Peinture : Barbara Kroll
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Il est des rencontres qui sont tissées d’inquiétude. L’on se sait pourquoi, mais c’est ainsi, l’inquiétude suinte de chaque pore de la peau, fait ses flaques dolentes. Alors, tout le jour durant, l’on ne pourra se distraire de Soi. Alors, les heures passant, l’on sentira comme une ombre maléfique glisser tout le long de son corps, se donner pour le Soi lui-même, comme si, de toute éternité, une nasse d’inquiétude nous était tendue qui n’attendait que notre chute. Or, lorsque les mailles de la nasse sont serrées, je vous le demande, comment pourrait-on s’en extraire autrement qu’en déchirant son esquisse de chair, en réduisant ses propres membres à la dimension de l’illisible fragment ? Consentir, en quelque sorte, à rejoindre sa part de Néant, à s’immerger dans une Nuit sans bord, à connaître l’étreinte maléfique de l’Ombre. Oui, ce sentiment « d’in-existence » est éprouvant au plus haut point, mais « exister » n’est-ce point seulement au risque de mourir, de s’absenter de Soi définitivement, de rompre les amarres avec tout ce qui nous relierait à quelque chose de sensé : la feuille se détachant sur le clair du ciel, le visage aimé, le poème en son altière tenue, l’aura des dieux au plus haut de l’empyrée ? Tout est présent à quoi on s’attache comme s’il s’agissait d’un éparpillement du Soi, ici une main se levant dans l’azur, là un pied avançant sur la poussière du chemin, là encore l’étrave de notre visage s’enfonçant dans les couches d’air dense, on dirait la consistance d’une ouate et il faut se battre contre le Réel afin d’en distendre les liens, d’y creuser le tunnel d’un possible pour-Soi.
Il est des rencontres qui sont tissées d’inquiétude. Et ne croyez nullement que je me complaise dans cette redondance de l’énonciation qui, pour vous, sans nul doute, deviendra vite mortelle. Mais la Mesure de Thanatos, il faut lui tirer un pied-de-nez, l’affronter depuis la plus grande hauteur, l’acculer à n’être qu’une chose illisible parmi les choses illisibles. Car, vous le savez bien, tout est illisible qui vient à Soi, tout n’est qu’apparence, illusion, manière de théâtre où s’agitent quelques spectres qui ne sont jamais que les projections de nos singuliers imaginaires. Vous, Lecteur, Lectrice, que j’imagine penchés vers vos écrans bleus, déchiffrant ma laborieuse prose, pas plus que moi vous n’avez de consistance. Je vous adresse un mot que vous recevez dans la conque de votre tête mais il s’ensuit un étrange clapotis pareil à une goutte d’eau résonnant dans la gorge d’un puits lorsqu’elle atteint l’ultime de son trajet, cette nappe, cette onde qui ne sont qu’un miroir où échouent les songes, les mirages de l’humain.
Rien n’existe qui puisse trouver confirmation d’une quelconque présence. Å la rigueur, nous pourrions alléguer la mise en vis-à-vis de nos consciences respectives s’éprouvant dans une relation dialogique, chacune s’accroissant de la dimension de l’autre. Mais, à peine énoncées, nos consciences s’effacent de notre commun horizon comme si, jamais, elles n’étaient venues au jour. Au vrai, avez-vous déjà saisi votre conscience, avez-vous pu l’habiller d’une forme, l’entendre énoncer le moindre verbe ? Oui, je sais la fameuse « voix de la conscience », elle est identique à un château de sable qui s’effrite à mesure que le flux du monde vient en battre le socle. Seul le Rien se rend tangible à l’aune précisément du Rien qu’il est, qui creuse sa vacuité au sein de nos anatomies, vortex où tout disparaît sans aucun motif de retour.
Il est des rencontres qui sont tissées d’inquiétude, dis-je pour la énième fois et ceci habitera d’une manière si insistante les circonvolutions de votre matière grise que, jamais plus vous ne l’en pourrez déloger. Là, seulement, vous éprouverez la possibilité de votre conscience au sein de laquelle un dard de feu la clouera sur la planche ontologique, laquelle, comme chacun le sait, est enduite de savon, ce qui, conséquemment, vous obligera, tel le bon Sisyphe, à « remettre vingt fois sur le métier » votre ouvrage de vivre, à hisser votre caillou tout en haut de la montagne puis recommencer jusqu’à ce qui constitue votre Infini, ce dernier souffle qui sera votre ultime manifestation, peut-être la seule qui aura jamais eu lieu! Et maintenant nous sommes parvenus au point où la rencontre doit se donner sous les espèces de l’image, ce « re-présenté » qui n’est qu’un avatar d’une supposée réalité.
Je ne sais pas sur quoi « Tourmentée » fait fond. Réel, imaginaire, rêve éveillé ? Mais peu importe, le problème n’en demeure pas moins entier quel que soit le mode de donation de qui-elle-est. Imaginez ceci : un mur gris, indéfinissable, comme une aube traversée de brume dont on se demande si elle sera suivie de jour, de clarté, fût-elle faible, ou bien si elle retournera à la nuit. Donc un mur de format carré qui n’autorise nulle fuite. Pareil à un lopin de terre clôturé dont nul ne pourrait s’exiler. Tout est si serré dans le cadre étroit de cette troublante narration. S’enlevant sur ce fond, à moins que ce ne soit le fond lui-même qui en exsude la troublante effigie, l’image d’une Figure Féminine en sa plus austère manifestation, précédemment nommée « Tourmentée ». Une présence dont on n’aimerait qu’elle se révélât, un soir de décembre, dans le sombre corridor d’une étroite venelle. Le casque des cheveux est de rouille et de feu, comme si une combustion interne en animait la teinte. Une manière de « buisson ardent », qui, bien plutôt que de révéler le Dieu Éternel, en serait la haute négation, à savoir ces flammes rugissantes qui brûlent les âmes impies dans les coulisses du Tartare. Un visage, mais quel visage ! Un triangle de cire qui fait penser au masque mortuaire de ce très cher Blaise Pascal flottant entre deux infinis, le Grand, le Petit et menaçant de ne connaître ni l’un ni l’autre. Oui, c’est bien l’emblème de la Mort elle-même, de la Camarde, de la Grande Faucheuse aux altruistes dispositions. Combien cette épiphanie est tressée de la vannerie du Tragique le plus haut !
Tout y est anguleux, tout y est destiné à ne connaître que les plis d’une prochaine disparition. Sourcils charbonneux, yeux de suie profondément enfoncés dans leurs orbites, reflets des plus sombres desseins. Le nez est droit, long, dépourvu de quelque atténuation qui eût pu en adoucir les traits. Nez en surplomb de lèvres étroites, biffées de noir, situées juste au-dessus d’un menton à la géométrie fermée. Quant à la climatique générale de la peau, elle est tout simplement un genre de terre amorphe, inerte, pareille à ces argiles mortes des tourbières, à ces lagunes des mangroves où ne clapote qu’une eau sans devenir. Et n’attendez nullement de la vêture qu’elle vienne tempérer le décor, a contrario, elle ne fait qu’en accentuer le drame. Un haut aux manches courtes à la teinte indéfinissable, un vert de nature triste si l’on veut, un vert de sombre désespoir tenant, tout à la fois, du vert d’Eau en sa longue monotonie, du Lime en son éclat assourdi, de Prairie avec ses zones d’ombre. Le tout cerné d’un liseré Réglisse qui semble n’autoriser nulle échappatoire, comme si le buste de Tourmentée était aliéné à même le linge supposé la protéger, la mettre à l’abri des dagues et des griffes de l’extérieur. Quant au pantalon, il se décline sous tous les tons du violet, du sombre Indigo à Lavande, faisant de longues haltes dans cet étrange Violine qui n’et sans évoquer les affres de la mélancolie, sans dresser la perspective du corridor vide de la solitude. Mais ce qui frappe le plus, c’est la posture de Tourmentée, tête posée sur le haut de son genou dans un geste d’abattement, la chute grise de son bras le long de son corps dont on suppute qu’il pourrait bien s’en détacher sous l’action du moindre souffle d’air.
Cette représentation est, à l’évidence, enclose dans le plus haut tragique qui se puisse concevoir. La peinture est traitée dans un expressionnisme si radical que les couleurs, excédant la forme du Modèle, prennent le dessus comme son existence même est réduite à n’être qu’un combat, un affrontement de couleurs plus violentes les unes que les autres. Certes, nous ne connaissons nullement les motivations de l’Artiste lorsqu’elle s’est saisie de ses brosses et qu’elle a couché sur la face livide de la toile cette fulgurance colorée, ce tourbillon chromatique des plus funestes, ces cernes noirs qui sont identiques à des rayons venant en droite ligne du Domaine des Ombres, là où toute vie se résout à n’être plus que cendres fouettées par un « vent mauvais ». Et ce vent nous porte naturellement en direction de la mythologie mésopotamienne dans laquelle « les vents mauvais, aussi appelés imhullu, sont au nombre de sept. Il s'agit du vent mauvais, du tourbillon, de l'orage, du vent quadruple, du vent septuple, du cyclone et du vent incomparable. Ils sont souvent assimilés aux sept esprits mauvais. » (Wikipédia), et ce vent nous indique ce « Vent d’Automne » verlainien chanté de si belle et si triste façon :
« Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone.
Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure.
Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte. »
Ce poème, paru originellement dans la section « Paysages Tristes » est une manière d’ode à la Mélancolie qui, sans doute, est l’un des thèmes de prédilection des Poètes de tous les temps, dont Edgar Allan Poe disait :
"La mélancolie est le plus légitime de tous les tons poétiques"
Cette note inquiète de la Mélancolie est très nettement perceptible dans l’œuvre de Barbara Kroll et, en ceci, son traitement, quoiqu’expressionniste à première vue, possède ce caractère saturnien affirmé qui pourrait l’amener à être interprété en tant que Poème s’inscrivant dans cette même veine. Alors, ici, comment ne pas citer « l’Épigraphe pour un livre condamné en 1857 » de Charles Baudelaire à propos des « Fleurs du mal » :
« Lecteur paisible et bucolique,
Sobre et naïf homme de bien,
Jette ce livre saturnien,
Orgiaque et mélancolique… »
Mais, à défaut de « jeter » cette œuvre à la rhétorique aussi puissante que glaçante, image de l’Humaine Condition lorsque, renonçant provisoirement à ses certitudes, elle vacille sur son socle rongé par le temps et les assauts de la tristesse inhérente à tout cheminement sur Terre, nous illustrerons la fin de notre article par cette gravure d’Albrecht Dürer, si belle en sa vérité : « Melencolia I », qui certes « donne à penser », à penser profondément.
Source : Wikipédia