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3 septembre 2020 4 03 /09 /septembre /2020 07:57

Å cette époque-là de mon existence, je ne sais par quel hasard de mes centres d’intérêt, par quelle inclination de mes affinités, je ne voyais partout que matière à transformation, à passage d’une forme dans l’autre, prétexte au mouvant, au toujours renouvelé, au transitoire, au surprenant. Je devais bien me l’avouer en mon for intérieur et toutes ces médiations, ces échanges continuels des éléments (le feu pouvait soudain devenir eau, la terre se transformer en air), je ne m’inquiétais guère pour ma santé mentale, je constatais seulement que mon imaginaire jouait la ‘folle du logis’ sans me prévenir, si bien que je devais être attentif, marchant dans les rues, à ne nullement prendre les feuilles d’automne pour des papillons ou bien une jeune et élégante silhouette pour un animal fabuleux qui se serait égaré dans le labyrinthe des rues. Heureusement pour moi, ma raison était bien amarrée au réel et un solide fil d’Ariane me reliait aux choses habituelles de mon quotidien : mon appartement sur les quais de Seine, mon bureau dans la salle enfumée de la Rédaction de mon Journal, mes amis que je fréquentais autant que pouvait me le permettre un emploi du temps bien chargé.

   Je passais de longues heures dans la grande salle de lecture de la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou, cette ruche vitrée, à la fois studieuse et agitée, silencieuse et intellectuellement bruyante, diaprée, semée d’incessants mouvements. Les milliers de livres sur les rayonnages étaient les compagnons familiers dans lesquels je puisais souvent le sujet de mes articles, mais aussi la source d’une inépuisable joie. Un jour, tout à fait au hasard (j’aimais ceci, piocher sans quelque projet que ce fût un volume quelconque, espérant que ma fortune serait bonne), un jour donc, ma main heureuse préleva un livre de grand format dont le titre provoquait en moi une excitation, un réel état d’effervescence. Il s’agissait de ‘Perpetuum mobile, métamorphose des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne’, ouvrage écrit par Michel Jeanneret, universitaire genevois. J’y découvrais avec un pur bonheur nombre de gravures au titre desquelles : les ‘Têtes grotesques’ de Léonard de Vinci, cette étonnante vision de la laideur en son étrange beauté. Oui, l’impression ressentie était celle d’un vertical oxymore où la notion d’esthétique était bousculée au regard de cet étrange côtoiement, imaginons Quasimodo rencontrant Esméralda. La percussion était si forte, la commotion si puissante qu’une telle réunion ne pouvait avoir lieu que sous les auspices d’une ‘phantasie’ hors norme. Je passais de longues heures à regarder les figures tirées du livre d’Amboise Paré, ’Des monstres et prodiges’, étranges figurations dont on retrouvait un écho dans l’ouvrage de Pierre Boaistuau, ‘Le théâtre du monde’ (1558) :

   « Aucuns enfans naissent si prodigieux, & difformes, qu'ilz ne semblent pas hommes, mais monstres, ou abominations : aucuns naissent avec deux testes, quatre jambes, comme un qui a esté veu en ceste ville de Paris pendant que je composois ce livre. Autres s’entretiennent, et son collez ensemble, comme on a veu en nostre France de deux filles jumelles conjoinctes et liées par les espaules...»

    Bien sûr ces visions et récits étaient fortement inspirés par une conception chaotique, cataclysmique du monde et ce n’étaient point tant ces étranges apparences qui me fascinaient, mais bien plutôt le curieux phénomène de la métamorphose : une nature qui en devenait une autre par un mécanisme dont chacun ignorait la logique interne. Si ces apparences monstrueuses ma dérangeaient, cependant elles ne manquaient de m’interroger au plus haut point et il n’était pas rare que je me réveillasse en pleine nuit en compagnie de ces présences fabuleuses sans réellement démêler ce qui venait en droite ligne du songe, de l’imaginaire, de personnes atypiques rencontrées lors de mes pérégrinations dans la capitale. Ces pensées ne me laissaient que peu de repos dans la journée et il me fallait me concentrer afin que ces brusques apparitions ne pussent perturber mon travail qui demandait bien plus que de l’assiduité, une attention de tous les instants. A tout moment pouvait surgir une réminiscence qui n’était nullement proustienne (cette joie subite de la remémoration), mais plutôt kafkaiennne (ce tragique à fleur de peau), et le début du célèbre ouvrage du natif de Prague déboulait à la manière d’un irrépressible flux :

   « Un matin, au sortir d'un rêve agité, Grégoire Samsa s'éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine. Il était couché sur le dos, un dos dur comme une cuirasse, et, en levant un peu la tête, il s'aperçut qu'il avait un ventre brun en forme de voûte divisé par des nervures arquées. La couverture, à peine retenue par le sommet de l'édifice, était près de tomber complètement, et les pattes de Grégoire, pitoyablement minces pour son gros corps, papillotaient devant ses yeux. »

   Je ne pouvais dire que j’étais réellement affecté par cette résurgence, elle me ramenait à l’âge béni de mon adolescence où je passais d’interminables heures, dans ma chambre, à voyager en présence de Kafka, Dostoïevski ou Musil, à la recherche d’un possible monde où exister. Certes je fréquentais prioritairement des auteurs tragiques mais il ne me déplaisait nullement d’intercaler, entre leurs lectures, quelques textes humoristiques de Marcel Aymé, Alfred Jarry, Courteline ou Jules Romains.

   Comme à l’accoutumée, lorsque mon travail m’en laissait le loisir, je me livrais à de longues et fréquentes promenades dans ce Paris si attachant. Je m’étais donné pour tâche d’explorer, petit à petit, chaque quartier, chaque rue afin que rien ne demeurât secret et mystérieux pour moi. Ceci me faisait inévitablement penser au beau titre de l’ouvrage d’Eugène Sue, ‘Les Mystères de Paris’. Je ne savais si mes nombreux périples me livreraient les figures étonnantes de Fleur-de-Marie et du Chourineur. Ce dont j’étais persuadé cependant, c’est qu’une exploration systématique de la moindre venelle me gratifierait de quelque anecdote, de quelque image inattendue dont mon imaginaire était constamment en attente.

   Ce que je dois préciser en premier lieu, avant de raconter mes voyages dans la complexité de la ville, c’est une impression aussi nouvelle que paradoxale qui s’était inscrite dans mon esprit depuis quelque temps. Lorsque je songeais à l’ouvrage du Genevois ou bien que je feuilletais de mémoire le livre de Kafka, que je déambulais du côté des ‘Métamorphoses’ d’Ovide, j’étais pris d’une manière de vertige, une impression de vue décalée, dédoublée, un genre d’astigmatisme dont, parfois, j’avais bien du mal à revenir. Si bien que surgissait souvent en moi la belle phrase de Pierre Reverdy concernant le statut du créateur de poésie : « Le poète est dans une situation difficile et souvent périlleuse, à l’intersection de deux plans au tranchant cruellement acéré, celui du rêve et celui de la réalité.»  Je ne sais si j’étais soudain devenu poète, cependant le réel qui me faisait face me jouait plus d’un tour, si bien que je me pensais atteint d’hallucinations au milieu desquelles vibrait toute l’énergie condensée du mirage. Mais fort heureusement ceci n’était que passager et le trouble disparaissait aussitôt que mon attention se portait sur un autre centre d’intérêt. Comme une image floue aperçue sur le tourbillon de l’onde dont le regard ne pouvait s’emparer que dans l’approximation, l’indécision, tout retrouvait son habituel visage dès le ris de vent évanoui.

    Cependant le phénomène de la métamorphose, pour étonnant qu’il paraissait, n’était nullement le seul à avoir élu domicile dans le corridor étrange de ma tête. En parallèle à cette vision dédoublée, s’inscrivait ce que je nommerai un ‘pouvoir’, faute de mieux, le pouvoir d’omniscience. A peine un personnage apparaissait-il dans mon champ de vision que je pouvais en deviner la nudité sous la vêture, le contenu des pensées sous le front studieux. De lui, rien ne m’était inconnu, ni son nom et prénom, ni son adresse, ni les lieux où vivaient ses amis. Je dois dire que parfois, cette qualité qui m’habitait confinait à l’étourdissement, sinon à l’éblouissement ou au malaise. Malgré tout je n’aurais pu abandonner ce ‘don’ qu’à m’amputer de coupables et précieuses délices.  

 

   Les chemins de la métamorphose

  

   Station Cluny-La Sorbonne

 

   Après avoir parcouru de long en large de nombreuses rues du Quartier Latin, un peu fatigué de cette marche incessante, je gagne la station Cluny-La Sorbonne où je prends le métro afin de faire une pause et me disposer à observer, à la dérobée, cette singulière faune humaine qui constitue, quotidiennement, l’ingrédient de mes articles. Peu de monde sur le quai en ce milieu de matinée. Une rame arrive, s’immobilise le long du quai avec son habituel grincement. Plusieurs étudiants et étudiantes montent dans la voiture en bavardant joyeusement, on dirait une compagnie de moineaux jouant avec les brindilles et autres graines dans le Jardin du Luxembourg. Je reconnais sans peine Clotilde, l’étudiante en lettres ; Chloé qui hante la Fac de Droit, Emilien l’étudiant en médecine.

   Une dame âgée me précède, s’assoit sur un strapontin. Je m’installe face à elle. Son prénom : Mathilde, elle est retraitée, elle vit Rue Buffon, près du Jardin des Plantes.

   Selon mon habitude je sors de mon sac un livre de poche dont je poursuis la lecture. Je dois avouer, ce matin, j’ai un peu de mal à me concentrer, alors je laisse flotter mon esprit, regardant, les étudiants, puis la vielle dame, puis les étudiants de nouveau. Mathilde est vêtue de sombre. Elle a un sac Adidas en toile, suspendu au bras. Aux pieds, une paire de charentaises avachies.  Sur la tête, un feutre gris fatigué d’où sortent des mèches grises, on dirait des cordons d’amadou.  Ses mains tremblent légèrement. Ses traits sont tirés comme si elle n’avait pas dormi. Sa tête oscille de haut en bas selon les secousses du train.  

   Elle lit distraitement un journal, tournant les pages d’une manière mécanique qui fait penser à l’attitude syncopée d’un automate. Elle lit des faits divers, surtout, des histoires de voleurs à la tire, de malfrats qui sévissent dans les quartiers périphériques, de prostituées de la Rue Saint-Denis exploitées par leurs souteneurs, de gains faramineux au Loto, des objets saugrenus que les gens modestes déposent au Mont-de-piété, des bonnes actions de l’Armée du Salut. Tout ceci je le perçois clairement, comme si je radiographiais sa tête et y observais les idées s’y imprimer au fur et à mesure de sa lecture. Elle paraît absente à elle-même, perdue dans un rêve sans rives, peut-être même est-il déserté, ce rêve, en son centre ? Peut-être est-il vide, sa lecture une simple occupation destinée à tuer le temps ?

 

   Maubert-Mutualité

 

   Des voyageurs montent et descendent. Les étudiants bavardent et rient de concert. De son sac usé, Mathilde a sorti un poudrier et un petit miroir de poche cerclé de métal. Elle ôte son feutre. S’en échappe une chevelure blonde, soyeuse, avec quelques reflets de platine. A ses oreilles, de larges créoles d’or qui se balancent en rythme. Son front est de pur albâtre, lisse comme le jour. Ses joues, sur lesquelles elle applique de rapides touches de maquillage, sont d’un rose délicat, poudrées tel un frimas sur des fleurs de cerisier au printemps. Elle peint ses lèvres d’un geste sûr et doux à la fois, d’une teinte située entre dragée et incarnat. Elle est tout à son œuvre de beauté. Elle paraît souveraine, telle la Reine de Saba apportant ses offrandes au Roi Salomon. Bien sûr, je suis le seul à apercevoir ces prodigieuses transformations. Que penserait donc le trio étudiant de cette genèse qui bifurque brusquement, qui abat comme un château de cartes les prédicats anciens dont Mathilde était affectée pour leur substituer ceux, nouveaux, primesautiers, fleuris, d’une jeunesse qu’elle a peut-être oubliée, remisée au plus profond de la mémoire ? Mais les préoccupations du trio sont à des années-lumière du statut de Mathilde, de mes visions médusées, sinon délirantes.

   Clothilde ne pense nullement au prochain thème de lettres qu’elle abordera sur les bancs de son université. Pas plus que Chloé n’évoque quelque principe du droit international. Pas plus qu’Emilien n’envisage ses prochains travaux pratiques en salle d’anatomie, cette blancheur sépulcrale et chloroformée. Chacun a mieux à penser, mais le décryptage sera pour bientôt, curieux Lecteur, je te sens un brin impatient, peut-être même fébrile !

 

    Cardinal-Lemoine

 

   Un couple de personnes âgées, Henri et Lucette, gagne le compartiment avec quelques difficultés de locomotion. Henri est retraité de la Poste et, bien évidemment, il collectionne les timbres du monde entier. Sa bibliothèque est remplie de Catalogues de philatélie Thiaude, Yvert & Tellier, qui n’ont plus aucun secret pour lui. Lucette était jardinière d’enfants. Sa passion est la cuisine dont, sur elle, elle porte l’emblème épanoui. Ils ne parlent pas, opinent en silence et penchent leurs têtes chenues dans les courbes.

   Les étudiants, légèrement émoustillés par l’événement qui s’annonce,  entonnent une chanson à boire :

« Allez viens boire un p'tit coup à la maison

Y'a du blanc, y'a du rouge, du saucisson

Et Gillou avec son p'tit accordéon

Vive les bouteilles et les copains et les chansons…»

  

   Lucette revoit ‘Gilles’ son amant d’autrefois, l’image est si floue, elle se demande si elle ne l’aurait inventé. Henri, lui, est présentement au régiment, dans la casemate surchauffée, le poêle bourré jusqu’à la gueule. Il tape le carton. Il boit des verres de petit blanc. Mathilde ne pense à rien d’autre qu’à la beauté qui est en train d’éclore, de se propager telle une onde bienfaisante dans son corps étonné. Elle ne se souvenait plus qu’il y avait tant de vigueur, d’énergie dans un corps jeune, souple, élancé, façonné par l’activité physique, modulé par l’amour, fécondé par la joie immanente de vivre, d’éprouver des sensations, de les placer au centre de soi, cette flamme inextinguible que l’on pense éternelle. Mathilde est dans l’entièreté de sa tâche dont rien, apparemment, ne semble pouvoir la distraire. De temps à autre elle vérifie sa vêture. Elle tapote de ses longues mains effilées l’écharpe de soie qui déplie ses vagues autour de son cou. Elle ajuste son cardigan de laine mohair sur sa poitrine qui est ferme, galbée à souhait. Autour de ses bras, de fins lacets d’or où joue la belle lumière matinale. C’est une ‘re-naissance’ qui la parcourt de la tête aux pieds, qui l’énivre, lui fait monter le feu aux joues.

  

   Jussieu

 

   Des mouvements divers qui ne semblent nullement affecter Mathilde qui, sur son strapontin, vient de sortir un livre de son sac. De ses doigts effilés aux ongles couleur rubis, elle tourne délicatement les pages d’un ouvrage de belle édition, orné de charmantes gravures libertines ‘Les liaisons dangereuses’ de Choderlos de Laclos. L’étudiant en médecine a interrompu un instant sa chanson à boire, a jeté un rapide coup d’œil sur le beau livre que Mathilde lit avec la plus grande attention. Alors Emilien n’est plus ici dans le compartiment qui tangue au rythme de ses rails, il est quelque part en plein XVIII° siècle, au centre de cette vie mondaine qui se moque bien des conventions et des usages sociaux. Il est Emilien-Valmont qui use de toutes les ruses que lui offre son imaginaire afin de séduire Clothilde de Tourvel, use également de tous les artifices de son charme pour faire tomber dans son escarcelle la belle Chloé de Merteuil. Il y a soudain comme un air de fête et d’érotisme discret dont on sent le nectar couler entre les travées des sièges. Parfois, ses lèvres carminées, Mathilde les humecte du bout de sa langue rose comme si elle se délectait d’un fruit précieux, peut-être d’une mangue aux saveurs tropicales. De temps à autre, elle se distrait de sa lecture, bat lentement des cils, une lumière bleue  rehaussée de khôl dévoile le velouté d’une paupière. Ses jambes sagement croisées sont celles d’une élégante, ce que confirment, semble-t-il, ses escarpins cerise aux talons infinis.

  

   Gare d’Austerlitz

 

   Tout le monde descend. Les étudiants sont encore effervescents. Ils se rendent à un joyeux monôme du côté du Parc de Bercy. Clothilde se demande bien qui de Chloé ou d’elle, Emilien va choisir pour en faire sa maîtresse d’un soir. Chloé se demande la même chose. Emilien ne se demande rien, il sait qu’ils feront ménage à trois et cette idée suffit à lui réchauffer le cœur.

Un instant j’ai perdu de vue Kafka, Ovide, ‘Perpetuum mobile’ et les choses, soudain, ont repris leur visage familier. Les étudiants sont de simples étudiants, Mathilde est redevenue cette vieille dame qui était montée dans le wagon à Cluny-La Sorbonne. Mathilde s’est levée avec difficulté, le strapontin claque contre la paroi. Elle s’appuie sur sa canne. Ses escarpins vernis ont laissé la place à ses charentaises fourrées. Maintenant son cardigan est à peine visible, recouvert qu’il est par un manteau ancien, rapiécé. Quelques traces de maquillage subsistent au milieu du sillon des rides. Le khôl a coulé, le rimmel a fondu et tout ceci dessine sur le visage la géographie d’un sombre marigot. Sur le quai, sa marche est peu assurée, si bien que je lui propose de l’accompagner, de l’aider à porter son sac. Elle accepte avec plaisir mon invitation. Elle me précise qu’elle habite Rue Buffon, tout près du Jardin des Plantes, à quelques pas seulement de la gare. Cette adresse il me semble la reconnaître, comme on reconnaît un fait ancien que l’on a remisé dans les coursives de la mémoire

   Nous sortons sur le Quai d’Austerlitz. J’offre mon bras à Mathilde qui le prend aussitôt. Elle s’y appuie avec confiance. Je la perçois qui trottine à côté de moi à la manière d’une souris. Je pense à la comptine que chantent les enfants des écoles : « Une souris verte qui courait dans l’herbe ». A partir d’ici, je crois que Kafka revient à grandes enjambées. A côté de moi, me donnant la patte, la Souris Verte paraît au mieux de sa forme. Elle trottine gaiement, lisse souvent ses moustaches, ce qui est un signe de contentement évident. Elle tient serré dans le creux de sa patte droite un morceau de gruyère. Elle en coupe un brin, me le tend. Nous grignotons de conserve. Nous mâchons longuement la petite friandise, elle avec de petits couinements, moi avec quelques onomatopées de satisfaction. On les confondrait presque avec des miaulements ou bien des ronronnements. Il y a quelques passants dans la rue qui promènent leurs chiens. Je ne sais pourquoi, un gros Labrador noir a grogné lors de notre passage. Son maître a dû tirer sur la laisse pour qu’il ne s’intéresse plus à nous. Bien sûr Mathilde-la-Souris a tressailli, elle n’aime guère ces colosses des rues qui l’effraient et je la comprends. Ma Compagne est rassurée, voici l’essentiel. Nous arrivons devant l’entrée de l’immeuble de Mathilde. « Vous monterez bien prendre quelque chose ? », me dit-elle et je vois ses moustaches trembler d’aise. « Oui, bien sûr, volontiers. »

   Nous montons l’escalier. Mathilde-la-Souris doit trottiner plus vite que moi. Il faut dire les marches sont hautes pour sa petite taille, alors que pour moi, c’est un simple détail. Cependant les dernières me donnent un peu de mal. Je ne sais pourquoi mais je dois prendre un peu d’élan pour arriver sur le palier. Souris me précède dans son charmant petit appartement, bien entendu il me fait inévitablement penser à une souricière, mais à une souricière pour le plaisir, non pour la peine. Je m’assois sur le canapé pendant que Mathilde s’affaire à la cuisine. Elle revient bientôt avec deux écuelles remplies de croquettes fort odorantes, sans doute à base de poisson. Je m’approche de mon écuelle. Je lape à petits coups de langue. Je nettoie régulièrement le crin de mes moustaches. Mathilde me regarde manger avec un réel contentement au fond de ses petits yeux.

   Parfois, je fouette l’air de ma queue afin de chasser une mouche qui tourne autour de moi et m’agace. Cela fait rire mon hôtesse. Nos amuse-gueules terminés, Mathilde me dit : « Serais-tu d’accord pour aller jouer au Chat et à la Souris dans le Jardin des Plantes ? » Bien sûr j’accepte. Je jette un coup d’œil dans le miroir de l’entrée. Je crois bien que je me trouve en beauté. Ce long poil angora est si souple, si élégant, à la blancheur de neige. Ces oreilles à l’intérieur rose, si adorables. Ces yeux couleur d’ambre, si clairs. Ce museau si délicatement frais, brillant. Cette queue si touffue. Ces pattes si douces. Décidément Mathilde et moi faisons un beau couple. Oui, très beau ! Peut-être nous marierons-nous. J’écrirai un article à ce sujet. Son titre : ‘Les noces d’un Chat et d’une Souris’. ‘Ça aura du chien’, comme me dira, sans doute, Berlant, mon Rédacteur en chef.

 

   Epilogue

 

  Vous lecteur, vous lectrice, penserez avoir lu une histoire à dormir debout. Sans doute, mais rien n’est si simple. Voyez-vous, cela fait quatre ans que j’ai écrit l’histoire que vous lisez aujourd’hui. Mathilde et moi sommes en ménage. Nous coulons des jours heureux et passons des après-midis entiers à jouer au Chat et à la Souris sous les épaisses frondaisons du Jardin des Plantes. En ce moment, je termine une longue cure psychanalytique commencée au début de ma relation avec Mathilde. Mon thérapeute a diagnostiqué, chez moi, une tendance à la fabulation, à la mythomanie, si bien que, me prenant pour un chat, j’en venais à oublier mon statut d’homme. Parfois, d’un ton un brin sentencieux mais cependant amical, le Docteur Lecerf me disait :

    « Voyez-vous, mon cher Bengal, un chat qui se prendrait pour un homme, passe encore, mais un homme qui se prend pour un chat, alors là c’est un comble ! C’est comme si le Pape se prenait pour sa ‘Papamobile’ ! Le jour où vous ne miaulerez plus pour prendre un rendez-vous, le jour où vous ne courrez plus après la première souris venue, alors vous serez guéri, alors vous aurez terminé votre cure ! A bientôt Bengal, portez-vous bien ! ».

   Je ne sais pas pourquoi mais, en me quittant, Lecerf m’a tendu sa grosse patte velue, je sentais les nervures de ses griffes juste en dessous. Il a miaulé un vague au revoir, lissé ses longues moustaches, a balayé son tapis persan de sa queue. Je vous assure, ce Psy a besoin d’une thérapie ! Sans doute faudra-t-il que je le fasse allonger sur le divan. Il n’aura nullement besoin de parler. Je lirai en lui comme au travers d’un livre. Comme si, connaissant par cœur l’histoire des ‘Liaisons’, je savais par avance les destins de tous les protagonistes par le menu. Il sera épaté, Lecerf, je vous le jure, il sera épaté !

 

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