriment de l’Autre. Étranges rapports Dominant/Dominé où chaque posture est bien davantage jugée dans la perspective d’une image d’Épinal que d’une réalité estimée selon son objectivité. Bien des couples, en dehors d’une façade à exposer à la société ne fonctionnent que sur de constantes hypocrisies, de délétères jeux de dupes où, bien évidemment, chacun s’estime la victime, ceci revenant, en dernière analyse à savoir qui de la poule ou de l’œuf…. Ceci est un cercle sans fin.
Vous dont le corps est le lieu de toutes les joies et toutes les peines, vous que j’ai amenée dans le quartier de la prostitution, avais-je réel motif pour en décider la brutale réalité ? Je ne sais et personne ne pourrait savoir à ma place. C’est ainsi, parfois les images nous présentent-elles un réservoir infini d’esquisses inconscientes qui s’actualisent de telle ou de telle manière. Peut-on aussi facilement diriger ses pensées ? Et, du reste, ceci est-il souhaitable ? Non, il faut laisser les pensées flotter et, a posteriori, leur trouver, non des justifications, seulement tâcher d’en percevoir quelques significations. Cette peinture de Barbara Kroll qui a été le déclencheur, sobrement intitulée « Femme sur une plage », sans doute l’ai-je brusquement sortie de son contexte pour l’habiller d’un sens qui y est sans doute latent. Si j’essaie d’analyser mes projections mentales sous le signe de la Raison, voici ce qui se dessine de façon claire. Vous dont le corps est ce genre de cuir fauve cerné de noir, vous qui êtes censée profiter d’un substantiel repos, vous dont le hâle est pareil à celui d’une poterie ancienne, vous qui peut-être rêvez au soleil, qui peut-être dormez au plein de votre innocence, voici que je vous ai déportée de vous, vous ai attribué le visage de la prostituée. Sans doute êtes-vous bien éloignée de cette pseudo-réalité que j’ai esquissée à grands coups de brosse.
Voyez-vous, ce qui m’a conduit à vous dire et vous éprouver telle une Fille de Joie, il faut aller le chercher du côté de Picasso et de ses célèbres « Demoiselles d’Avignon ». Je ne sais si la forme selon laquelle la peinture de l’Artiste Allemande se développe dans le cadre de cette toile est volonté consciente de rejoindre l’Artiste natif de Malaga ou bien si l’influence est une simple loi du hasard. Cependant la confluence me paraît si évidente, que je ne la considère nullement fortuite. Le thème de cette œuvre, véritable fondement de l’Art Moderne est, on le sait, celui d’un lieu de prostitution, autrement dit d’un Bordel.
Si l’on prend soin de rapprocher les deux œuvres, il me paraît évident qu’un air de parenté les fait se rejoindre d’une manière peu contestable. Mêmes teintes sombres saturée en couleurs. Mêmes visages inscrits dans un ovale presque parfait, dont la perfection même signe cette « inquiétante étrangeté » qui sera l’un des paradigmes selon lesquels la Modernité trouvera à se fonder telle la violente interrogation de l’Homme face à son Destin. N’oublions pas que cette œuvre importante dans le domaine de la figuration esthétique, porte en soi de manière virtuelle, les grands drames de l’humain, elle ne préfigure rien de moins que les atrocités de Guernica, les abominations de l’Holocauste. L’oeil gauche de chacun de ces Modèles est comme biffé, enduit de bitume, fermé sur les constantes apories du Monde.
Ici, ce n’est nullement mon regard qui crée le tragique, c’est le tragique qui crée mon regard. Ce tragique, non seulement nous devons l’apercevoir, mais le porter en nous de manière à témoigner des atrocités de l’Humanité, faire tout ce qui est en notre possible afin que ne se reproduisant plus, enfin notre esprit puise reposer en paix. Les bouches sont de pourpre éteinte, comme ensanglantées, identiques à des blessures qui auraient atteint le Langage au cœur, le réduisant au silence. En plus, à la façon d’une figuration « surnuméraire », le visage de « Femme à la plage » est empreint d’une gravité christique si bien que les cheveux pourraient se donner en lieu et place de la couronne d’épines. Certes, ici, nous sommes aux antipodes des figures de proue contemporaines de femmes libérées de corps et d’esprit, agitant haut et fort le pavillon de leur autonomie, faisant claquer, contre vents et marées, l’oriflamme de leur indépendance. Cette figure semble aliénée, son visage réduit à n’être qu’ombre et nuit, signe avant-coureur de sa finitude.
Cependant, dans mon texte, j’ai pris soin de peindre les traits de cette possible Prostituée de façon bien plus claire. Ôtant cette part d’obscurité qui, toujours enténèbre les actes prétendus immoraux, c’est au seul motif de réhabiliter ces Figures toujours rabaissées au sous-sol de la Condition Humaine. Or cette vision des choses, hormis le fait qu’elle n’est nullement juste, coupe à la racine tout motif, pour qui que ce soit, à se réclamer d’une humanité, à l’assumer, sinon selon son coeur, du moins selon son corps, cette liberté fondamentale de tout individu, son bien premier et inaliénable. Qu’une femme se donne par amour, intérêt ou monnaie son corps, ceci est affaire de conscience individuelle, et aucun jugement n’a à être au pouvoir de la société, laquelle, parfois, est bien loin d’être exemplaire. Les destins sont tracés de telle manière que serait bien malin qui pourrait en changer le cours. Il n’y a pas de petit et de grand destin, seulement un chemin à emprunter. Plurielles sont les pistes, singulières les décisions. « La liberté n’a pas de prix », ceci, au moins, devait-il être reconnu comme le beau geste de l’humain. Mais, parfois les gestes sont-ils entravés. Il faut les délier, ceci est la condition pour faire échouer les dogmatismes de toute obédience. Ils sont nombreux à notre époque qui se pense, narcissiquement, parvenue au plus haut, alors qu’elle connaît bien des étiages. Oui, il est grand temps de remonter vers la surface ! De telles œuvres nous y invitent.