Photographie : Nicola Perfetto
Å partir du profil de Milou Margot
Le Pouvoir. Le Pouvoir orthographié avec une Majuscule à l’initiale. Sans doute un vieux rêve de l’humanité que, tous, toutes, nous portons en nous-mêmes à défaut d’en vouloir témoigner, d’en exhiber ce qui pourrait figurer telle une paranoïa, telle une mégalomanie. Car l’Homme, tout homme est bien plus riche en vices de toutes sortes que paré des mille vertus auxquelles sa présence sur Terre devrait le destiner. Même les plus discrets, même les plus pudiques portent en eux, gravée au fer de la splendeur, cette nécessite de se dégager du troupeau, de marcher en tête, de prendre de la distance par rapport aux Autres, de se désigner tel le Héros qui a vaincu les parties adverses, a imposé sa loi et règne en Maître sans que quiconque puisse remettre en question sa naturelle légitimité.
Alors que fait donc ce Titan parvenu au faîte de sa gloire ? Il parade, il reçoit avec tous les fastes dus à son rang, il organise des réceptions dont il occupe le centre et la périphérie, il claironne et papillonne, il se perd en mille représentations, en mille chamarrures, il se croit au sommet mais la réalité est plus abrupte et ses Obligés ne l’admirent qu’en apparence, ils rient sous cape de tant de naïveté, de tant de suffisance ne reposant que sur de vaines certitudes. Ivres de Pouvoir, ils ne sont ivres que d’eux-mêmes et vivent de cette inconscience tels des enfants capricieux qui n’en font qu’à leur tête, hissant leurs propres jeux à la hauteur d’un impératif existentiel.
Mais admettons qu’un tel Homme, maniant les leviers du Pouvoir, puisse le faire en toute légitimité, en « tout bien tout honneur » et que ses actes soient ceux d’un Prince préoccupé du seul sort de ses Sujets. Déjà ceci serait suffisamment admirable et l’essence humaine serait atteinte au motif que servir ses Semblables est louable et ne saurait mériter nul reproche. Mais que serait donc, en son fond, la vie de ce Prince ? Sur quoi reposeraient ses joies successives ? Ce Prince se saisirait-il lui-même au plus profond de ce qu’il est ? Ne vivrait-il que d’illusions et d’apparences ? Son âme ne lui renverrait-elle la vérité que d’une manière tronquée, genre de miroitement, de vitre qui ne réfléchirait que le rayonnement d’une naïveté, d’une croyance aux sincérités du Monde qui ne seraient que façade, mystification, imposture ? Les soi-disant « Grands de ce Monde » ne seraient-ils, en toute analyse, victimes de leur propre ego, ne s’arrogeraient-ils des faveurs et des grâces qui ne seraient que de simples buées, de simples vapeurs sans consistance ? C’est bien ceci qu’il faut croire car les « Grands » sont démunis comme tout un chacun dès que la maladie survient, que se profile le spectre de la Mort.
Aussi, ici, faut-il faire le pari que le « vrai pouvoir », mais un pouvoir plus secret, plus subtil se donne à Ceux, Celles qui, demeurant dans l’ombre des coulisses projettent sur le Monde réel, un autre monde, virtuel, imaginaire, doté de mille ressources dont le Pouvoir des Princes n’aurait même pas l’idée, que leur ambition sans limites ne saurait porter au-devant d’eux comme le fruit le plus délicieux que leur esprit aurait créé, dont ils jouiraient à l’abri des regards, dans la partie impartageable, intime de leur être. Car l’exposition du Soi, sa mise en lumière, sa rotation selon mille esquisses, loin d’en accomplir l’essence, la réduit, la circonscrit et, pour finir, l’exténue, la conduit au Néant.
Nulle félicité n’est plus réelle
qu’à être dissimulée, qu’à se confier
d’un cheminement du Soi à Soi,
la distance la plus courte,
la plus efficace pour que le Sens,
nullement atténué par
quelque détour inutile,
puisse se donner en son entier,
en sa mesure la plus parfaite.
Il y a toujours danger à s’exiler de Soi, à se livrer aux meutes aiguës des regards, à se donner en pâture aux Anonymes de l’agora qui auront vite fait de mettre à bas votre château de cartes, de démolir le pâté de sable avec lequel vous jouez innocemment, sans même vous rendre compte qu’il porte en lui les ferments de votre perte. Le Luxe immodéré au motif duquel vous pensez être à l’abri est la meurtrière même par laquelle vos Ennemis s’introduiront dans votre forteresse, en lézarderont les murs ; il ne demeurera bientôt qu’un champ de ruines dont vous aurez été, à votre corps défendant, la victime expiatoire. Oui, les Riches, les Puissants, les Importants sont à plaindre et, bien évidemment cette affirmation n’est paradoxale qu’aussi longtemps qu’elle n’aura reçu de justification. Ce qui pourrait paraître d’Eux, comme une force, n’est vraiment qu’une faiblesse. Il n’y a pas deux places pour une Gloire qui revendique le sommet, le sommet ultime, il y en a Une Seule. C’est pourquoi les Grands arment en permanence leur arquebuse vengeresse, abattant ici et là tous ceux qui osent se mesurer à leur Puissance. Bientôt le Puissant sera seul et totalement désespéré car il n’aura plus nulle cible à viser, sinon la sienne propre qui, étonnamment, se constituera selon la figure de l’Ennemi.
Car le propre du Puissant est bien de s’adonner à la « dialectique du Maître et de l’Esclave », mais nullement dans le renversement de la situation qui l’aliènerait et ferait de lui un Dominé. La logique du Puissant est d’aller à l’extrême limite de son pouvoir, là où la colère adverse rougeoie sans pour autant s’enflammer, sans que Lui, Le Puissant, ne soit condamné à monter sur le bûcher. Tel Néron, il regarde Rome livré à l’incendie, il regarde les Romains succomber, du haut de sa tour d’ivoire il vit une joie sans pareille, il est le Surhomme et les autres Hommes, les Pauvres, les Nécessiteux, les Indésirables ne sont promis qu’au péril que, sans doute, ils méritent. Le Puissant demeurera seul au-dessus du brasier qu’il a lui-même allumé. Y survivra-t-il ? La Morale, vraisemblablement, le condamnera à endosser un sort aussi peu enviable que celui de ses Martyrs. Mais le problème, le plus souvent, c’est que la Morale tousse, trébuche et ne sait plus où est la Vérité, où est le Mensonge.
Mais toutes ces méditations, cette longue fable n’ont pour objectif que de poser les perspectives selon lesquelles un autre regard pourrait viser le monde que celui de la « logique » affectant les rapports des Suzerains et des Vassaux. Entrons maintenant dans la peau d’un Vassal bien ordinaire, d’un Homme que n’effraie nullement la nature foncière de l’humanité, d’un Homme somme toute Simple qui ne cherche ni les louanges de la lumière, ni les applaudissements de la scène. Un Homme qui sache demeurer Homme dans sa tunique de modestie, sinon, parfois, de retrait. Il y a un évident bonheur à vivre dans le silence, à cultiver l’humilité, à tisser sa propre vêture des fils de l’anonymat. La photographie débutant cet article se veut la métaphore d’une existence discrète, retirée à même son cercle étroit, une manière d’eau de source qui suinte entre les pierres et les mousses sans que quiconque n’en perçoive le « luxe » immédiat, la féerie incomparable, un germe éclot dans le clair-obscur qui viendra au jour tel le dépliement léger d’une corolle.
Derrière les persiennes
à demi repliées,
dans la clarté naissante,
dans le cendre de l’heure,
dans l’aube à elle-même
sa propre promesse,
le silence est posé telle
la brume d’automne
sur le faîte des arbres.
Nul mouvement.
Tout est au repos.
Tout est versé à la méditation.
Tout fait signe vers le recueil.
Tout est Soi en Soi
dans le sans-distance.
Tout vit de sa propre vie.
Nul être à chercher ailleurs.
Nulle lumière à faire briller.
Chaque chose à sa place.
Le mur est brun qui,
encore, retient la nuit.
L’avenir est promesse.
L’instant est lumineux de Soi.
L’attente est belle.
Elle est pure halte.
Elle est pure décence.
Elle est l’avant-Parole.
Un rai de clarté. Simple,
troué de l’image de
quelques feuilles.
La pièce dans sa mutité.
Signe avant-coureur du Monde.
La pièce demande l’ouverture.
Mais dans la discrétion.
Dans le repli.
Dans l’encore
non-proféré.
Dans l’espérance vive.
Le fauteuil. Vide. Libre de Soi. Vide ? Nullement. Occupé dans l’entièreté d’une Présence disponible. Occupé d’Invisible. Y aurait-il sur Terre plus grande beauté que celle qui se retient, qui sinue ici et là, pareille au cours du ruisseau parmi les lames des herbes ? Oui, ici, sur l’assise « orpheline », un Homme est venu.
Dans le mystère.
Dans le plus grand secret.
Dans la totalité d’une quiétude.
Seulement cet Homme est invisible aux Autres, seulement présent à Soi. Cet Homme n’est l’Homme de nulle Richesse, de nulle Gloire, de nul Désir de Paraître, de nulle Envie d’une Avant-Scène, de nul Besoin d’un Public. Homme en tant qu’Homme au plein de qui il est. Sa Puissance est sa non-Puissance même. Au travers des persiennes, il regarde le Monde. Il en prend Possession sur le mode d’une Dépossession.
Il est libre.
D’aller là où il veut.
De penser ce qu’il veut.
D’imaginer ce qu’il veut.
Il ne connaît nullement le joug des contraintes. Il n’éprouve ni jalousie, ni envie d’être à la place des Autres, ces Esquisses de papier qui s’agitent et virevoltent tels des nuages de phalènes. Afin de rendre cet Homme visible, afin de le rendre réel, il faut, Soi-même, demeurer en Soi, ne nullement offenser les ombres, ne nullement dissoudre le silence. Cet Homme sans Parole n’est pas sans Langage. Si nul Verbe ne franchit ses lèvres, ce n’est nul défaut, c’est le souhait d’être entièrement disposé à Soi, dans le pli intime de l’être.
C’est dès l’instant
où l’Homme se lève,
dès le moment où il s’arrache
à sa propre assise,
dès l’heure où il prononce
ses premiers mots,
où il initie ses premiers actes
que les choses basculent,
que les flux impétueux de l’Altérité le fouettent en plein visage, le débordent. Et c’est dans le basculement du jour, dans la survenue parmi les complexités du Monde que les problèmes surgissent, que la coque de noix se fend, que les premiers assauts du réel fissurent les cerneaux, que les cerneaux sécrètent une huile qui, déjà, n’est plus pure, qui déjà cherche la main qui flatte, la parole qui encense, les yeux qui charment, les soupirs qui séduisent et alors
l’Homme,
l’Homme discret,
l’Homme sobre,
l’Homme pudique
est en grand danger
de se perdre lui-même
parmi les bigarrures,
les chatoiements,
les mouchetés
du manifeste,
du palpable,
du matériel,
du tangible.
Oui, la tentation est grande !
L’Homme en tant qu’Homme
saura-t-il résister au chant
de Circé-la-Magicienne ?
Il faut la forme et la
détermination d’Ulysse
pour regagner sa patrie,
retrouver Ithaque, Pénélope
et vivre selon son cœur,
nullement selon les feux
chamarrés qui partout
sont allumés.
Oui, une grande force !