Dessin : Barbara Kroll
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Partout sont les mouvements, partout sont les bruits, partout sont les lumières qui cinglent les Villes de leurs lianes léthales. Partout sont les foules qui montent à l’assaut des citadelles où sont entreposés les objets du désir. Les mains se tendent afin de saisir tout ce qui est saisissable, ici l’éclat d’une montre, là le ruissellement d’un diamant, plus loin encore l’écume blanche d’une crème glacée. On veut tout ce qui brille d’une sombre lueur derrière l’écran polychrome des vitrines. On veut la voiture au long capot, le bonnet de fourrure, les escarpins vernis, on veut ce qui fait gloire et vous désigne tel Celui-ci, telle Celle-là qui vivent à la proue du Monde. Au point le plus élevé de la Mode. On veut la Terre entière, ses forêts pluviales, ses cratères de la Ceinture de Feu, on veut les eaux grises de Venise, on veut les cabanes colorées de Valparaiso, on veut les longues limousines américaines de La Havane, leur ailes cabossées, leurs teintes acidulées. On veut l’ascension en direction du Machu Picchu, son Temple du Soleil, on veut le bleu des Îles de Polynésie, les pirogues à balanciers. ON VEUT.
Partout sont les longues files, les processions immenses, les piétinements à l’infini, les coude à coude, les flancs à flancs, les corps à corps. Cela ressemble à une seule anatomie, unique, heureusement assemblée, un peu à la manière des cocons des chenilles processionnaires, ce sont des voix en chœur, des sueurs communes, des impatiences partagées, des plaisirs collectifs, des soupirs communautaires, des émotions collégiales. On se rassure de cette proximité, de cette immense fratrie qui fait de cet Inconnu votre jumeau, de cette Passante une sœur aimante, toujours disponible. On se pelotonne au sein de la douce et rassurante chrysalide. On se dit : je suis moi en l’autre, l’autre est lui en moi. On dit des tas de choses immédiates dans une manière d’irréfutable Vérité. On se rassure à peu de frais, on lance le grapin de la fraternité que l’Autre s’empresse de saisir car, en fonction du principe de réversibilité, cet Autre, cet Étranger, cet Éloigné a tout autant que vous le besoin de se rassurer, de se fondre au sein de la meute, d’offrir à son instinct grégaire les mailles fidèles d’une mise en sécurité. ON VEUT. On veut Tout. On veut Soi et l’Autre.
Seulement, et c’est bien là le problème, toute foule, toute réunion d’Existants mettent le réel à distance. Il y a un effet de loupe et les choses infimes deviennent essentielles. Il y a un effet d’écho, le murmure de chacun, amplifié par le murmure de l’Autre se métamorphose en une manière de haute symphonie, de clameur qui dissimule la mince voix qui est la vôtre, qui ne saurait, à elle seule, couvrir le bruit de fond du Monde. Il y a un effet d’amplification, si bien que chaque émotion positive multipliée par l’émotion voisine se donne en tant que pure joie. Certes, ceci n’est nullement répréhensible en soi. On pourrait même dire qu’il y a bénéfice et que nulle critique ne saurait s’engager plus avant. Cependant.
Cependant le chœur du Monde ne saurait être le cœur de l’Individu. L’Individu, cet être « qui a une existence propre », ainsi le définit le dictionnaire. L’Individu : « C'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste un individu », disait Céline à l’incipit du « Voyage au bout de la nuit ». Cet Individu anonyme qui constitue le « ON » invisible de toute société. Mais, pour autant, le « ON » n’est nullement une abstraction, une universalité dont on ne retiendrait que le caractère général. Le « ON », s’ingéniât-il à en dissimuler l’authentique, est le lieu même d’une immense solitude. Car nul ON n’est miscible dans un autre ON. ON est seul avec Soi. On vit au sein de son indépassable autarcie. ON, n’a jamais affaire qu’à Soi-même. C’est ce que nous dit ce graphite rapide de Barbara Kroll. Mais laissons-lui la parole.
Le Gris est Gris. Et cette confondante tautologie dit bien l’impasse qu’il y a à demeurer dans le gris sans nuance, à s’y perdre en quelque manière. Le gris ni ne monte vers le Blanc, ni ne descend vers le Noir. Le Gris en tant que Gris, comme l’on dirait la Tristesse en tant que Tristesse. Certes, l’ombre de Sagan plane alentour, Sagan dont énoncer la solitude au milieu de la foule serait un simple truisme :
« Bien sûr on a des chagrins d'amour, mais on a surtout des chagrins de soi-même. Finalement la vie n'est qu'une affaire de solitude. » (« Bonjour Tristesse »)
Tout comme serait un truisme d’insister sur la solitude de l’Individu, celui qui, en fait, ne se fond dans la masse qu’à s’y mieux immoler. Car, si l’on a du mal à se rejoindre par essence puisque notre connaissance de nous-même est forcément partielle, comment pourrait-on prétendre interpréter, sonder, trouver l’Autre mieux que Soi ? Toute psychanalyse est acte de magie, et le Thérapeute ne sort de son chapeau que ses propres lapins, non ceux du Patient ou de la Patiente. Toute thérapie est un immense jeu de dupe où chacun berne l’Autre, où chacun feint de croire que l’Autre peut infléchir son propre Destin alors que l’initiative est de l’ordre du Destin lui-même, non de l’Individu. En ce cas-là, toute liberté est dépassée car c’est l’Autre qui a le jeu en mains et détient les atouts dont le Patient espérait qu’ils pouvaient le sauver. Et le jeu est à double face. Le Patient ne sait rien en son fond de son Thérapeute. Le Thérapeute ne sait rien en son fond du Patient. Ici, c’est bien le « en son fond » qui est à accentuer comme détenant la clé de l’énigme. Nul fond ne saurait être atteint par quiconque, sauf par le fond lui-même. Le fond = le fond. Le secret demeure au secret.
C’est bien l’une des tendances de l’hubris humaine que de croire à l’infini rayonnement de ses propres pouvoirs. Le gris est Gris, il balaie la totalité de l’espace et l’annule en quelque manière. Le Gris c’est la brume. Le Gris c’est le vague à l’âme. Le Gris c’est la belle élégance qui se perd à même sa propre uniformité. Du Gris rien ne monte que la teinte infinie de l’Ennui. Aussi bien pourrait-on dire : je suis dans le Gris aujourd’hui. Un genre de « griserie métaphysique » si l’on veut, où l’être disparaîtrait sous la marée de l’étant immédiatement disponible, auquel nous puisons infiniment, sans même nous poser la question de son fondement, sans interroger sa possible origine. C’est en ceci que l’Individu éprouve cet indéfinissable inclination à ne trouver de sens à rien, à se précipiter dans le premier amour, la première facilité, le premier plaisir venus. Autrement dit, être dans le Gris, c’est être dans « la pâte même des choses », dans l’existence racinaire pour parodier Sartre dans « La Nausée ». Dès la naissance on y est immergés, sans solution aucune d’en jamais sortir sauf au motif de notre propre Finitude, laquelle rime avec Solitude puisque, chacun le sait, notre expérience de la Mort est la dernière et verticale expérience de la Solitude. Oui, je reconnais, il y a des vérités bien peu réjouissantes mais la nature même de la vérité est de s’assumer et de ne point dévier de sa tâche.
Le Gris est Gris. Si bien que rien ne s’en détache vraiment. Tout en haut, à l’horizon des yeux, quelques traits rapidement crayonnés. Une apparence de murs, la croix d’une fenêtre, la pente d’un toit, la séparation, une griffure noire, de ce qui pourrait être une maison mitoyenne. « Mitoyenne » qui ne trace qu’une contiguïté vide. Voisin de Rien en quelque façon. Voisin absent. ON n’ira pas frapper à sa porte. Nulle présence et Hestia, la divinité grecque du Feu et du Foyer, semble avoir recouvert de cendres l’âme même du lieu. Le Gris est Gris. De neige. De grésil. De flocon. De frimas. Le Gris est SEUL avec le Gris. Le Gris est SEUL avec lui-même. L’espace dialogique réduit au trait, à la ligne. Ligne de fuite en réalité, tout s’efface dans la pliure triste du jour.
Devant la Maison, ou ce qui en tient lieu, un vide immense, une agora que le peuple a désertée. Plus de Sophiste, plus de Philosophe, plus de Portique, plus de marché, plus d’opinions contraires se confrontant, plus de joutes oratoires. L’Agora est Vide, ce qui veut dire qu’il n’y a plus de Polis, qu’il n’y a plus de lieu pour l’Homme. L’Homme sans lieu est un Homme sans Parole. L’Homme sans Parole est « animal rationale », il a perdu son essentiel prédicat, parler, ouvrir un monde. Il est devenu semblable à l’animal que ne guide que la cécité de l’instinct.
Le Gris est Gris, uniformément. Il ne veut rien que ceci, le mot éteint, soudé dans sa bogue, muet à jamais. Espace que rien n’anime, que rien ne vient troubler. Et pourtant, de l’Humain paraît tout en bas de la scène. Un gribouillis de cheveux, un désordre de cheveux, un chaos de cheveux. On regarde et on ne trouve rien à dire car la seule épiphanie possible se donne comme envers des choses, envers des choses humaines. Mais qu’est-ce que l’envers ? De l’animal ? Du végétal ? Du minéral ? Ou bien est-ce l’envers de la Vérité, donc une fausseté ? Nous voyons bien ici que nous sommes désemparés, que le fanal humain se perd dans le gris lagunaire, dans l’indistinction, dans le verbe qui tremble de n’être nullement assuré de soi. Juste un fragment de visage. Juste la chute d’un cou. Juste l’arrondi d’une épaule que le trait noir d’une bretelle vient souligner comme s’il s’agissait du dernier signe de la Féminité avant même que l’ombre ne la reprenne et, la soustrayant à nos yeux, ne lui attribue figure du Néant. Ce dessin de Barbara Kroll dont l’efficace est bien sa qualité de rapide esquisse, trace la voie d’un questionnement qu’il faut bien se résoudre à nommer spéculatif, sinon « métaphysique » en ses grands traits, n’ignorant nullement que la Métaphysique suppose une tâche de bien plus grande ampleur.
Devant un tel crayonné nous ne pouvons demeurer tel Candide dont le nom latin « candidus » signifie « blanc » et qui a pour second sens « de bonne foi, avec candeur, simplement ». De cette définition nous retiendrons simplement « blanc » en tant que valeur neutre dont le Gris pourrait se détacher à titre de signifiant et, bien entendu de signifié. Du Blanc au Gris se situerait l’intervalle d’un sens à saisir. Pour nous il fait signe en direction de cette Solitude constitutive de la destinée humaine. Bien évidemment ceci se donnant à la lumière d’une subjectivité traçant quelques zones d’ombre. Chacun, qui vivons sur cette Terre, sommes des spectres oscillant du Noir au Blanc, des sortes de Clair-Obscur que vient toujours médiatiser un Gris. Toute tristesse s’éclaire parfois d’une joie. La joie n’est que par la tristesse, la tristesse que par la joie. Tout est dialectique qui vient à nous. Avant que l’Hiver ne surgisse, il est encore temps de regarder le ciel, le Soleil est toujours là qui brille. Décidemment, nous ne sommes pas SEULS ! Nous avons trouvé une âme sœur !