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10 septembre 2022 6 10 /09 /septembre /2022 08:00
Dans quelle assise mondaine ?

Dessin : Barbara Kroll

 

***

 

   Dans quelle assise mondaine ? énonce le titre. « Assise » veut dire le lieu singulier que le destin nous a attribué, telle place et non telle autre.  « Mondaine » veut signifier notre présence au Monde, autrement dit à l’altérité. Altérité du chemin, de la pierre, du nuage, de la ligne d’horizon. Mais, surtout, altérité de cet Autre qui me questionne sous la forme multiple, constamment renouvelée qu’il pose devant mon regard, au centre même de mon souci. L’éthique en tant que souci. Chaque jour de notre existence nous croisons des milliers d’Autres qui, dès que rencontrés, s’évanouissent dans un étrange anonymat. Par exemple cette très Jeune Fille encore teintée d’enfance, ses cheveux châtains se déroulent en longes tresses, l’ovale de son visage est parfait, ses joues roses poudrées de printemps, ses yeux couleur myosotis, la pulpe de ses lèvres que rehausse, dans la discrétion, l’empreinte d’une rose-thé. Par exemple cette Jeune Femme au teint d’albâtre, aux yeux clairs, à la bouche naturelle, à la peau satinée, ses cheveux blonds font, tout autour d’elle, leurs gerbes d’eau presque invisibles. Par exemple ce vieux Monsieur au visage buriné, sa peau pareille à un antique parchemin, le réseau serré de ses rides, la forêt hirsute de sa barbe blanche, le gris des yeux qui se perd dans les replis de la mémoire.

    De tous ces Étranges, que reste-t-il dès qu’ils ont franchi les limites de notre horizon ? Le flottement d’une nappe de cheveux ? Un sourire empreint d’une certaine tristesse ? Le sentiment d’une force de l’âge dont on devine qu’elle est inépuisable ? Que reste-t-il de tous ces Destins dont, sans doute, nous pourrions tirer quelque jeu esthétique, rêver à l’aventure de leur vie, peut-être tirer quelque envie de les imiter, en quelque manière. Le Monde est semé de ces confluences, de ces croisements, de ces marches parallèles, de ces contiguïtés qui n’ont de valeur qu’autant que dure leur instant, c’est-à-dire l’espace d’un rapide songe puis rien ne demeure de ce qui avait été. En tire-t-on quelque regret ? Se promet-on de fixer ces images avec le souci d’en avoir quelque satisfaction ? N’est-on seulement des Voyeurs du Monde si distraits que nous ressemblons à cette surface grise des « ardoises magiques », un seul mouvement de la main et tout regagne son anonymat et c’est comme si notre imaginaire nous avait trompés.

   Toutes ces réflexions ne sont nullement spontanées. Elles viennent de l’observation de l’image que vous me tendez. Mais il me faut en brosser quelques rapides traits. La scène sur laquelle vous figurez est à peu près indéfinissable. L’Artiste qui vous a projetée sur la toile est coutumière de ces esquisses qui, à première vue, pourraient faire penser à des dessins d’enfants. En réalité c’est bien de l’inverse dont il s’agit. L’enfant n’a en tête nulle détermination, il dessine pour dessiner, le gribouillis est une manière de fin en soi, il n’y a rien qui dépasse le trait dont on pourrait tirer un enseignement. Le motif de Barbara Kroll est bien différent. De l’esquisse, on pourrait penser qu’elle surgit de nulle part pour n’aller nulle part mais ce point de vue ne serait rien qu’erroné, seulement fondé sur une impression première. Sous l’esquisse, il y a une intention de signifier. Que ce dessin demeure en l’état ou qu’il trouve son achèvement dans une toile peinte, ceci n’a guère d’importance. Déjà, en soi, les significations sont présentes. Bien évidemment, et c’est bien là le jeu de toute interprétation, chacun verra dans le motif des chemins différents, peut-être même des voies adverses. Nul ne saurait effacer sa propre singularité qu’à renoncer à qui il est.

   Le problème est le suivant, qui est avant tout un paradoxe. Ce que me dicte ma propre subjectivité, en matière de ressenti, ceci se présente pour ma conscience avec le caractère d’une pure objectivité. Cet objet-dessin se donne à moi dans un genre d’évidence singulière et y persiste au motif qu’il est, pour moi, ce sens-là et non point un autre. C’est de là que naît l’idée même de polémique, ce que j’affirme de l’œuvre, un Autre que moi en fera la démonstration inverse. Mais c’est égal, il me faut dire ce qui, posé là devant moi, parle de telle manière que je ne pourrais me dérober à la tâche de le montrer, c’est-à-dire à le falsifier, qu’au prix même d’un renoncement à ce que je pense depuis l’aire de mon intériorité. 

    Afin de relier mon propos à ce que j’évoquais au début, la pluralité des Autres, leur foisonnement, leur irruption permanente dans le champ de ma conscience, il me faut faire signe en direction de ce style désordonné, tumultueux, agité, un genre de chaos en quelque sorte. Mais un chaos en l’humain, cela va de soi puisque, dans la plupart des œuvres de cette Artiste, c’est bien l’humain qui est placé au cœur. Là, au centre de l’image, la Femme est le motif géométrique en lequel se concentrent une pullulation de lignes, une confusion manifeste, un imbroglio qui, aussi bien, feraient penser aux mouvements en tous sens, bariolés, polymorphes de ces agoras antiques qui étaient le cœur vivant de la Polis, son rythme cardiaque, pulsionnel, élémentaire, sa mouvance diaprée, la cadence qui portait tous les Êtres à leur manifestation.

   Alors, ce que je traduis de cette prolixité, de cette volubilité des lignes emmêlées, ce n’est rien de moins que la présence de l’Altérité, un Monde extérieur se confronte à un Monde intérieur. Ce que j’évoquais précédemment, la persistance des visages rencontrés, ici la blondeur d’une chevelure, là la résille des rides, plus loin la claire gemme des yeux, tout ceci s’est imprimé à l’insu de Celle-de-l’image qui en a reçu les figures successives, le réseau serré de lignes au plein de son corps en porte témoignage. Certes la mémoire immédiate, ce fossoyeur, en a relégué les formes au sein des archétypes qui sillonnent le champ de l’inconscient, en constituent en quelque sorte l'armature. Et ces images-archétypes continuent à travailler à bas bruit, à façonner le « revers » de qui l’on est, si l’on peut parler ainsi, puis ces formes longuement métabolisées, mélangées à d’autres formes verront leur résurgence, mais cryptée, non identifiable en tant que telles, telle expression langagière, telle inclination à aimer ceci plutôt que cela, tel geste, tel lapsus, telle création et la liste des actualisations serait infinie, tellement la belle praxis humaine est illimitée, polyglotte, polychrome.

   Et c’est heureux qu’il en soit ainsi, que les perceptions soient diverses, les sensations complexes, les imaginations chamarrées, bigarrées. Toute rencontre avec l’Autre est le lieu de cette dialectique où se confrontent en permanence, les idées, les actes, les ressentis. Bien évidemment, et c’est l’empreinte de notre égoïté, chacun, chacune est persuadé d’avoir saisi sinon la totalité de la Vérité, du moins ses nervures essentielles. Nous avons tous besoin de ces rapides certitudes, elles balisent le chemin sur lequel nous avançons, elles illuminent ce qui risquerait de demeurer dans l’obscur. Que dirait cette Esquisse si, soudain, elle était pourvue d’une voix ? Sans doute serions-nous étonnés des « secrets » qu’elle nous livrerait qui, en tout état de cause, ne pourraient être que les siens, nullement les nôtres.  Et nous poursuivons notre chemin sur des voies qui sont singulières, intimement singulières.

 

 

 

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