Dessin : Barbara Kroll
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Mon paysage c’est vous. Je vous ai découverte au hasard de mes chemins. Pour autant, je ne sais si le hasard existe ou si, bien plutôt, une ligne nous est tracée depuis l’éternité qui nous conduit là où nous devons être, ici et maintenant, sur ce lopin de terre, sous ce ciel immense qui trace la voie unique de notre aventure. Votre apparition, en soi, n’a rien d’étrange. Devant mes yeux, à chaque seconde, des milliers d’images surgissent. Je n’ai nullement le loisir d’en détailler la richesse que, déjà, elles s’archivent quelque part en un endroit mystérieux de mon être et, parfois, ressortiront plus tard sans crier gare, n’ayant plus le moindre souvenir d’en avoir, un jour, croisé la route. Non, ce qui est surprenant n’est pas votre rencontre mais la forme sous laquelle vous vous êtes présentée à moi. Parfois, savez-vous, à la sortie d’un mauvais rêve, l’on se trouve épars soi-même, tout comme ce « réel irréel » qui vient à nous, qu’on assemble fragment par fragment, pensant réunir son propre Soi à la mesure de cet environnement que l’on reconstitue à la force de son imaginaire. Il s’agit de partir du chaos constitué par le monde, le Sien s’entend, de le réinterpréter afin que, rendu à un possible cosmos, il puisse nous dire le lieu et le temps de notre être.
Je ne sais si vous êtes de la matière du rêve, cette manière de glu qui jette selon tous les horizons ses mystérieux dendrites, allumant quelques neurones dans la nuit du corps, si bien que l’on est soi-même mêlé à ce marais étrange, sans recul aucun qui nous aurait permis de donner à notre regard des assises plus sûres. Vous observant dans la confusion primitive dont vous paraissez être la troublante figure, se lève en moi un bien curieux magnétisme qui m’attache à vous, comme le corail au rocher, si bien qu’au bout du compte, peut-être ne ferons-nous qu’une seule et unique boule de gélatine dont nul ne pourrait interpréter le chiffre. Mais jamais il n’est facile de se fondre en l’Autre, de renoncer à Soi en quelque sorte, de ne devenir qu’une banlieue de la Grande Ville dont vous poseriez les fortifications, l’incontournable symbole. Mais, afin de ne nullement me perdre dans ce régime confusionnel, il convient que je retrouve quelque esprit, que s’allume la pointe d’une lucidité et que je parvienne à vous attribuer les prédicats qui vous font défaut au motif que simple esquisse, motif inachevé, vous parveniez enfin à vous connaître pleine et entière, pourvue d’une identité, enclose en des frontières clairement délimitées, un peu à la façon dont un Pays affirme sa singularité face aux autres Pays du Monde. Or, avant tout, un Pays est affaire de géographie physique et, à l’intérieur de celle-ci, simple assemblage de paysages qui sont l’esthétique fondatrice du réel.
Aussi suis-je au devoir de redire la formule rituelle : Mon paysage c’est vous. Je ne sais si cette formule est magique, si elle vous atteint et fait lever chez vous quelque perspective réjouissante. En tout cas, pour moi elle est un guide précieux car, vous amenant à votre être, d’une façon corrélative elle me conduira au mien. Si, avant de parler du paysage, je fais votre inventaire, voici : vous êtes une simple ligne rouge, un tracé à main levée qui n’a connu nulle interruption, une façon rêveuse de colorier un être sans s’attarder un seul instant à sacrifier à quelque vraisemblance. Ce trait rouge est purement onirique, il est la projection d’un inconscient sur la peau du papier. Ce n’est en rien une proposition charnelle qui ferait de la Femme représentée le lieu d’un désir, le site d’une possible jouissance. Mais il me faut recourir à une métaphore. Entre une toile peinte en pleine pâte et un papier où court en filigrane un simple fil, il y le même creusement qu’entre la sensualité d’une pêche veloutée (voyez les nus sensuels de Modigliani) et l’aridité du noyau qui en constitue le centre (voyez les nus dépouillés d’Egon Schiele). Dans l’intervalle tout le jeu des signifiants picturaux, les pigments, les coups de brosse, la matière ou le contraire, la ligne monochrome traçant, dans la plus grande économie, la silhouette du Modèle.
Mon paysage c’est vous. Vos cheveux sont de feu, vos cheveux sont de lave incandescente, ils s’écoulent lentement vers la colline de vos épaules. Votre front est falaise sur laquelle ricoche la lumière, glisse la longue crinière des vents. Vos yeux sont des puits infinis, se penchant, l’on y perçoit tout au fond, des lentilles d’eau claire, peut-être reflet de votre âme. Votre nez est droit, subtil, il me fait penser à ces arêtes de roches soumises à une longue érosion éolienne. Votre bouche est un cratère que borde la pulpe écarlate de vos lèvres, le langage de la passion y fait entendre de sourdes déflagrations. Vos joues sont des plaines immenses pareilles à ces champs de blé oscillant sous la poussée de la brise, lissés d’or sous la caresse solaire.
Certes je conçois combien tout ce jeu d’analogies est purement gratuit, conventionnel, combien les métaphores sont faciles, combien les images s’usent d’avoir été trop longtemps proférées. Mais ai-je d’autre choix, vous rapportant au paysage, que de vous décrire selon l’ordre de la montagne, du vallon, du haut plateau où paissent les lamas ? C’est bien là le problème de la métaphore : ou bien elle est trop riche et vient effacer ce qu’elle est censée représenter, ou bien elle est trop courte et elle ne dit rien de plus que ce qu’elle est, une image immobile sans grande portée. Rapporter l’Humain à la dimension de la Nature, c’est toujours le risque, soit de réifier l’Homme, soit d’humaniser l’arbre et le nuage et la colline à l’horizon. Sans doute faudrait-il la coalescence des choses du vivant, leur fusion naturelle, mais ceci est pur travail de l’esprit et ce dernier constate le plus souvent le réel plutôt que de le modifier ou, lorsqu’il le fait, c’est toujours à son propre avantage et donc au détriment de la Nature. Mais poursuivons notre tâche de symbolisation, c’est la conscience du Lecteur qui apportera, selon son humeur et ses inclinations, la touche qu’il jugera approximative ou bien manquante ou insuffisamment poétique.
Votre cou me fait penser à ces Cheminées de fée d’Anatolie aux étranges formes phalliques, comme si elles voulaient féconder le Ciel, relancer quelque mythologie ancienne, faire des dieux absents le départ d’un nouveau sacré. Votre torse de mince configuration me fait penser à ces roches inclinées du Colorado avec leurs belles teintes biscuitées, elles évoquent un épiderme halé sous l’effet des rayons solaires. Quant aux deux faibles éminences de votre poitrine, elles sont l’écho de ces collines étonnantes de l’île de Bohol aux Philippines que les Autochtones nomment « Chocolate Hills ». Votre ombilic est pareil à un galet gisant sur une grève d’Irlande. Oserais-je votre sexe, cette obscure « Origine du Monde » dont Courbet fit le don à l’humanité à la façon d’une énigme à résoudre : d’où venons-nous, où allons-nous ? Je dirai simplement de ce « Monde Interdit » (il est encore sous la coupe de si puissants et incontournables archétypes), qu’il m’apparait dans le genre d’un aven dont nous, les Hommes, ne rêvons jamais que d’explorer l’antre crypté, pensant y trouver l’arche ouverte d’un plaisir, en même temps que le lieu qui nous abrita l’espace d’une gestation dont nous portons en nous, au plus profond, l’inconsciente nostalgie. Jamais, de cette exploration, l’on ne ressort indemne.
Vos jambes sont ces lianes infinies dont on voudrait que, toujours, elles pussent nous enlacer et nous retenir à jamais, nous protégeant des mors acérés du réel. Et votre corps ainsi constitué de morceaux épars de la Nature, serait Nature lui-même, autrement dit image de la Totalité qui, depuis toujours, nous inviterait à la rejoindre. En réalité, nous les Hommes, Vous les Femmes, sommes-nous deux entités de la Nature, les deux rives d’un lac, deux collines jumelles à peu de distance, deux arbres aux identiques ramures, deux pics en vis-à-vis, deux rivières au cours parallèles, autant de présences se reflétant l’une en l’autre, autant de semblables dissemblances, un lien nous unit indissolublement, celui de notre humanité dont nous sommes cette unique Ligne d’Horizon se confondant dans la Ligne du Temps. Un Temps unique et c’est Nous qui sommes nommés.