Plage de L'Espiguette
Photographie : Hervé Baïs
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« la ligne gravissant la chute,
Ensevelie dans son ombre
Dans le surgissement de l’arête, s’éclaire d’un bond. »
Tal Coat - « Vers ce qui fut/est/ma raison profonde/de vivre »
Cité par Henri Maldiney dans « L’Art, l’éclair de l’Être »
*
Nous avons toujours beaucoup
de choses à démêler parmi
la confusion originelle du Monde.
Trop de flux et de reflux.
Trop de confluences diverses.
Trop d’éparpillements
et notre vue ne sait plus
où s’orienter afin que notre être
s’arrime à quelque chose
de sûr, de stable.
Bien sûr, nous ne demandons
ni l’immuable, ni l’éternel.
Le règne des idéalités
est bien trop élevé pour que
nous puissions en saisir
autre chose qu’un flocon,
une poussière grise que le réel
reprend dans la densité
de sa confuse crypte.
Sans doute ne le savons nous pas,
mais notre intime lui le sait,
cette nécessité d’un calme à établir,
d’un repos à trouver,
d’une Ligne à isoler des autres lignes
afin qu’en quelque endroit de la Terre,
le Simple se lève et nous dise
la belle singularité qu’il est,
la lumière qu’il projette en nous,
l’éclat dont il nous fera le don,
il sera notre guide le plus sûr,
une manière de ne nullement
nous égarer dans le labyrinthe
sibyllin du divers.
Mais alors, par où commencer, il y a tellement de sentiers tortueux, de chemins semés de cailloux, de longs rubans de bitume qui sillonnent collines et vallées, se perdent dans les corridors sinueux des villes ? Où inciser le réel, à la manière dont on scarifie une écorce, y déposant une greffe dont on espère qu’elle multipliera, fera son éclosion blanche au milieu du tissu des préoccupations des Hommes ? Où se dire en tant que cette Unité visant cette autre Unité :
cette Montagne de schiste,
cet Horizon si lointain,
cet Arbre planté dans la terre
dont on n'aperçoit que le faîte
oscillant dans le vent ?
Où ?
Mais, sur-le-champ, il faut cesser de questionner, substituer à nos vaines interrogations une manière de jeu, par exemple celui d’une réduction phénoménologique ramenant le divers à de bien plus exactes considérations.
La Montagne, couvertes de prairies,
semée de chênes-lièges,
armoriée de clairières,
ramenons-là à
l’essentiel de sa forme,
cette simple Lisière
qui court entre adret et ubac,
ce mince fil qui l’exprime aussi bien
que ne le faisaient ses bavardages végétaux,
le luxe de ses frondaisons,
les dessins de ses espaces différenciés.
L’Horizon, cette aire où se rencontrent
nuages et lames de vent,
cette séparation sur laquelle s’illustrent
les bateaux aux voiles blanches,
où glissent les fumées,
où s’irisent les crêtes des vagues,
demandons-lui de se rassembler
autour d’une unique nervure
d’un trait net et serein
ils seront le lien autour duquel
nous nous rassemblerons
et trouverons le lieu d’un mot
pareil à la beauté du Poème.
L’Arbre qui déploie ses ramures
à l’encontre du ciel,
l’Arbre qui montre toutes les faces
de son écorce rugueuse,
l’Arbre qui devient forêt,
dépouillons-le de ses vêtures
et nous aurons successivement,
un tronc blanchi par le vent,
le peuple emmêlé des racines
devenant une seule racine,
un lacet nu,
une évidence parmi
l’éblouissement du limon.
Ainsi aurons-nous ramené
le Multiple à l’Unique
le Confus au Clair
le Prolixe au Silence
UNIQUE-CLAIR-SILENCE
Traceront alors la Voie
d’une Unique Essence
en deux Êtres assemblée :
celle du Vaste Monde,
la Nôtre.
Jeu infini de Miroirs,
réverbération
du Simple
dans le Simple
Ineffable faveur
Nous avons beaucoup dit et, cependant, nous n’avons encore rien dit. Nous sommes en arrière de notre Parole, dans cette merveilleuse zone en clair-obscur où les choses ne se donnent jamais qu’à être reprises, c’est-à-dire qu’elles flottent dans une indéterminité qui est leur singulière liberté. Et pourtant, c’est notre tâche d’Hommes, il faut porter ce qui vient à nous au Langage, mais sur le mode de la discrétion, du recueil en Soi, seule position d’être qui convienne face à la pure beauté de l’Image. Alors nous disons
Le ciel noir, il vient de si loin,
sa lumière grésille à peine,
sa joie s’immole dans le Gris,
dans le Gris médiateur,
il est la sublime jonction
du Proche et du Lointain,
il est le mode de Passage
de ce-qui-n’était-pas et
de ce-qui-est-devenu,
ce subtil phénomène,
cela même qui « s’éclaire d’un bond »,
et vient nous dire l’illisible motif
de notre Présence sur Terre.
L’horizon est une large bande blanche
que souligne et rehausse une langue d’argile,
pure vibration de l’instant à venir qui, déjà,
est au-delà même de nos imaginaires les plus féconds.
Et la Plage, la vaste étendue de sable uniforme,
ce minuscule Désert, ce territoire
des Méditatifs-Contemplatifs,
cette aire de silence est ceci à quoi
nous étancherons notre soif
de perfection, d’harmonie, de finesse.
C’est le surgissement de l’Illimité,
c’est la donation sans partage
des choses lissées de générosité.
C’est l’Universel qui vient
à la rencontre du Particulier,
de l’Individuel.
Dès lors l’on ne s’appartient plus,
on est livrés à l’entièreté du Monde,
on est Fragment et Totalité.
On déborde de Soi,
on se mêle au Ciel, à la Terre,
à l’Eau, au Sable.
On est en Pays de connaissance,
on comprend le Langage de l’Univers,
on vibre au rythme du chant des Étoiles,
on flotte au plus éthéré du divin Cosmos,
on est juchés tout en haut du Mont Olympe.
Et cette LIGNE Majuscule,
cette soudaine apparition,
ce subit étoilement au cœur de l’ombre,
cette mince nervure « gravissant la chute »,
celle qui eût pu nous affecter en son absence
mais Ligne qui, déjà, à peine entr’aperçue,
est en notre corps, y trace son trajet lumineux,
y devient l’amer selon lequel notre chemin
trouvera le signe de son Destin.
Comme une Ligne de la main.
Ligne de cœur, de Mars, de Vénus,
que sais-je encore,
le monde des Astres est si étendu,
nous voudrions seulement y deviner
un sillage pareil à celui de la Voie Lactée.
Un lait venu du ciel qui serait
notre miel quotidien,
notre espoir le plus visible,
la seule chose dont notre regard
ne puisse jamais être assuré :
avancer en direction de l’Infini
sans l’atteindre jamais,
sauf Soi dans l’inquiétude d’en connaître
l’unique l’éblouissement,
un éparpillement de constellations
semant à notre front les pétales
d’une fuite à elle-même
sa propre signification.
En définitive, peu nous importe le réel de la ligne : longue branche de bouleau argenté pris dans les lèvres du sable, corde marine échouée là, surgissement minéral venu d’on ne sait où. La Ligne en tant que Ligne suffit à notre approche avec toute la charge symbolique qui peut s’y attacher, partage du territoire, sentier de notre propre avenir, sens d’une lumière opposée aux zones d’ombre. Cette Ligne est esthétiquement belle. Cette Ligne nous indique que le choix du Minimal, du Simple, s’il est toujours difficile à repérer, à isoler du bavardage de la Nature et de celui des Hommes, que ce choix donc est le seul qui ici, sous ce Ciel noir, sur cette Plage grise prend tout son sens. Cette confrontation de la Ligne avec la vastitude du Monde nous fait inévitablement penser au concept pascalien des « deux infinis » et nous ne saurions mieux clore cet article qu’à citer les merveilleuses conclusions du génie pascalien au terme de sa profonde méditation :
« Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti. »
Oui, à l’évidence, cette Ligne nous place devant ce mystère si bien traduit par l’Auteur des « Pensées », nous situer en tant qu’Hommes au sein de cet Univers qui ne laisse de nous interroger et nous ouvre les voies infinies de la belle Métaphysique. Car, « métaphysiques », oui, nous le sommes indubitablement,
dans notre corps,
hors de notre corps.
Le SENS ne s’inscrivant que dans le trajet, la relation du dedans au dehors, dans cette errance infinie qu’est toute existence humaine.