Esquisse : Barbara Kroll
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« La vie n'est qu'une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et s'agite durant son heure sur la scène et qu'ensuite on n'entend plus. C'est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. »
« Macbeth » - William Shakespeare
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« Pleine de bruit et de fureur », c’était ceci qu’Alya avait retenu de la phrase de Shakespeare. Seulement ceci Bruit, seulement ceci Fureur. Dans la nasse de sa tête, le Bruit et la Fureur faisaient leurs allées et venues cruelles, sépulcrales. Les mots cognaient tout contre le roc de la dure-mère, rebondissaient, faisaient leurs boules d’étoupe qui envahissaient le champ entier de la conscience. Si bien que le massif de chair d’Alya, agité en tous sens, ne pouvait plus trouver le lieu d’une possible polarité. Tout allait à vau-l’eau et le péril eût été grand si Alya n’avait eu en soi, au plus profond, les ressources nécessaires à une inversion de la situation. Ce qui était évident, depuis bien des années déjà, il y avait trop de bruit sur la Terre, trop de mouvements en tous sens, trop d’éclats, trop d’éclairs, trop de formes qui s’emboîtaient en une manière de chaos, trop de couleurs qui se mêlaient selon une teinte boueuse, indéfinissable, métaphore d’un étonnant marigot civilisationnel. Beaucoup se laissaient entraîner dans cet infini tourbillon, éprouvant le vertige à la façon d’une sensation obtenue à l’aide de quelque peyotl, de quelque ambroisie hallucinogène. Le vertige entraînant le vertige, il paraissait impossible de jamais arrêter le mouvement, comme si une irréversible logique en eût provoqué l’irrésistible course. Il y avait, sur cette Planète, d’invincibles forces qui tressaient le destin des Hommes, à leur insu ou bien à l’aune de quelque complicité, mais la finalité était la même, l’horizon s’assombrissait à mesure que l’on se rapprochait de sa ligne fuligineuse. La nuit montait du jour et menaçait de l’envahir en totalité.
Alors voici ce qui, du point de vue d’Alya (son nom veut dire « noble»), était à faire : demeurer en Soi, se revêtir de la forme de l’esquisse (elle en avait trouvé le motif dans une œuvre en gestation de Barbara Kroll), se fondre en soi, si une telle chose était possible et, sans doute, cette hypothèse était-elle recevable. Les Bruits, il fallait les ramener au silence. La Fureur, il fallait en faire un tremplin pour la paix. L’Homme, la Femme, étaient pleins de ressources, de formulations positives qu’éteignait le rythme d’une existence prise à son propre jeu. On n’arrête pas si facilement un attelage qui s’emballe et n’avance qu’à accroître, à chaque pas, la mesure de son galop. La vitesse entraîne la vitesse, l’ivresse ne vit que de l’ivresse. Ce à quoi s’employait Alya, symboliquement au moins, à poncer les arêtes vives des silex, à réduire les éclats de la trop vive lumière, à user le tranchant des lames, à poncer les humeurs trop mordantes, à lisser les opinions trop arides. Enfin, en un mot, à faire des apérités qui entaillaient l’âme, de simples lumières adoucies, telles celles qui glissent sur les cercles gris des galets, ils font le ciel de neige, le regard de soie.
Alya, sur le fil de-qui-elle-était, se pouvait décrire de cette manière. Et peut se dire au présent puisque la Jeune Femme a trouvé un genre de persistance, de permanence en soi, une sorte d’immuabilité qui la fait telle qu’en elle-même, pour la suite des jours à venir. Alya se confond avec les choses de sa familiarité, avec les choses de son entour. C’est tout juste si elle paraît se détacher de ce fond qui l’accueille avec douceur, générosité. Un geste d’oblativité qui la fait égale de ce qui serait naturellement différent mais qui, ici, est d’une essence identique. Chose qui nait de soi et se prolonge en soi, sans effort, sans souci, une pluie se fait nuage qui se fait pluie et le cycle vit de sa propre texture. C’est beau ceci, cet uniment assemblé qui ne demande ni la dureté de la terre, ni la constance du feu, ni la vitesse de l’air, juste une brume qui vient de soi et persévère en soi, tout comme le vol de l’oiseau que l’aile anime de son mouvement interne, rien ne fait effraction qui porterait le regard hors le vol, hors la pureté de ceci qui plane et y trouve son effectuation en même temps que sa fin.
Du fond de la toile, qui est son fondement le plus exact, Alya s’élève en direction de Soi sans appui, sans effort, une montée à l’être se dit dans le pli le plus silencieux. Soi en tant que chuchotement. Soi en tant que pure gratuité. Soi trouvant sa forme en Soi. La ligne qui trace le mouvement souple du corps est une cendre posée sur la clairière du jour. Un crayonné à peine distinct qui se lève et, déjà, connaît le motif de son éternel retour. La teinte est une modulation à la sobriété exemplaire. Ce que Sable donne en sa légèreté, Mastic le rehausse si peu, que Chamois vient clore en une manière d’entre-deux. Tout ce qui pourrait apparaître en tant que fragment est souple continuité, la totalité recueille en soi le geste d’une variation inaperçue, la fine pointe d’un pinceau glisse sur le blanc de la toile, on dirait un fin grésil que reçoit le retrait d’une neige.
Le corps, car il y a bien corps (Alya n’est nullement pur esprit), se vêt du motif d’une simple suggestion. Plus de vivacité dans le geste de peindre et le corps rejoindrait ce Bruit dont Alya veut s’extraire. Moins d’insistance de la main et le corps n’aurait nul lieu où faire trace et rejoindrait l’illisible du pétroglyphe usé par le passage du temps. Les bras sont haut placés, manière d’arche souple qui se donne bien plutôt en tant que protection de la lumière que dans la profération d’un geste destiné à quelque utilité. La poitrine est inapparente, genre de torse d’éphèbe où ne bourgeonne qu’un point sur le bord de s’éteindre. L’ombilic est absent et nulle tache pubienne ne vient obombrer le mont de Vénus. Vision androgyne où rien encore ne fait signe en direction d’un genre. Tout se retire en soi dans une lisse neutralité. Les jambes sont deux lignes de fuite que le sol semble reprendre comme prolongement de son propre territoire. Étonnante géographie, proposition insulaire minimale, une mer l’entoure qui pourrait bien la reprendre en son sein.
Alya, dont rien encore n’a été dit de son nom, possède, en quelque sorte, la vertu d’une Origine, elle est Eau de Source, filament liquide, hôtesse de ces Fontaines ombreuses où frémit à peine l’écume d’une onde. Nulle part vous ne trouverez le beau nom d’Alya. Ou si peu, il est si rare. Alya, le nom, est venu au jour tout comme l’aube monte à l’aube, sans que rien n’en annonce la venue. Dépliement en tant que dépliement. Une corole s’ouvre sous l’effet de sa propre faveur. Prononcez le beau nom « ALYA » et vous comprendrez pourquoi ce nom, et lui seul, pouvait nommer qui-elle-est, Celle en-voie-de, Celle-qui-vient-à-elle, Celle-sur-le-bord-du-Monde. Prononcer son nom, « ALYA », c’est déjà dire qui elle est en son fond. Le premier [A est ouverture dans un registre clair qui trouve son écho réverbéré dans le [A] final, alors que la liquide [L], vient médiatiser la relation des deux, insérer une occlusion parmi deux ouvertures.
C’est bien la modération du [L] qui est à retenir, mode sur lequel Alya se donne au monde sur le registre d’une retenue. Il y a comme un effet à double sens sur la voyelle initiale et finale. Le diapason, celui qui donne le ton, c’est la consonne liquide [L], d’elle nait toute la fluidité, la suavité. D’elle nait la posture d’Alya qui, tout aussi bien pourrait être la venue d’une pluie, le sillage d’un brouillard, l’empreinte d’une larme. Parfois, un seul nom en dit bien plus que de longs discours. Bien sûr, Alya eût pu être nommée différemment, « Ophélie » par exemple, je pense à elle au motif de ses trois syllabes très souples, elles susurrent, elles glissent, elles lient telle une Fée (phélie), des membres épars qui se trouvent assemblés à la façon dont une gerbe est nouée grâce à la ligature qui en retient les épis pluriels. Mais le prénom Ophélie est trop connoté à l’ombre de sa légende et l’utiliser serait annoncer la folie, appeler la noyade. Ce n’est nullement cette tragédie de l’eau que je souhaite convoquer, mais seulement le motif de l’eau, son lent écoulement dans l’orifice de la clepsydre, son essence temporelle, uniquement temporelle.
Tout Observateur, toute Observatrice de l’œuvre, attentifs à ce qui s’y déroule, auront été bien vite alertés par cette tache de sang, cette biffure de braise, cette turgescence carmin qui semblent affecter les lèvres comme si un crime y eût été perpétré. Certes, il y a une violence latente qui surgit de la tension entre l’évanescence du corps, sa presque annulation et ce qui semble sourdre brusquement et reconduire l’épiphanie du visage à une bien sombre dramaturgie. Certes ceci deviendrait rapidement insupportable si l’on ne soumettait cette violente symbolique à une nécessaire modération. Ce mot arrêté, violenté sur l’aire carmin des lèvres n’est nullement le signe d’une torture qui se donnerait comme la dernière profération d’Alya. Cette éclaboussure rouge, un feu, c’est une ligature posée sur le Bruit, une rature dissolvant la montée de la Fureur, évitant que sa dispersion ne vienne contaminer Ceux, Celles qui en croiseraient le funeste destin. Et ici, l’on retrouve Macbeth, Shakespeare, sa conception du Mal entièrement contenu, selon lui, en l’Homme, en l’Homme qui est la constante scène de théâtre où convergent en un tumultueux maelstrom, les forces néfastes et hautement léthales du Bruit et de la Fureur. Seule Alya, en sa naturelle retenue peut nous offrir un refuge à notre mesure, nous accueillir en cet asile de sérénité qui doit redevenir la seule Source où nous abreuver à l’abri des dangers du Monde. La seule Source !