Peinture : Barbara Kroll
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Tout est parfois si loin. Tout est parfois si flou, si dédoublé, si évanescent à l’horizon des yeux. Pourtant mes yeux sont sains, ma pupille aiguisée, ce qui veut dire ma conscience lucide. Combien j’aurais mieux aimé être affligé d’un cruel strabisme, atteint d’une myopie, réduit à ne voir le réel que décalé, incertain, au prix d’un astigmatisme. Mais non, je VOIS et je vois d’autant mieux que je m’interroge. Paradoxalement, ma bonne santé visuelle, (métaphore de la conscience de l’ouverture au Monde, bien sûr), bien plutôt que de proclamer un mince bonheur, ne fait que m’affliger et me reconduire dans de bien sombres et étroites ornières. Je sais que je parle à une image, à des coups de brosse grossièrement posés sur la toile, que votre degré de réel ne saurait l’être qu’à la simple fantaisie de mon imaginaire, que je peux vous faire varier à mon gré, tantôt vous voir comme une Coquette qu’un subit mal à l’âme inclinerait vers quelque mélancolie, tantôt comme une Femme libre d’elle, fière, indépendante, assurée de Soi, une manière d’Idole de platine dont rien, ni personne, ne pourraient altérer la souveraine présence, le coefficient de durabilité. Une détermination à toute épreuve, un chemin accompli sans le moindre faux-pas, l’aboutissement d’une inflexible volonté. Vous apercevant ainsi, en cette dernière posture, vous m’apparaissez telles ces splendides Sirènes taillées dans l’ébène, qui figurent à la proue des goélettes, creusent l’air de leur arrogante poitrine, impriment dans la texture du monde leur altière et inimitable présence. Après ceci, nulle parole ne serait à prononcer, le dernier mot de l’histoire aurait été dit.
Tout est parfois si loin. Oui, je dis à nouveau ceci, à la manière d’une antienne, d’un refrain hors du temps, d’une complainte qui viendrait de quelque océanique abysse. Car, voyez-vous, j’ai beaucoup parlé de Vous et cependant, je n’ai parlé que de moi. Votre certitude divinement affichée, cette lumière brillante, cette aura étincelante, le roc que vous êtes projettent sur ma pâle figure des rayons verts pareils à ceux de quelque « Outre-Tombe », des rayons mortels, si vous préférez. Ma Mort à venir s’abrite sous l’irradiation de votre Vie. Entière, sublime, un genre de diamant troue la nuit de ses angles vifs, de ses arêtes acérées. Une Clarté surgit qui, aussitôt, sécrète une Ombre. Un Jour se lève qu’abolit bientôt une Nuit. Le savez-vous, je suis un être des Ténèbres, une simple cendre au sein d’un foyer exténué, un brandon éteint sur lequel nul vent ne viendrait rallumer l’étincelle. Pensez-vous que je m’en alarme ? Que des sanglots étreignent ma voix ? Que des remords font à ma chair d’invisibles mais pénétrantes morsures ? Que la faible esquisse que je destine, simple murmure au Monde, me place pour toujours, au trépas ? Si vous pensez ceci, vous êtes dans l’erreur la plus totale au seul motif que vous pensez la tristesse négative, la joie riante, les sourires pleins des faveurs des dieux qui sont au Ciel et se réjouissent de nous voir si naïfs et si comblés à la fois.
Mais que je vous dise l’amplitude de mon bonheur à figurer sur cette belle Scène de la Métaphysique, avec ses clowns tristes, ses baladins lunaires, ses camelots de pacotille, ses personnages de carton-pâte tout droit sortis de la commedia dell’arte. Je suis comme dans le trou du Souffleur, je suis l’avant-Parole du Monde et de ses mannequins de cire, de ses hérauts de pantomime. Rien que de les voir s’agiter en tous sens, rien que de percevoir leur marche de guingois, rien que de surprendre leur fausseté et croyez bien que ma félicité est entière, que mon esprit se dilate au rythme de leurs entrechats, à la cadence de leurs faux-semblants, à la mesure de la gigue endiablée de leurs duperies. Vous la savez cette existence faite de gants retournés, on ne voit guère que leurs coutures, vous la savez cette hypocrisie, on ne voit que ses bulles qui crèvent à la surface de l’étang, le limon est plus bas, qui est trouble, qui se dissimule sous des airs patelins. Apercevriez-vous meilleur spectacle que celui qui consiste, pour un Voyeur (je me régale en ce rôle si audacieux), à viser le Monde, à y ôter les masques de ses Figurants, à porter au jour la quadrature ouverte du Vice, alors que la Vertu, de modeste venue, se dissimule et rougit de se dissimuler, de se confondre avec les lisières, de ne faire face qu’avec parcimonie, entre deux fautes, entre deux supercheries ? Savez-vous le plaisir qu’est le regard droit, mais aussi, paradoxalement, la douleur qu’il porte en son effronterie ? Car oser toiser la Vérité est toujours se confronter à l’ombre portée du Mal et l’on en aperçoit, sur la taie de son visage, les stigmates à jamais.
Mais sans doute vous interrogerez-vous sur la pertinence de mes inquiétudes, de mes interrogations qui lui sont coalescentes. Certes, vous avez bien perçu que ma lancinante comptine Tout est parfois si loin, avec sa mesure tel un réel danger, n’est nullement danger pour les Autres, les Pantins de la commedia dell’arte, ils sont trop habitués à leurs pitreries, ils s’en distraient, ils s’en réjouissent et, sans doute même, en jouissent de toute la densité de leur chair frémissante. Non, ce refrain Tout est parfois si loin, loin de désigner les Autres, leur effet d’irréel, parfois, est bien mon réel à moi, autrement dit cette épine, ce buisson arrimés au plein de ma poitrine, ils y font leurs ravages tout en douceur, « lentement et sûrement ». Ce si loin ne dit nullement le lointain de quelque espace, le lointain de mes Commensaux, il dit le lointain en moi, je veux simplement dire, en une formule sans doute malhabile, mais suffisamment éclairante, l’éloignement qui existe de mon JE à mon MOI. Comme une division, une ligne de fracture, un clivage entre deux sédiments tectoniques. Oui, je sais, vous m’identifierez, aussitôt, à quelque schizophrène en mal de Soi, sur une orbite éloignée des Autres, ces Étranges Galaxies, plus on s’en rapproche, plus elles sont mystérieuses, énigmatiques, une distance infranchissable se lève, pareille à une nuée d’orage.
Vraisemblablement, argumenterez-vous que je ne fais que jouer avec les mots, me plaire à des tours de passe-passe. Vous penserez l’identité de JE et de MOI. Mais de quel droit émettrez-vous cette fallacieuse hypothèse ? JE n’est jamais identique qu’à JE. MOI n’est jamais identique qu’à MOI. Sinon, à quoi serviraient donc les nuances du Langage, les réalités lexicales s’illustrant sur l’axe paradigmatique ? Si le JE était MOI, nous le nommerions MOI. Si le MOI était JE, nous le nommerions JE. Vous voyez bien que nous prenons des libertés avec les mots, nous leur infligeons des torsions, nous les faisons plier sous le fer de notre volonté. Aucun mot n’est l’équivalent de quelque synonyme que ce soit et tout synonyme est déjà une aberration, un règlement en « monnaie de singe ». Tout synonyme s’écarte d’une vérité initiale, originaire. Tout synonyme est, par nature, approximation, sinon mensonge. La coexistence, en SOI, de JE et de MOI, ceci veut seulement indiquer, certes d’une manière lexicale qui n’est nullement la totalité du Sens, son prologue simplement, ceci veut indiquer la distance, l’altérité, la non-correspondance terme à terme. Ainsi, la « belle » formule solipsiste « MOI, JE » à l’initiale d’un énoncé ne saurait trouver de substitution dans les formules franchement aporétiques qui se donneraient sous le « MOI, MOI » ou le « JE, JE ». Vous apercevez bien ici que le système logique trouve sa limite et, bien plus, sa contradiction. Å l’évidence, il existe un décalage, un écart, une manière de dissonance entre « JE » et « MOI ». Dans les énonciations canoniques, « JE » précède toujours « MOI ». Exemple : « JE vais en ville », mais « Attends-MOI ». Le JE a la prééminence sur le MOI. Le JE est mélioratif, le MOI est dépréciatif. Le JE est l’index de l’identité. Le MOI est purement égoïque. Voici pourquoi aucune substitution n’est possible de JE à MOI, de MOI à JE. Ce qu’indique clairement cet insubstituable, c’est moins une différence langagière, qu’une différence ontologique. Nous sommes, pour notre vie durant, marqués au fer d’un insurmontable paradoxe. Toujours, nous sommes le point d’équilibre, ou plutôt de déséquilibre, entre deux principes opposés :
Entre le Masculin et le Féminin
L’Ombre et la Lumière
Le Jour et la Nuit
Le Bien et le Mal
Le Vice et la Vertu
Le Blanc et le Noir
L’Amour et la Haine
La Guerre et la Paix
La Vie et la Mort
Entre le JE et le MOI
Tout est parfois si loin, cette assertion répétée à la manière d’un leitmotiv, voulait signifier cet intervalle qui, parfois, se creuse en Moi, à la manière d’une lézarde. Alors, je ne sais plus vraiment si je suis un « JE », si je suis un « MOI », peut-être même un tout AUTRE que Moi, une simple entité chevauchant la césure entre « JE » et « MOI ». Si je bats la chamade de l’Un à l’Autre. Si je ne suis jamais que ce Mouvement de Balancier ou bien si je ne suis que « cette heure arrêtée au cadran de l’horloge », sans en avoir bien conscience, manière d’Ophélie flottant entre deux eaux, entre le songe et le réel, ou bien entre deux songes, si j’existe vraiment. Et alors commence au sein même du chaudron de ma tête cet étrange sabbat où j’enfourche mon balai, ne sachant si je suis encore Moi, le balai, la Sorcière, le pandémonium lui-même. Mais, Vous la Lointaine qui figurez sur le blanc de la toile, Vous la Rêveuse dont le visage oblique appuyé méditativement sur votre main, Vous à la chevelure noire à la Garçonne (l’ambiguïté qui perce !), Vous au visage à la teinte d’olive (une préfiguration de l’au-delà ?), Vous aux bras nus, Vous cintrée dans le mince fourreau d’une tunique grise, Vous l’Irréelle Présence, voici que je vous ai accordé Identité, Lieu et Temps, l’instant d’une brève méditation. A ce seul effet de l’énonciation, vous aurez existé, tout comme l’arbre existe, le nuage, tout comme JE, tout comme MOI, car si nous sommes c’est bien à être des ÊTRES DE LANGAGE. C’est parce que je vous ai nommée que vous êtes sortie d’une léthargie qui aurait pu être éternelle. C’est, identiquement, parce que j’ai été nommé jadis, que je me suis nommé « JE », « MOI », que l’être s’est présenté en qui-je-suis avec son coefficient d’évidente réalité. Parmi tous les cogitos du monde qui émettent des hypothèses hasardeuses, croyez-le bien, L’Attentive, un seul se donne comme vrai, que nous devrions écrire en lettres d’or à la cimaise de nos fronts insouciants mais, parfois, semés d’inquiétude :
« JE PARLE, J’EXISTE »
Toute autre énonciation n’est que « miroir aux alouettes ». C’est parce que le Langage seul est capable de nommer l’ensemble du Réel, qu’il le fait apparaître et le fonde telles nos plus sûres assises. Parle donc, la Muette, tu seras. Sinon, je parlerai à ta place, belle peinture, ce qui reviendra au même. Toute Parole est identique à toute autre. Å condition, cependant, qu’elle soit proférée en Vérité. Sans doute faut-il en conclure que toute Parole n’est portée à elle-même qu’au mérite de son dire. Oui, sans doute, au mérite de son dire.