« Chambre avec vue »
Cyrille Druart
Only Analogue Photography
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Voyez-vous, longtemps je me suis demandé si les fantasmes étaient symbolisables, si on pouvait en voir la forme en songe, en dessiner le portrait, les installer au cœur de son imaginaire comme on y loge un paysage dont, depuis toujours, on a été hanté par la grande beauté. Longtemps je me suis demandé si les événements pouvaient faire l’objet d’une prescience, si une manière de subtile intuition pouvait en précéder la venue. Certes, je reconnais ce sont des questions insolubles mais fascinantes cependant au seul motif de leur énigme. Longtemps je me suis demandé qui, du réel ou de la fiction, l’emportait dans le choix que je faisais d’orienter mon existence selon telle ou telle voie. Et voici qu’aujourd’hui le hasard me comble au centuple des angoisses depuis longtemps éprouvées du sein même de ces interrogations qui, pour n’être nullement vitales, n’en sont pas moins des manières d’urgence, lesquelles, tout le temps qu’elles demeurent irrésolues vous chauffent l’âme à blanc tant et si bien que les nuits sont pâles tels des jours, que les jours sont sombres telles des nuits. Mais je ne cogiterai guère plus avant, tant il m’est devenu indispensable de vous rejoindre par la pensée maintenant que vous n’êtes plus qu’un léger cirrus sur le ciel de mes souvenirs.
Je ne sais quelle curieuse lubie, ce jour de printemps, m’avait fait déserter mon appartement du Quai aux Fleurs pour gagner cet immense bâtiment gris de la Bibliothèque des Antiques où, de temps à autre j’allais occuper la mansarde pour y compulser quelque ouvrage sur les Anciens Grecs, ces magnifiques Philosophes sans lesquels nous ne serions nullement ce que nous sommes, nous autres Occidentaux couchés sous la lumière déclinante de l’Hespérique. Mais il me faut maintenant en venir à un ciel qui pour n’être nullement Olympien, n’en dévoile pas moins en son sein une Déesse au moins d’une égale beauté à celle d’Aphrodite, un prestige pareil à celui d’Athéna. Seul en ma mansarde, c’est un privilège que j’ai obtenu du Bibliothécaire qui préside à l’ordonnancement des lieux, j’ai tout à loisir le temps de m’immerger dans les pages d’anthologie de la littérature antique et, à la suite, de longuement rêver sur les généreux paysages qui bordent la Mer Égée et autres ilots répandus tels de minces cailloux au centre de cette immense mare d’un bleu si profond qu’il semble tout droit venu du mystère des abysses. Au beau milieu des ouvrages que je lis tantôt dans la langue originale, tantôt dans ma propre langue, m’arrive-t-il souvent de m’évader en laissant errer mon regard au travers de l’encoche de lumière qui se découpe sur le clair-obscur de ma pièce de lecture et de méditation.
Je n’ai plus le souvenir exact du jour béni où, détachant mes yeux d’un passage de « L’Iliade » ou de « L’Odyssée », ma vision se porta un degré plus bas, sur cet immeuble limité par la confluence de deux rues, un genre de proue levée en plein ciel. Å l’accoutumée, le navire de pierre était vide de ses occupants, ses fenêtres occultées par ces persiennes de métal qui sont le lot commun de l’habitat parisien. La partie supérieure de l’immeuble se terminait par un genre de galetas dans lequel s’ouvrait une lucarne dont la décoration, du reste, me faisait penser à ces chapiteaux évocateurs des anciens temples grecs. Un peu comme si un fragment symbolique de la Bibliothèque sise plus haut se fût détaché de ses hauteurs olympiennes pour rejoindre de plus terrestres occupations.
Vous raconter la suite de l’histoire est pour moi pures délices, réenchantement d’un Monde bien en peine de trouver sa voie. Ma vue, progressivement, s’étant accommodée au tableau qui lui était proposé un peu plus bas, portant encore en elle la transcendance des dieux grecs, ne tarda guère à se satisfaire de la belle immanence qui la visitait à la manière d’une grâce. Parfois est-il plus difficile de tracer l’empreinte d’une joie soudaine que de décrire, par le menu, un malheur venu vous visiter à la croisée de votre destin. Mais je ne vous tiendrai davantage en haleine, oppressé que je suis à la simple idée que l’évocation de ce moment heureux pourrait m’être soustraite par je ne sais quelle décision hors de moi, dont je ne pourrais soupçonner la lointaine origine. Mais le seul temps qui convienne maintenant à mon récit : le présent le plus immédiat qui soit, nullement un discours différé qui ne pourrait m’exiler de qui-je-suis et, en quelque sorte, me perdre en moi, ce qui, sans doute, est le sort le plus cruel qui se puisse envisager. On est à la fois le mal lui-même, son origine, et celui qui en attise les pathétiques braises.
Donc, sise dans l’encadrement de sa lucarne, une Présence dont il me faut préciser quelques contours. En arrière de l’appui de fer ouvragé de la fenêtre, les lames d’un parquet ciré qui luisent dans l’obscurité, un genre de conscience du sol si vous préférez. Puis une large couche blanche, de chanvre ou de coton dont mes yeux tâchent de palper le moelleux, d’éprouver la souple texture de soie. Il ne peut s’agir que de ceci, la couche royale commise au repos d’une Déesse. Et, dans la diagonale du clair-obscur, comme émergeant d’un tableau de Rembrandt, des attributs divins, deux jambes hâlées, lisses tel le galet, parfaites en leur forme. Le genre d’un Idéal s’offrant dans le réel, une manière d’évidence heureuse dont l’épaisseur du temps qui me sépare de cette divine vision n’est nullement parvenu à effacer la subtile trace. Bien au contraire elle ne fait que rutiler à mesure que le temps déplie ses pétales dans « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », pépite symboliste dans le dédale gris des jours.
La jambe droite est allongée dans le signe d’une sérénité, comme si rien n’en pouvait troubler le repos. La jambe gauche, à demi relevée, dit, quant à elle, un genre de position sur le qui-vive, un éveil venant contrarier le geste d’abandon de celle qui ne semble devoir s’adonner qu’à un éternel silence. La totalité de ma vision est comblée de ce fragment humain, de cette féminité tronquée qui, loin d’en être diminuée, s’accroît de cette absence, de ce vide qui ne creusent nul désarroi, mais au contraire dessinent les contours d’une plénitude. Nulle frustration face à ce tableau incomplet. Ce que masque le montant de la lucarne, mon imaginaire le multiplie au centuple, l’étoffe, le déploie et c’est comme si cette Inconnue était venue poser une énigme dont j’étais le seul témoin, donc le seul en mesure d’en pouvoir déchiffrer le rébus. Un peu comme ces hiéroglyphes des anciens textes grecs qui me mettent en demeure de les comprendre, faute de quoi ils pourraient bien s’effacer de ma mémoire.
Certes, pour un esprit attaché à ne voir, dans le réel, que l’architecture d’une complétude, l’épreuve eût été redoutable. Pour moi, grand rêveur devant l’Éternel, ceci même qui s’offrait à moi dans le genre d’une éclipse était l’assurance de longues et fructueuses heures de méditation. Cette Déesse avait creusé en moi cette niche au sein de laquelle je la rejoignais, comme le jumeau est attiré par son image homologue, simple réverbération, écho de Soi. Voyez-vous, encore, après que bien des jours ont passé, je pourrais à la seule force de ma mémoire, depuis mon appartement du Quai aux Fleurs, regardant naviguer les péniches sur l’eau boueuse de la Seine, tracer le dessin de ce qui fut, inclure dans le rectangle de la fenêtre cette pure Apparition, lui donner un nom, lui destiner quelque aventure, la porter au lieu même où ses désirs pourraient la conduire s’ils prenaient corps, ici, à Paris, sous le ciel gris des toits de zinc.
Sans doute vous doutez-vous de mon observation inquiète des jours qui suivirent la « révélation ». Jamais Déesse ne reparut. Jamais les archets de ses jambes n’interprétèrent quelque divine symphonie. Cependant, elle est en moi plus que, supposément, elle n’a jamais été en Soi. Irrémédiablement, à son insu, elle fait partie de moi, elle m’accompagne le long des rues de la ville, elle clignote parmi les Héroïnes des romans que je lis, elle me fait signe dans tel tableau impressionniste ou symboliste. Elle est, dans cette manière de nébulosité qui étreint mon âme, moi-plus-que-moi, moi-dilaté, moi-agrandi aux dimensions du cosmos. Ce qui, jusqu’alors, dans les ruelles tortueuses de mon esprit, se donnait comme opacité et manque, voici que cela s’anime dans la transparence du cristal. Cette gemme sur son lit, laquelle eût pu se réfugier dans le plus pur silence, la voici vivante-plus-que-vivante, elle parle et rit, elle pleure et soupire, elle est ma Confidente comme je suis l’Auditeur de ses peines et de ses joies.
Ne trouvez-vous étrange cette force d’aimantation du réel lorsqu’il est transfiguré par quelque inclination fantasque, lorsqu’une image en dit plus long que cette statue de chair et d’os qui vient vers vous dans le jour qui brasille, lorsque sur ce quai de gare où coule une glauque lumière, sur le quai désert donc, sauf vous, une Belle Inconnue se lève pour-vous-rien-que-pour-vous ?
Une Absence qui
devient pure Présence.
La folie du Réel est terrassée,
elle qui voulait se donner
comme la seule certitude possible.