« Autoportrait à l'éventail »
Mise en image : Léa Ciari
***
« Tout Autre est mystère ». Énoncer ceci résonne, bien évidemment, à la manière d’un truisme. Tout ce qui est Autre, par définition, est l’éloigné, est l’inconnu. Des Terres Australes, je ne connaîtrai jamais que le nom et Saint-Paul, Nouvelle-Amsterdam, Adélie ne seront, pour moi, que quelques sons perdus au large de vastes océans, quelques fragments d’imaginaire, irréalité archipélagique se fondant dans le tout du Monde. Je regarde cette image et, aussitôt, des distances s’installent, des abîmes se creusent. Certes, des terres, des semis de rochers éparpillés parmi le bleu de l’eau, il est bien naturel que je n’en connaisse qu’une vapeur, une brume. Mais l’Humain, l’Humain en son exception, je puis bien en connaître quelque chose puisque nous sommes tissés d’une même condition, que notre chair est commune, que nos yeux sont d’identiques décrypteurs de l’horizon où vivent nos Semblables. Mais la semblance ne suffit pas à établir l’Identité, la fusion qui ferait de deux réalités distinctes, une seule en le même assemblé. Loin s’en faut. Si le rocher, par nature, est superficiel, l’Humain, par essence, est profond. Or, entre deux profondeurs, la distance est immense, deux cosmos se croisent dont chacun poursuit sa route, nul Destin ne peut dévier de son initiale trajectoire. Beaucoup de routes sont tracées dans l’Univers. Aucune ne se confond avec une autre.
Donc, je regarde l’image et dans l’essai de Vous saisir, Vous-l’Étrangère (percevez-vous combien « étrange » résonne dans « Étrangère » ?), j’essaie d’abord de vous décrire, ainsi me serez-vous plus familière, du moins en puis-je établir l’hypothèse. Ce sont vos yeux d’abord qui me captivent, viennent à moi et me mettent au défi de vous comprendre. Or, d’emblée, suis-je en plein mystère. Je vous aborde à l’aune de la plus verticale difficulté. Regard, tout à la fois fascination et nécessaire éloignement. Et cette mise à distance, cet imperium du regard « adverse » ne peut qu’aisément se comprendre. Tout votre visage est muet (je mets entre parenthèses les paroles et mimiques), sauf vos yeux. Car, si je vous vois et tente quelque exploration, vous me voyez aussi et cette vision retournée annihile en moi tout essai d’en savoir plus à votre sujet. Vos yeux sont les deux baies au gré desquelles votre conscience me vise et m’annule en même temps. D’une conscience à l’autre, toujours il faut l’écart, toujours il faut l’abîme. Jamais l’une en l’autre. Toujours l’une en face de l’autre, toujours l’espace du vis-à-vis. N’en serait-il ainsi et plus aucune singularité ne trouverait le lieu de son être et le Monde Humain serait en proie à une monstrueuse confusion, un illisible chaos, un confondant empilement pareil aux grappes d’œufs des batraciens, une « conscience » si diffuse qu’en réalité cette dernière serait bien plutôt un primitif tubercule, une tumescence archaïque, un genre de concrétion tératologique. Autrement dit une aporie en sa consternante venue.
Oui, je sais, j’assène ceci avec une telle force que, sans doute, nos respectives épiphanies s’éloigneront-elles l’une de l’autre, sans possibilité aucune de se rencontrer de nouveau. Pour ma part, afin de retourner en mon propre site, plein et entier, il me suffit de me détacher de votre regard, d’en oublier l’éclair d’émeraude, de me distraire alors, de la lumière de votre front, elle est douce, alanguie ; de me distraire de l’arc double de vos sourcils, des pommettes de vos joues, d’un fragment de votre nez puisque, aussi bien, telle votre bouche, tel votre menton, vous les dissimulez derrière l’écran de votre éventail. Ce que la partie éclairée de votre visage me révèle, cette spontanéité, ce naturel, ce désir de vivre à fleur de peau, les deux bandes d’ombre verticales m’en ôtent une plus longue contemplation. Telle la vérité des Anciens Grecs, cette merveilleuse « alètheia », vous êtes voilement/dévoilement, en un même geste vous retirez ce que vous offrez. Don et Retrait. Offrande et Censure. En définitive Être et Non-Être. " La Nature aime à se voiler ", disait Héraclite et, à tout bien considérer, vous participez à et de la Nature, donc vous êtes Nature vous-même. Ceci, au moins, est une certitude.
Comme si, arrivant à vous, vous n’aviez de hâte qu’à vous en retirer. Une Absence s’enlevant d’une Présence. Ici, il faut revenir un instant à la métaphore des Terres Australes. Saint-Paul, Adélie, ces cailloux jetés au hasard de l’eau, n’ont rien à retirer de leur paraître, chez ces iles, tout fait phénomène d’emblée, sans retrait, les plaques de neige, les rochers tapissés d’herbe sont ce qu’ils sont, sans reste. Leur être est entièrement contenu dans la face qu’ils tournent vers le Monde. Mais, convenons-en, Vous L’Étrangère, vous n’êtes ni Adélie, ni Nouvelle-Amsterdam, fussiez-vous « naturelle », et votre monde est infiniment plus complexe, terriblement crypté au motif que nul palimpseste (ce que nous sommes, nous les Hommes, vous les Femmes), ne livre jamais en son entier, au premier coup d’œil de l’Interprète, ce qui se dissimule dans la densité des arabesques et autres calligraphies. Ce sont des hiéroglyphes et comme tels, ils ne sauraient dévoiler leur secret sans quelque précaution. Alors, je suis pareil à cet Homme d’Occident placé devant un rouleau semé d’insolites sinogrammes, mes yeux les parcourent mais mon entendement n’y a nullement accès et je demeure privé de ce Sens qui est le pollen des choses, la fragrance subtile de ce qui vient à moi et parfois se réserve, et parfois s’occulte, toujours me laisse dans le désarroi. Mais sous cette apparente confusion se dissimule un réel bonheur. Tout comme le Chasseur de la Préhistoire qui devait marcher longtemps avant que de débusquer sa proie, tirant une grande satisfaction de sa découverte, nous sommes des Cueilleurs de sensations, elle ne se révèlent et ne décuplent leur floraison qu’au terme d’une longue patience.
Or, ce long et haletant cheminement, cette marche qui, à la vérité, n’était que marche en Soi, voici qu’elle se donne soudain comme motif de compréhension. Au fond, elle n’était qu’une manière de propédeutique, un genre de prémisse dont il fallait poser le fondement avant même de surgir dans le cercle d’une clairière. Les ombres sont loin, la lumière est ici. Ce que j’ai fait, tout au long de votre « inventaire », si je puis utiliser ce terme ustensilaire, procéder au mien, longer des sentiers familiers dont j’avais perdu la trace. M’interrogeant sur VOUS, nécessairement je ME questionnais car, s’agissant de Soi ou de l’Autre, c’est toujours le Soi qui se situe au centre du jeu, rayonne, diffuse ce qu’il ressent en son sein, éprouve depuis la chair de sa singularité. Car, à vous percevoir correctement, ou plus modestement, à tâcher de le faire, je ne le peux qu’à partir de qui-je-suis, interrogeant mon for intérieur (mon fort intérieur ?), puis, par ondes successives, muni de mes propres intuitions, je viens jusqu’à vous dans l’espoir certes modéré, certes obscur, de m’approcher, de tutoyer qui-vous-êtes (sans vous connaître jamais vraiment, comment cette gageure pourrait-elle être possible ?), de tendre à échafauder quelque hypothèse vraisemblable du lieu même du visage que vous me tendez, retenant en vous, l’essentiel, cette part qui est vôtre, inentamable, inaliénable car nul ne pourra prendre votre place, voir par vos yeux, entendre par vos oreilles, parler par votre bouche, aimer par votre cœur. Unique vous êtes, unique vous demeurerez, ce qui fait cette aura singulière qui vous entoure, vous livre tout en édifiant, tout autour de vous, cette zone d’invisible principe qui vous constitue et vous dit telle l’Unique, Celle dont nul fac-similé ne pourra imiter l’essence.
Ce que je crois, voyez-vous, avec la même joie qu’éprouve l’enfant à croire à son jeu, c’est qu’il y a une condition essentielle en vue de connaître l’Autre. Oh, je vous l’accorde, partiellement, « à fleuret moucheté », si je puis employer cette métaphore polémique, depuis la margelle de ma conscience en direction de la vôtre, autrement dit de l’impalpable, de l’ineffable, de l’inapparent. Cette condition, simplement énoncée, la voici : Il faut, à soi-même être sa propre étrangeté, autrement dit éprouver l’Autre en Soi, éprouver la Différence. Si nous pouvons identifier nos certitudes à l’Identité dont on voudrait parer son être propre, alors combien de failles, de discords, d’abîmes nous traversent qui sont la Différence en nous, la parole adverse qui nous interroge et nous exile soudain de notre solitude pour nous conduire sur la frontière où nos Commensaux existent, eux aussi à partir de leur propre Différence.
La seule chose qui soit en notre pouvoir, amener l’Autre en Soi, symboliquement s’entend, le faire Sien en quelque manière, voici le chemin pour, se connaissant, le connaître, le connaissant se connaître. Nul absolu cependant, que du relatif, mais l’existentiel n’est jamais que ceci. Il y a plus de quart de vérités, de demi-vérités que de vérités totales. De l’Autre à Soi, de Soi à l’Autre, toujours un phénomène d’écho, toujours une voix qui résonne à l’intérieur, appelle, reçoit, appelle à nouveau. Toute Altérité ne se lève que de la sphère dialogique, toute Altérité est le mode infiniment dialectique qui, nous déterminant, détermine l’Autre et pose le monde comme existant. Hors ceci point de réel. Hors de ceci, ni Toi, ni Moi.
Depuis la belle meurtrière (ces deux bandes d’ombre de l’image) où vous observez le Monde, comme si, métaphoriquement, votre Épiphanie apparaissant partiellement dans la Lumière se disait en tant que Vérité alors que les ténèbres menaceraient de tout reconduire au Néant, vous existez en cette belle tension, ceci se dit assez dans la sérieuse beauté de votre regard. Il porte en lui, depuis ses reflets de ciel et d’eau l’espérance dont tout vie est l’emblème, mais il porte aussi la mesure qui lui est nécessairement coalescente, à savoir cette lueur d’inquiétude qui est la marque insigne de l’Humain. Sans regard, nulle humanité. Sans inquiétude, nulle humanité. Tout éclair de joie dans l’acte de la vision est de surcroît. Nous ne vivons jamais qu’à percevoir en lui, ces éclairs, nullement la nuit sur laquelle ils existent à seulement se détacher. Ombre, Lumière, Lumière, Ombre. Rythme ontologique à deux temps. Différence en laquelle s’inscrit le Sens. Nous sommes, nous les Hommes, nous les Femmes, ces fléaux qui comptons le Temps. C’est notre mesure la plus réelle. Elle donne le rythme Humain. Le Seul qui soit vrai. Le Seul qui témoigne de la Nature en nous. Être/Nature = le Même.