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18 février 2023 6 18 /02 /février /2023 09:46
« Écrit sur le Grand Rouleau »

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

 

                                                    Ce vendredi 17 Février depuis mon plateau de pierres

 

 

                                                                             Å toi, ma Libre Boréale,

 

 

   Sais-tu, Sol, combien il m’est doux de te rejoindre en ta septentrionale contrée. Près de toi, je viens trouver un peu de la paix qui me manque, un peu de la paix qui manque au Monde. Il y a tant d’agitation ces temps-ci, tellement de vents contraires, tellement d’abîmes qui s’ouvrent devant les pas pressés de la Destinée Humaine si bien que, cette dernière connaitrait sa fin et nul sans doute, ne s’en étonnerait, sauf les incurables Optimistes, sauf ceux dont l’illucidité est la marque de fabrique la plus visible. Le Monde va mal. Le Monde semble atteint d’un mal incurable, une « oublieuse mémoire » l’affectant, et cette amnésie partout répandue a vite gommé de son champ de vision, les guerres, les génocides, les pogroms et toutes les tragédies qui en ont tissé le cruel Destin. C’est tout de même affligeant cette inclination de l’humain à s’empresser de biffer les empreintes de sa félicité, à se précipiter, tête la première, dans l’aporie la plus vertigineuse, fût-elle dissimulée, isolée de quelque regard que ce fût ! On croirait avoir affaire à enfant insolent et terrible, une manière de petit sauvageon à la Gavroche qui ne vivrait qu’à maculer la beauté, qu’à tremper ses mains dans la boue, à badigeonner tout ce qui brille, à ôter la lumière, à la métamorphoser en ces ténèbres dont toujours nous redoutons la venue, nous en sentons l’haleine acide tout contre le coutil de notre peau.

   Certes tu me trouveras bien pessimiste à l’orée de cette année qui commence à peine. Mais, parfois, l’analogie est-elle troublante qui relie en un unique endroit, Pessimisme et Réalisme, comme s’il s’agissait en fait, d’une seule et même substance, d’une seule perspective faisant son clignotement double, faisant son illusion, nous trompant à l’envi. Ne penses-tu, Solveig, que la Réalité est le plus souvent triste, que pour cette raison nous l’affublons de masques, que nous la vêtons de brillantes passementeries mais qu’elle n’en demeure pas moins une préoccupation de tous les instants. Nous feignons de marcher d’un pas sûr, mais en réalité nous louvoyons, nous tâchons d’éviter les obstacles, nous essayons de passer « entre les gouttes ». Mais toujours la contingence nous rattrape qui nous confronte à nos propres démons, qui nous place face au miroir déformant où, surpris, nous découvrons notre propre anamorphose avec quelque stupeur. Mais plutôt que de prendre acte de notre dénuement, de notre cruelle fragilité, nous grimons notre visage, nous dissimulons nos rides sous des couches de « couvre-misère », nous mimons le Carnaval alors qu’il ne s’agit que de Noces tristes, d’Épousailles rompues bien avant que d’être consommées.

   Je n’aurai cependant nullement la cruauté de faire surgir devant toi ces séismes dévastateurs, ces guerres froides qui renaissent de leurs cendres, ces maladies sournoises qui nous jettent dans le plus vif désespoir. Oui, le Principe de Réalité est cruel et le soi-disant « optimisme » n’est jamais que « l’habit de lumière » qui dissimule nos hardes et nos guenilles, nos cruels lambeaux et nos défroques les plus pitoyables. Mais peut-être, déjà, en ai-je trop dit et la journée sera grise et la cendre poudrera le ciel de sa longue effusion. Ne serais-tu d’avis, comme moi, qu’à l’aune de tous ces sombres événements, nous les Humains, ne sommes nullement libres ? Une constante épée de Damoclès oscille au-dessus de nos têtes, le fil qui en retient la chute menaçant à tout instant de rompre, de consommer cette Finitude dont nous faisions nos délices lorsqu’elle n’était qu’une vague théorie accrochée au ciel du Monde et des Idées, mais qui, devenant réelle, signe notre disparition et nous conduit au cachot.

   Si tu veux le fond de ma pensée, très Chère du Nord, je crois que notre supposée liberté est uniquement tissée d’utopie ; que nos actes, que nous croyons nôtres, nous sont dictés depuis une zone mystérieuse et illisible ; que nos décisions, que nous jugeons la conséquence de notre volonté, ne sont que des « miroirs aux alouettes », des sortes d’artefacts ; que nos mouvements sont actionnés par d’étranges attaches ; que nous nous agitons sur la scène du Monde telles ces marionnettes à fil qui, supposément, se pensent elles aussi libres et qui ne sont qu’aliénées, tirées à hue et à dia sans qu’elles ne puisent en rien influer sur leur existence de bois et de chiffon. Une simple mécanique, des rouages d’horlogerie qui font leur tictac temporel dans l’inconscience la plus grande qui se puisse concevoir.

   Je pense que, sous mon écriture allusive, tu auras reconnu l’empreinte de « Jacques le fataliste », que tu auras saisi d’emblée la métaphore du « grand rouleau du Ciel » et sa mesure inéluctable, « tout est écrit là-haut ». Combien les paroles de Jacques paraissent une condamnation de la marche vers l’avant de la Destinée Humaine :

 

« Jacques : (...)

 Un homme heureux est celui

dont le bonheur est écrit là-haut ;

et par conséquent celui dont

le malheur est écrit là-haut,

est un homme malheureux. »

 

   Comment sortir de ce violent paradoxe, lequel pointant les hasards de la naissance, promulgue Celui-ci « heureux », celui-là « malheureux » sans que quiconque puisse en inverser le cours ? L’Aveugle a-t-il un jour choisi de ne pas voir, ? Le Sourd de ne pas entendre ?  Le Paralytique de ne pas bouger ? Le fossé creusé entre les Hommes est si abyssal que même la raison la plus étayée n'en saurait démêler le motif, en comprendre la cause.

 

Nulle égalité entre les Hommes.

Sauf le Souveraine Mort

 

   Les Hommes seraient-ils factuellement égaux et l’on pourrait proclamer, haut et fort, leur inaliénable liberté.

 

Nul n’a choisi de naître,

nul n’a choisi de mourir.

 

   Chère Sol, je crois, selon la formule canonique, que « la messe est entendue », qu’il n’y a plus, dès cet instant, de parabole divine à interpréter, plus de miracle à espérer et que les Religions ont les mains vides, que leur ballon de baudruche se vide aussitôt la supercherie déjouée. N’en déplaise au très estimable Sartre, l’Homme n’est nullement « condamné à être libre », il n’est que « condamné à être », c’est-à-dire à être selon les hasards de la vie qui l’auront balloté ici et là, abandonnant sur la grève quelque Miséreux, portant au zénith tel Autre qui aura hérité de supposés « mérites » et qui, pour autant, n’en pourra mais. Il faudrait être de « mauvaise foi » pour reprendre l’expression sartrienne, pour continuer à affirmer la Liberté dès l’instant où l’évidence indique la réalité contraire.

   Libre, ma chère Sol, nous ne le devenons que le jour de notre Mort, ainsi se profile un Sentier Lumineux au milieu des froids dessins de la Camarde. Tu voudras bien m’excuser de t’infliger de si lourdes assertions en cet hiver teinté sans doute encore, en tes hautes latitudes, des chagrins et des frimas qui plongent l’âme en ses délibérations les plus noires, en ses pensées les plus désolées, mortifiées. Mais connais-tu au moins quelqu’un qui ne se soit jamais exonéré de ses chagrins, de ses peines ? Faut-il confier sa tête, pareil à l’autruche, au premier sable venu, plongeant en la cécité afin d’éviter la cruelle blessure du jour ?

   Å observer l’image que je joins à ma lettre, cette œuvre de Barbara Kroll, à laquelle j’affecterai volontiers le titre de « Perdus en Eux », tu saisiras aisément le motif de mon écriture, cette désolation qui en ombre les mots, cette pure ténèbre secrétée tel un violent venin, tel un acide qui ronge les chairs, bientôt il ne demeurera qu’une vague tache bue par la poussière du sol. Car vois-tu, je crois qu’il faut, une fois porter haut la bannière de la Joie, une fois abattre la voile et naviguer dans la Douleur, proue face à la tempête. Nulle autre façon de naviguer, le Réel n’est nullement évitable. C’est lui qui nous détermine et non l’inverse.

   Je ne sais si l’Artiste, brossant ces Figures, pensait à quelque Destin. Si l’image de la Liberté l’emportait sur celle de l’Affliction. Ce que je puis cependant énoncer avec certitude c’est ma conviction que cette Triste Procession porte l’empreinte d’une pesante Métaphysique, que la Mort, la violente Mort pourrait surgir à tout instant, transformer ces Existants en spectres, en revenants, que sais-je en fantômes, en ectoplasmes à la forme fuyante, des êtres en partance pour un inconnu vertical. Le jour est vert, pareil à ces fonds marécageux dont j’imagine qu’ils reçoivent cette clarté d’aquarium, cette clarté qui est bien plus teinte de la psyché que délibération de la somptueuse Nature. Le sol est blanc. Blanc de neige taché de gris, on dirait la métaphore de jours anciens dont la mémoire ne retiendrait que la tristesse, l’incoercible chagrin, comme si l’Aventure Humaine ne pouvait jamais conquérir son futur que dans cette lumière avare, à peine un bourgeonnement, une rumeur. Certes il y a un mur, une falaise du mur qui porte sur sa surface un peuple de cœurs rouges, mais un peuple surtout reconnaissable à son empreinte de sang, non à l’aune de l’Amour dont il pourrait se faire le porte-voix. Du reste, ne ressens-tu, comme moi, cette manière de lourde hébétude, deux cœurs jonchent le sol de leur inutile présence, signe infini d’une vacuité qui en creuse le centre, en épuise la possible pulsation. Un cœur inerte qui est pareil à la feuille morte. Son dernier battement est encore visible dans la texture du dessin qui s’épuise à en dire la forme reconduite au Néant.

   Et les Personnages, les Spectres glissent en eux comme s’ils se précipitaient dans l’étroite gorge d’un puits. Vois-tu, Sol, ils me font une drôle d’impression, je les perçois telles des pièces d’un cruel Jeu d’Échecs, bien entendu tels des Fous girant au sein même de leur folie sans même en éprouver la mortelle essence. Autrement dit leur Histoire empreinte de Finitude pourrait se résumer à cette formule-couperet, à cette métaphore-guillotine :

 

ÉCHEC & MAT

 

   Tels d’infortunés scolopendres, ils se traînent vers ce qui va les détruire sans pitié aucune, leurs milliers de pattes ne leur servant qu’à les conduire vers ce précipice qu’ils ont longé toute leur existence, faisant mine de l’ignorer. Et ce qui est vraiment tragique ici, c’est qu’ils n’auront même pas la consolation de la lucidité, c’est que l’exercice de la Raison leur sera ôté. Ils iront à l’échafaud, avec, au cœur, une sorte de Joie poisseuse, gluante, s’élevant à peine plus haut  qu’une comptine pour enfants, pétrifiée dans le brouillard d’un songe étroit. Combien cette étique procession me fait penser à quelque cortège funèbre d’où le Mort lui-même serait absent, genre de cérémonie de la Mort pour la Mort. Mais que pourrait-il sortir de ces Silhouettes informes, ourlées de nuit, perdues en elles-mêmes qu’une antienne douloureuse, une antienne écrite avec des larmes de sang et de suie « sur le Grand Rouleau » ? Je te le demande. Je sais, tu ne profèreras nulle réponse car l’Absurde n’en exige aucune.

 

Il est lui-même le sans-réponse,

l’effacement du Verbe,

le Vide sidéral, le Rien

dont nous les Hommes,

vous les Femmes sommes tissés

jusqu’en notre fond

le plus abyssal.

Le plus abyssal !

 

   Chère Solveig, voici qu’enfin ma parole s’épuise, que mon sang se fige dans mes veines, que ma respiration est à la peine d’avoir tant dit et rien exprimé. Envoie-moi un peu de ton air du Septentrion, un peu d’air vif et frais, il sera ma consolation en attendant…

 

Ton impénitent ratiocineur Métaphysique

 

 

  

 

 

 

 

 

 

  

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