« Entre sel et ciel…
Plein soleil sur les salins…
Etang de Campignol… »
Photographie : Hervé Baïs
***
« J’ai planté une flèche au coeur de la Terre »
« J’ai planté une flèche au coeur de la Terre »
« J’ai planté une flèche au coeur de la Terre »
Cette complainte, trois fois répétée, avec un émouvant pathos, c’était ceci qu’entendait Αρχικός (Archikós), tel était son nom qui signifiait « Initial ». Cela faisait en lui comme d’étranges ruisseaux qui nappaient son corps d’une brume tenace, cela serpentait en lui, cela envahissait tout son territoire intérieur, cela résonnait dans la conque de sa tête avec une sorte de clameur d’airain. Jamais il n’aurait pensé, depuis la pliure de son innocence, qu’une telle cantilène pût l’habiter d’une telle manière. Son chant, pareil à celui d’une voix d’enfant qui serait venue de très loin, il en sentait les ondes, les pulsations, il en percevait l’écho comme si la Montagne, la Mer, le Ciel et les Nuages, soudain pourvus de Langage, avaient proféré de tels mots du plus plein de leur Être, autrement dit du cœur de la Nature.
C’était bien ceci : l’Arbre parlait, l’Herbe parlait, le Ruisseau parlait, la Pierre parlait. Certes, c’était une Parole étrange, un hymne dont nul n’eût pu anticiper la venue, dont nul n’eût pu retranscrire les notes sur une partition de musique. C’était étonnant combien ce chant (c’était bien un chant en sa plus pure essence), semblait avoir valeur Universelle. Il semblait venir d’un Temps immémorial bien au-delà de la souvenance des Hommes. Il semblait venir d’un Espace au-delà de l’Espace. Il était tissé des irisations des plus belles Cosmologies, aux Mythologies il empruntait leur consistance de songes, aux Archétypes la puissance de leur feu, au Symbolisme leur superbe force imageante. Tout était Beau, tout était Plein qui venait de si loin. Tout était taillé à la dimension de l’Homme, mais d’un Homme Majuscule car la Beauté ne pouvait disparaître, car la Joie ne pouvait être entamée. Il fallait demeurer au plus Haut, tel l’oiseau des hautes altitudes, planer longuement, déployer ses ailes avec l’ombre portée glissant selon le pli des Vallées, selon les courbes des Dunes, selon l’éclat d’étain des Lagunes. Tant que le Vol durait, l’Espoir était permis et l’Homme demeurait en possession de son Essence, à savoir être Lumière, être Conscience.
« J’ai planté une flèche au coeur de la Terre »
« J’ai planté une flèche au coeur de la Terre »
« J’ai planté une flèche au coeur de la Terre »
Cependant qu’Αρχικός avançait, car la marche vers l’avant était son Destin le plus visible, le Poème Céleste (oui, tout beau Poème est empreint de pureté et de tragique), continuait à faire entendre son doux mais curieux bercement. Notre Voyageur percevait bien, entre les mots, sourdre quelque chose qui l’interrogeait, non une menace immédiate mais un genre de sourde inquiétude dont, en cet instant, il ne pouvait deviner la raison de sa présence. La marche d’Αρχικός était millénaire, elle se ressourçait à son propre progrès. Αρχικός avait connu tous les lieux, tous les temps. Αρχικός avait connu les Jardins suspendus de Babylone, leur verte luxuriance, les eaux d’azur de ses canaux. Αρχικός avait connu le grincement de la grande noria qui puisait l’eau de l’Euphrate, elle s’écoulait dans la large plaine des champs. Αρχικός avait connu les rizières en terrasses du Yunnan aux reflets d’émeraude. Αρχικός avait connu les hauts cèdres du Liban, leurs majestueuses ramures tutoyaient le ciel. Αρχικός avait connu l’océan de chlorophylle des canopées, leurs forêts odorantes d’ylang-ylang. Αρχικός avait connu les Montagnes de la Lune, les Ruwenzori avec leurs théories infinies de mousses, leurs grappes de lichen, les larges éventails de leurs fougères, les bruyères hautes comme des arbres. Αρχικός avait connu la large plaque d’eau couleur de bronze et de corail de l’imposant Nil. Αρχικός avait connu l’immense Lac Vânern, ses eaux bleu-de-givre, ses ilots plantés d’arbres. Αρχικός avait connu les ruissellements Pistache et Perroquet de ses rives semées d’herbe, recouvertes de végétation.
« J’ai planté une flèche au coeur de la Terre »
« J’ai planté une flèche au coeur de la Terre »
« J’ai planté une flèche au coeur de la Terre »
Alors que le chant, maintenant devenu aussi insistant qu’un rituel, aussi psalmodié qu’une antique incantation, continuait à faire ses allées et venues en un site dont il ne parvenait toujours pas à situer l’origine, Αρχικός devinait, depuis le plus clair de son intuition, que la Terre dont il était question était bien celle dont ses pieds foulaient le sol, dont il sentait que l’écho à lui renvoyé était l’ombre d’une douleur, le clair-obscur d’une souffrance. A mesure qu’il parcourait plus d’Espace et de Temps, il ressentait, à la manière d’un ténébreux présage, les signes qui lui étaient adressés car, oui, la Nature parlait en de bien étranges façons.
Maintenant, devant lui, la couleur des choses avait changé. Le vert-Amande, le vert-Menthe avaient troqué leurs vêtures pour de bien plus sombres, dans le genre des Alezan, des Terre de Sienne. Ce qui, jusqu’alors, se donnait sous le visage de la brume, de la pluie, voici que tout ceci n’était plus qu’un lointain souvenir. L’eau l’avait cédé à la poussière. Le gras limon à la terre craquelée. Αρχικός n’avait guère à faire d’effort pour entendre, au fond des gorges asséchées des oasis, parmi les sillons accablés de chaleur, depuis l’échancrure des vallées où ne s’écoulait plus qu’un filet d’eau, pour entendre donc la longue et émouvante plainte de la glaise. La vérité était que la Terre était atteinte jusqu’en ses plus intimes profondeurs, qu’elle laissait voir, parfois, au centre même de son dénuement, ses vertèbres, ses astragales, ses palatins et atlas, si bien qu’elle eût pu passer, la Terre, pour un mannequin de ces salles d’anatomie que les apprentis-chirurgiens dissèquent à l’envi, s’amusant des clavicules et autres radius.
Et, poursuivant sa longue marche, notre Explorateur ne manquait de s’interroger sur la nature de la métamorphose qui, sous ses yeux, ouvrait grand le livre de l’Histoire de la Terre. Oui, combien de pages étaient maintenant maculées, trouées, leurs signes biffés, leurs caractères plus qu’à demi effacés. Pendant qu’il réfléchissait au Sens des Choses, autrement dit au Sens du Monde, au Sens de l’Homme dans le Monde, à son propre Sens, la sombre cantilène avait cru en intensité, si bien qu’Αρχικός en était habité de la tête jusqu’aux pieds, son corps devenant une simple caisse de résonnance, en réalité une amplification de la Conscience Humaine, sa Voix, son Chant bien près de s’exténuer.
« J’ai planté une flèche au coeur de la Terre »
« J’ai planté une flèche au coeur de la Terre »
« J’ai planté une flèche au coeur de la Terre »
Scandant ce refrain sur le mode d’un possible remords, d’une faute à effacer, la Conscience Humaine (dont Αρχικός est le vivant emblème), se retrouve face à face avec elle-même, et ce face à face n’est rien de moins que la confrontation de l’Homme avec ses œuvres. A l’horizon de ses yeux, ceci : le Ciel est noir, pareil à l’aile du corbeau, le Ciel est nu, sans espoir, le Ciel est déserté de ce qui, depuis toujours, lui a confié son Essence, cette belle Lumière qui semble avoir reflué au fin fond du cosmos. Autre nom pour la Raison et l’exercice de la lucidité qui devrait être son reflet, toujours. La Terre, mais est-ce encore la Terre, cette croûte de limon et de sel, crevassée à perte de vue, avec l’étrange dessin de ses lézardes, la nuit de ses fentes, la pullulation du Rien ? Terre de néant et d’abortive venue. Terre sacrificielle, elle ne connaît même plus la main qui l’a violentée, l’a réduite à merci.
Terre condamnée à n’être plus que l’ombre d’elle-même, à peine une prose, le poème s’est exilé. Terre de douleur. Terre affligée. « Pachamama » crucifiée. Plus besoin, pour les Humains, de se mettre à genoux, de faire des offrandes à la « boca » (la bouche), à lui destiner céréales, feuilles de coca, une rasade de « chicha ». « J’ai planté une flèche au coeur de la Pachamama », chantent les Incas en cœur et leur cœur pleure de pleurer, autrement dit leur pleur est absolu et leurs larmes sèchent avant que d’être versées. Ce pieu, cette pointe de flèche plantés dans le derme de la Terre, ceci est la plus haute trahison que la Conscience Humaine n’ait jamais pu imaginer, un genre d’auto-mutilation, une manière de seppuku.
On est l’Humanité. On s’assoit sur le tatami du Monde, jambes croisées, l’on a vêtu son kimono blanc. On se saisit de son sabre court, le wakizashi, d’un geste rapide, décidé - plus rien n’existe que la désolation -, on plante le wakizashi dans l’abdomen, dans la partie gauche, celle qui est censée représenter la Conscience. Plus de Conscience, on biffe sur le Grand Livre de l’Existence, toute trace qui porterait témoignage du Grand Paradoxe Humain, de son Aporie constitutive. On embrasse le Néant, lui, au moins, n’a nulle Terre Promise, lui, au moins, nous reçoit comme l’un des siens. Et voici, le Grand Voyage d’Αρχικός, l’Initial, se termine. L’Initial a succombé sous les coups du Final. Morale de l’histoire :
Depuis toujours
Sans détours
l’Homme se sait Mortel
Ceci est sans appel
C’est dans sa Nature
Oui, dans sa Nature
Alors il n’a cure
Oui, il n’a cure
De détruire la Nature,
Oui, la Nature
Ce qu’il devrait aimer
Il le foule aux pieds
Ce qui lui donne la Vie
Il le sacrifie
« J’ai planté une flèche
au coeur de la Terre »
Qui la retirera la flèche
Qui la soignera la Terre