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13 août 2020 4 13 /08 /août /2020 09:34
La Grande Bleue

   Source : Circuit en Grèce

 

***

 

 Mais qui donc avait parlé de ‘réchauffement climatique’ ? N’était-ce pas une légende ? En verrait-on un jour la réalité ? Telles étaient les questions que se posaient les sceptiques. Les voici au pied du mur. Le réel, parfois, vous revient dans la figure à la manière d’un boomerang et rien ne sert de se baisser pour en éviter le choc, le mal est déjà fait ! Donc la chaleur est là quelle qu’en soit la cause. Une chaleur lourde, envahissante dont on ne peut se soustraire. Elle est partout, sur le toit éclaboussé de lumière, dans le sombre recoin des pièces, tapie comme un animal sournois qui ne veillerait que votre assoupissement pour vous attaquer. On tire les volets, on ne laisse qu’une fente de clarté, on voile la surface libre d’un rideau, mais rien n’y fait. La chaleur est piégée, elle ne ressortira plus que sous les premières poussées du vent d’automne.

   Sur mon Causse natal, tout en haut de ma colline de pierres, là où d’habitude se laisse rencontrer une douce brise, rien ne paraît qu’un genre de brasier qui semblerait sortir des fentes mêmes de la terre, comme si une lave profonde se hissait méticuleusement vers la surface afin de tout araser, de tout réduire à néant. Pour peu que l’on soit de nature mélancolique, on pourrait croire à une fin du monde imminente. L’on n’est bien nulle part, son propre corps est une entrave, un embarras. On l’entoure de bandelettes de gaze humide, on ressemble à une momie et le gain de fraîcheur est relatif. Bientôt la gaze est tiède et réchaufferait plutôt qu’elle ne créerait un sentiment de confort. De la première à la dernière heure de la journée, de grandes lueurs blanches incendient le ciel, entourent les arbres de leurs flammèches, s’insinuent dans les lézardes des pierres, les font éclater. On entend leur bruit sourd qui se propage parmi les candélabres des chênes, les massifs de buis ravagés par les insectes, les épines sèches des genévriers. Même les cigales sont clouées de silence. Elles qui, à l’ordinaire, cymbalisent à l’envi, les voici réduites à la mutité, leurs élytres soudées par une étrange stupeur. C’est cette pure immanence des choses qui est la plus impressionnante, cette réalité strictement circonscrite à son propre contour. Les choses n’ont même plus d’ombre. Elles végètent à l’aplomb de leur déréliction, elles vivent dans l’aura de leur hébétude. Ici, sans doute, se rejoignent en une identique signification, les effets de la grande chaleur, du grand froid : tout est ramené à la vie muette de la chrysalide, tout est soudé à soi, telle une gemme sourde logée au centre de la terre.

   La nuit n’est guère plus supportable que le jour. Le crépuscule est un immense rougeoiement, un feu de la Saint-Jean que nul ne peut côtoyer qu’au risque de la brûlure. Dans les villes, les terrasses de café sont vides, parcourues d’un ardent Simoun qui tournoie à la façon d’un milan, effectuant des cercles de plus en plus rapprochés. Malheur à celui, celle qui se trouvent dans l’œil du cyclone, sans doute n’en pourront-ils réchapper ! Les longs plateaux couchés sous le ciel de mercure sont déserts. Les rues, les rives des rivières, les places sont également désertes. Mais qui donc oserait s’aventurer dans ce Sahara incendié ? Un scorpion, queue arquée comme pour attaquer, une vipère des sables se dissimulant sous la dalle brûlante ?

   Chacun, ici, dans sa longue solitude, ne peut éviter de penser au feu de l’Enfer, au paysage tracé par Dante, avec ses cercles concentriques où s’écrivent, en lettres rubescentes, les vices des hommes, luxure, gourmandise, avarice, le prix à payer pour leur itinéraire de pêcheurs. S’agirait-il d’une malédiction divine, sans doute les âmes faibles et torturées en font-elles l’hypothèse, y compris les têtes les moins pieuses, les moins inclinées à la liturgie, à la piété, à l’amour du prochain. La canicule a tout ramené à une unique vision qui est celle, omniprésente, de la peur de mourir, croyants ou athées étant logés à la même enseigne. Mais rien ne sert de pousser plus avant ce type de considérations et le lecteur pourrait vite se lasser de toute cette lourde métaphysique. Aussi pesante que la chaleur du ciel !

   Ce matin je me suis levé de bonne heure. Tête embrumée, corps roide, semé de courbatures. Nuit éprouvante que l’ombre n’a pas rafraîchie. Sommeil par intermittences, traversé de lueurs fauves. Des rêves, bien sûr. Des cauchemars parfois, sans doute, avec des réveils en sursaut. C’est toujours une rude épreuve que de ne pas trouver le sommeil ou bien de n’en connaître que de rapides séquences que l’état de veille vient incessamment interrompre. Souvent l’on s’éveille, ne sachant plus si le jour est déjà là, survenu sans que l’on n’en ait conscience, si la nuit est infinie qui, jamais, ne rencontrera la lisière de l’aube. Je prends mon petit-déjeuner en tête à tête avec moi-même dans une sorte d’étant somnambulique. Des images traversent ma matière grise, enrubannée des vagues réminiscences de la nuit encore proche, il en demeure des lambeaux de suie qui brouillent ma vue, altèrent les perceptions de ma conscience.

   Etrange cette présence à mes côtés, moi le solitaire invétéré perché tout en haut de son météore. Parfois une voix pareille à l’incantation d’une Sirène. Parfois un genre de mélodie océanique venue du plus profond des abysses. Je vois, comme sur un écran de cinéma de l’époque du muet, trembler une vacillante esquisse, une mystérieuse silhouette. Une manière d’ondoyante Ophélie au corps polyphonique entouré de voiles légers, une écume en souligne la vaporeuse beauté, la fuite liquide comme si son appel était en même temps une perte à jamais pour quelque pays inconnu, peut-être une forêt maritime parcourue de courants alizés, de flagelles pareils aux efflorescences des anémones de mer.

   « Viens donc à moi, solitaire Présence, à deux nous referons le monde, nous y imprimerons la marque indéfectible de notre Amour. »

   Le mot ‘amour’, je le vois en lettres capitales, en souples cursives, en caractères gothiques, ainsi AMOUR, formes chantournées dont je sens l’ineffable ballet, dont je savoure la ‘multiple splendeur’, dont je sens la somptueuse volupté, la docile carnation, la pulpe soyeuse, dont j’éprouve la fragrance comme si elle venait d’une conque secrète battue par la rumeur iodée des vagues.

   « Viens donc mon beau Solitaire. Moi, La Grande Bleue, te ferai connaître l’ivresse des Grands Fonds, viens ! »

   Quel bonheur d’entendre cette voix qui semble venir à moi au travers des plis légers d’une écume, magnifiée par l’épreuve du labyrinthe, exaltée par la distance infinie qu’elle a parcourue pour venir jusqu’à moi ! Je ne sais si je ne suis victime de mes inclinations passionnées en direction de la mythologie. Mais qui donc me parle depuis cet illisible espace, depuis ce temps à la consistance de brume ? Ne serais-je la victime hallucinée de ces étranges Néréides qui peuplent le fond des Océans, reposent sur leur trône d’or, passent leurs journées à filer, à jouer avec les étonnants hippocampes, à jongler avec la chevelure des méduses, à traverser du regard la robe translucide des diatomées ? Qui donc me convoque à de bien improbables noces, Amphitrite, l’épouse de Poséidon ; Galatée, l’amante d’Acis ? Thétis, la mère d’Achille ?  Ou bien s’agirait-il d’une créature fabriquée par mon propre esprit au cours des nuits alambiquées de ce mois d’Août sans commune mesure ?

   « Viens donc, je suis la Grande Bleue, celle qui, sans toi, ne saurait plus vivre, celle qui de toi se languit et périrait de ne point te voir, viens ! »

   Je dois bien avouer que je suis intimement troublé par cette supplique, laquelle pour être peut-être imaginaire, emplit mon cœur d’espoir et de doute, tout à la fois. Terminant à peine de prendre mon petit-déjeuner, alors que je m’apprête à ranger ma tasse et ma théière, voici qu’un lot d’images brillantes se superpose aux propos de ma Néréide. Ce que je vois, ceci : une vaste bâtisse blanche portant sur son fronton l’inscription ‘Laboratoire Arago’, une promenade semée de hauts palmiers, de terrasses de café ; des voiliers blancs amarrés dans un port, une plage de galets gris, des rangées de platanes, un ruban de bitume bordé de maisons blanches qui escalade une manière de viaduc de pierres grises. Ça y est, ça s’éclaire, ça commence à parler.  Ce que j’observe, dans le chapiteau fatigué de ma tête, avec son carrousel d’images enchantées, c’est la charmante petite ville de Banyuls-sur-Mer blottie tout contre la Mer Méditerranée. J’y suis allé plusieurs fois pour y faire des reportages sur les succulents vins de la région qui macèrent au soleil dans d’énormes foudres.

   Souvent, à la fin de mes journées, je gagnais la petite Plage des Elmes, la longeais sur toute sa longueur, franchissais un verrou de rochers et me retrouvais dans une minuscule crique prolongée par une grotte marine. A part quelque touriste égaré rebroussant chemin, je n’y rencontrais habituellement que les chapeaux chinois des patelles, les coques violettes des oursins, les robes noires et luisantes des moules. A la tombée du jour, je rejoignais l’une des terrasses en bord de mer, y dégustais longuement ce merveilleux vin solaire qui semblait être Dionysos en personne mis en bouteille. La plupart du temps, de belles et grandes jeunes filles du Nord (Norvégiennes, Suédoises, Finnoises ?), déambulaient le long de la Promenade. Elles faisaient plaisir à voir, tant elles paraissaient naturelles, à l’aise dans leur existence, douées du charme irrésistible de vivre dans l’immédiat et pur bonheur. Ne les apercevant que de loin, je les imaginais athlétiques, plus grandes qu’elles n’étaient en réalité, possédant de grands yeux bleus pareils à des glaciers sous la caresse de la lumière boréale. M’eût-on demandé de choisir seulement deux prédicats pour les définir, que je n’aurais nullement hésité à proposer « Grandes » ; « Bleues », comme ceci, intuitivement, au plus vif de la sensation.

 

    Mercredi 12 Août - Huit heures du matin.

 

   La chaleur fait déjà de grandes flaques qui tapissent les versants du Causse. Je dois chausser mes yeux de lunettes noires afin de ne pas être ébloui. Je n’ai emporté qu’un mince bagage, histoire d’aller faire un tour du côté de Banyuls. Mes rêves à répétition, ce récurrent appel de ma ‘Muse’, m’ont troublé au plus haut point. Je ne m’inquiète nullement quant à l’état de mon psychisme. Certes, comme tout un chacun, ma santé a été mise à rude épreuve tellement le mercure frise des degrés de folie en cet été 2020. Mais je ne m’inquiète guère. Quelques jours au bord de l’eau et ce sera une manière de ‘re-naissance’. Je ne supporte guère la canicule à répétition et mon Causse bien-aimé n’est guère le lieu le plus favorable pour trouver quelque fraîcheur. Ce que le calcaire a consciencieusement emmagasiné le jour, il le restitue au centuple la nuit et les ombres deviennent phosphorescentes, saturées qu’elles sont de l’essaim innombrable des calories. L’air est encore respirable. J’ai décapoté la toile de mon antique 2 CV. J’aime cette vieille guimbarde qui me le rend bien. Entre elle et moi, c’est comme qui dirait une histoire d’amour. J’espère que ‘La Grande Bleue’ ne m’en tiendra pas rigueur et que je pourrai trouver dans son cœur la place qu’elle semble vouloir m’y réserver. Je contourne Toulouse par la rocade. La circulation est chargée mais non problématique. Un long moment je longe le Canal, sa double rangée de platanes, cet arceau qui protège les ‘marins d’eau douce’ des rigueurs du ciel. Sur les côteaux, de lentes et immenses éoliennes brassent l’air avec application. De joyeux groupes de jeunes gens me dépassent en klaxonnant, sans doute ma 2 CV les met-elles en joie ! Elles sont si rares, si touchantes avec leurs roues étroites, leur museau froissé, leurs vitres qui sont comme deux ailes relevées de chaque côté des portières ! Une pièce de musée en quelque sorte, mais si agréable à conduire avec le bruit du moteur qui fait penser au trajet laborieux d’un gros bourdon parmi le pollen des fleurs.

   Maintenant je descends la rampe de pierre qui conduit au port, puis au centre-ville. J’ai loué un petit studio au-dessus de Banyuls, Résidence Castell-Béar. Ce soir, je dîne en ville, sur la Promenade du bord de mer. Comme toujours, les allées et venues des touristes. Un léger vent marin s’est levé qui poisse les cheveux mais apporte une sensation de bien-être. Des enfants font tourner leurs moulins multicolores en criant. On boit aux terrasses, on mange des glaces. On respire l’air iodé qui vient du large. Une odeur entêtante de sardines grillées flotte sur le port, elle fait couleur locale dans cette Méditerranées aux senteurs épicées, fortes comme les pierres de la garrigue. Des échos de musique viennent des appartements grand ouverts sur le large. J’ai bien fait de venir ici afin de me ressourcer, de retrouver quelque souvenir ancien, une balade sur le sentier littoral, une dégustation d’huîtres, la robe dorée du Banyuls faisant sa floraison dans la cage du verre. Et toujours ces éternelles présences, ces finno-suédo-norvégiennes, toujours aussi grandes, aux yeux toujours aussi prétendument aigue-marine ou turquoise, allez donc savoir quand nous ne les avez pas vues de près, imaginées seulement dans l’alambic de votre esprit. Quelqu’un d’autre que moi, du fond de son imaginaire, les verrait peut-être petites, aux yeux noisette. C’est tout de même un monde étonnant que celui de la subjectivité !

    

   Jeudi 13 Août  

 

   Cette nuit, j’ai laissé ouverte la grande baie vitrée de mon studio. Une brise délicate le visitait sans le rafraîchir pour autant de manière visible. Juste une sorte de pause, de halte avant de retrouver les grandes nappes de chaleur. J’ai passé la matinée à relire des articles en cours, à classer des fiches, à noter des idées pour de prochains travaux. La Résidence était plutôt calme. Parfois des rumeurs montaient de la ville proche. J’ai passé une bonne partie de l’après-midi à sommeiller sur le canapé, vaguement présent à la situation, émergeant souvent de songes que j’aurais volontiers qualifiés de ‘creux’ selon la terminologie habituelle. Certes, ‘creux’ pour un esprit épris de raison et de juste mesure. Pleins cependant pour une psychologie fantasque comme la mienne, absorbée par la première distraction venue, attirée par les chatoiements de la poésie, les moirures de l’imaginaire. Oui, cette nuit la ‘folle du logis’ ne m’a laissé nul repos. Entre deux visions de verres ballons où scintillaient les gouttes de la divine ambroisie, de déambulations nordiques sur la Promenade, d’aquariums où nageaient de gros poisson-lune, toujours la même antienne qui agitait le limaçon de ma cochlée :

   « Viens donc, je suis la Grande Bleue, celle qui, sans toi, ne saurait plus vivre, celle qui de toi se languit et périrait de ne point te voir, viens ! »

   La seule forme qui ne bougeait pas, qui demeurait identique à l’origine, la formule pareille à un rituel, eh bien, elle se présentait à la manière d’un refrain et je savais, dès lors que je ne pourrais en échapper qu’à résoudre le mystère qui y était attaché.

  

   Fin d’après-midi

 

   J’ai attendu que le disque rouge du soleil tutoie la mer de son œil pléthorique. Je me suis vêtu d’un simple short de bain et d’un T-shirt, claquettes au pied. Ma fidèle 2 CV a démarré au quart de tour. J’ai longé la Promenade, ai gravi la côte qui surplombe le viaduc. Bientôt, à ma droite, l’anse de la mer, la Plage des Elmes. Sur le sable, il y a encore beaucoup de monde. Des corps violentés de chaleur. Des teintes de pain grillé. D’autres bisque de homard. Des morsures de photons. Des chairs blanches zébrées de lacis rouges. Des éclaboussures, des étincelles, des échardes qui entaillent la peau, on dirait d’antiques maroquins oubliés dans les entrepôts d’une tannerie. J’ai enjambé quelques silhouettes. Mon passage se projette sur elles à la façon d’ombres chinoises. Je prie secrètement que ma crique soit déserte. J’y rejoins mon ‘Amante’ et nous n’avons nul besoin de témoins. J’escalade la barre de rochers que les battements de l’eau recouvrent au rythme du ressac. Ça y est, j’ai franchi le Rubicon. Me voici en lieu sûr. De majestueux goélands aux becs orange décrivent de grands cercles dans le ciel en criant. De temps en temps ils jettent un chapelet de fiente blanche qui s’abat sur les rochers noirs, y dessine un curieux graphisme. Personne à part moi, un joyeux peuple de bois flottés, quelques colonies de moules s’agrippant à leurs radeaux noirs, quelques flottilles de goémon qui montent et descendent comme si elles confiaient leur sort à des Montagnes Russes.

   Maintenant, à l’horizon, les couleurs basculent, virent au mauve puis, insensiblement au bleu-marine. Il y a un étonnant liseré blanc qui flotte entre ciel et mer. Quelques bruits au loin, mais filtrés par la distance, couverts par les clapotis. J’ai ôté le peu de vêtements, suis entièrement nu. Je me suis assis en tailleur tout à fait à l’entrée de la grotte marine, visage face à l’eau qui devient rutilante sous les premiers rayons de la Lune.  Je regarde le beau spectacle de l’eau, j’en sens le rythme plénier dans les liquides mêmes de mon corps.  Ils vibrent à l’unisson. Ils font partie du grand concert de l’univers. Ils enregistrent la musique des Sphères.

   Soudain, une voix, la voix nocturne qui a tissé mes songes depuis des nuits et des nuits.

   « Viens donc, je suis la Grande Bleue. »

   L’incantation se renouvelle, se multiplie, habite les parois de la grotte, lisses humides, semblables à une fosse amniotique, à un creuset germinatif.  La voix gagne le fond, rebondit sur le goulet terminal, éclaire la roche, lui donne des reflets d’étain.

   « Viens donc, je suis la Grande Bleue », le motif se répète à l’infini, glisse sur la plage de galets, lustre mon corps au passage, monte jusqu’à la Roche des Goélands, fait ses arabesques claires dans la nuit qui vient.

   « Viens donc, viens donc je suis la Grande Bleue, je suis La Grande Bleue, celle qui t’attend depuis la nuit des temps, celle qui t’a donné la Vie, qui te donnera aussi la Mort, puisque les deux sont liées, tout comme la patelle est soudée à son rocher, Viens ! »

  

   Méditations ‘inactuelles’

 

   J’ai plongé dans la grotte qui m’appelle et cherche à m’accomplir bien au-delà de qui je suis. La Grotte est ma Compagne, ma Finno-Suédo-Norvégienne, mon Fantasme, ma bulle imaginaire, mon désir porté là, au creux attentif de ma main, dans l’onde oubliée de mon sexe. Oui, j’ai rejoint ‘La Grande Bleue’, ma Sœur, ma Mère, mon double et nous célébrons, à l’abri des regards, et des jugements bien trop étroits de l’humaine condition, d’incestueuses et opalescentes noces. Nous sommes à nous, intimement reliés, comme le ciel se confond avec la terre dans le pli sombre et méticuleux de la nuit. Oui, nous sommes désormais des êtres de l’ombre, des êtres sans corps, des créatures des abysses qui ne connaissent ni leurs limites, ni les lois des hommes qui, toujours, enchaînent notre liberté.

   Nous sommes des Uniques qui vivons de nos propres flux, de rythme nous ne connaissons que le nôtre, celui immémorial qui fait se conjoindre, en un même creuset, le fini et l’infini. Nous avons rejoint l’éternité. Pour au moins le temps d’une immersion. Mais qui, une fois, a connu la plénitude, toujours la possède tel le bien le plus précieux. M’immergeant dans ‘La Grande Bleue’, je ne fais que me plonger en moi afin que, me connaissant mieux, je puisse arriver à la pointe extrême de mon être et faire retour vers qui je suis dans la plus pure confiance. Toujours nous sommes des êtres scindés, des êtres du partage. Deux principes adverses, antinomiques mais complémentaires qui tracent en nous ce raphé médian, cette couture qui traverse notre anatomie et écrit notre nature ambivalente, incomplète.

   Toujours, inconsciemment, nous sommes en quête de cette androgynie primitive qui nous a constitués et dont l’origine nous échappe, vers laquelle cependant nous voulons remonter comme le saumon se bat avec les flots impétueux pour retrouver le lieu de la fraie, le lieu de la naissance. C’est ceci et uniquement ceci que signifie l’injonction : « Viens donc mon beau Solitaire. Moi, La Grande Bleue, te ferai connaître l’ivresse des Grands Fonds, viens ! »

   ‘La Grande Bleue’ est notre irisation sous le ciel du monde. Elle est le miroir où vient mourir notre infinie solitude. Elle est cet écho que, jamais nous ne savons situer, car les directions cardinales de l’espace sont inaptes à en tresser les nervures de soie. Seul le temps le pourrait mais il est fluide et en fuite de lui-même comme nous sommes en fuite de nous. C’est bien là la fonction matricielle de la Grande Mer (entendez aussi bien ‘La Grande Mère’) que de nous héler depuis son immense mémoire, infiniment liquidienne, infiniment renouvelée.

   Nous ne sommes que la résultante d’un battement, battement sexuel qui, remontant de loin en loin, situe le lieu réel de notre origine, bien au-delà d’un espace déterminé, d’un temps assignable, bien au-delà des bonds prodigieux de l’imaginaire, bien au-delà du prestigieux big-bang qui n’est jamais que phénomène parmi les phénomènes, événement parmi les événements du destin universel. En réalité il n’y a nul commencement, seulement un infini battement, un genre d’oscillation pareille au rythme nycthéméral qui convoque, chacune à son tour, ombre et lumière, pareille à celui, cardiaque diastole-systole, qui régule notre activité physiologique, pareille au rythme sexuel qui mélange et fusionne les genres afin qu’une possible éternité puisse s’élever d’un continuel ressourcement de l’espèce.

   Il n’y a guère d’autre façon de juger l’éternité que d’en être traversé depuis l’infini de l’espace-temps, de l’actualiser en soi dans la brièveté d’une existence, d’en éprouver le futur dans ce qui s’ouvre et bourgeonne à l’horizon de l’être, cette ressource inépuisable, cette corne d’abondance qui trouve en soi les motifs de reconduction de sa propre genèse. ‘La Grande Bleue’ serait-il un autre nom pour l’Infini ?

 

   Retour à soi dans la quotidienne nervure

 

   J’ai quitté ‘La Grande Bleue’ après que mon bain lustral a été accompli. Rite de passage de l’âge adulte en direction du grand âge qui, avant tout, est préparation à la Mort. Non, ceci n’est tragique que pour ceux qui jamais ne se questionnent et ne vivent qu’une immanence après l’autre, sans chercher à se redresser, à porter leurs yeux au-dessus des herbes de la savane, là où s’inscrivent en lettres d’or les merveilles de la signification. Je l’ai quittée sans la quitter puisqu’elle m’habite tout comme je l’habite. Nulle césure entre nous, seulement un unique et ininterrompu fil d’Ariane qui est la sublime liaison qui relie entre eux les hommes du Monde. Parfois ils ne le savent pas ou feignent de l’oublier. On nomme ceci ‘heures sombres de l’Histoire’. Dans un identique état d’esprit le Poète Paul Valéry (ce visionnaire !) énonçait la phrase célèbre : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »

   Nous savons aussi que, nous les Hommes, sommes mortels, mais que nous nous inscrivons dans une lignée sans hiatus et que cette compréhension nous institue en tant qu’éternels. L’éternité n’a nul besoin de Dieu, les Hommes suffisent !

  

   Quelques jours plus tard

 

   Je quitte Banyuls, non sans avoir fait une halte au-dessus du Rocher des Goélands. Il surplombe la grotte de ‘La Grande Bleue’. Les grands oiseaux font toujours leurs élans blancs sous le dôme du ciel. Leurs vols incessants sont le message qu’ils destinent aux Hommes : Il y a de la pureté, de la vision lointaine, l’horizon est courbe qui appelle d’autres horizons courbes. Les forteresses de plumes volent haut, toujours de plus en plus haut. Parfois l’on ne voit plus que la pointe orangée de leur bec forant le bleu glacier de l’air. Parfois on les perd de vue, tellement l’altitude qu’ils atteignent est vertigineuse, aux confins de l’immense, à la limite du vide. Nous ne les voyons plus mais nous savons qu’ils existent, qu’ils voient d’autre oiseaux à la voilure blanche qui décrivent de brillantes ellipses, longues, infinies, toujours renouvelées comme si leur chorégraphie voulait nous adresser un message secret : nous ne sommes pas seulement ici et maintenant au lieu ponctuel de notre être. Nous sommes partout. Nous sommes ailleurs. Nous sommes ceci et cela qui vibre au loin sur le point de l’illisible horizon, nous sommes hier, aujourd’hui et demain nous fait signe depuis le battement infini de son œil. Oui, le temps est un battement de paupières, une vibration de cils. Infinis comme toutes choses du monde.

   J’ai effectué à rebours mon voyage initiatique. J’ai reconnu les platanes ombrant le Canal, les lourdes portes des écluses, leurs battants de mousse verte. J’ai reconnu la lente giration des modernes moulins qui brassent des tonnes d’air. J’ai reconnu les premiers escarpements blancs du Causse. J’ai reconnu ma maison, cette vigie familière qui participe au destin du Monde. Oui, j’ai reconnu tout ceci. Vivre tout ceci était, en toute et pleine conscience, une touche que l’Infini adressait à ma singulière finitude. Les grands oiseaux blancs fendent-ils toujours l’air des Elmes alors que je ne les vois plus ? Fendent-ils ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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