Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
10 octobre 2022 1 10 /10 /octobre /2022 09:35
Née du Rien

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   « Née du Rien », combien cette expression est étrange. Peut-on naître de Rien ? « Rien n’est sans raison », disait le Philosophe Leibniz. Chaque étant a une cause. Or, cet étant-esquisse, quelle peut en être la cause ? La volonté de l’Artiste, la nôtre en tant que Voyeurs qui souhaitons que notre regard soit rempli à la hauteur de son attente ? Ou bien l’œuvre d’Art est-elle à elle-même sa propre raison, comme si un mouvement interne en décidait le sort ? Nous voyons qu’il n'est pas si aisé de répondre, que les choses, toujours nous échappent au simple motif que nous ne les saisissons que partielles, fragmentaires, qu’elles disposent peut-être d’une autonomie qui se déroule à notre insu. Si nous visons les choses correctement, selon leur essence même, nous  nous apercevons que notre formule initiale est paradoxale. « Née », suppose qu’Esquisse est arrivée à l’être, qu’elle possède, sinon une chair picturale pleine et entière, du moins un contour en lequel elle abrite sa venue. Ce qui veut dire qu’Esquisse est Réelle et que rien ne pourrait lui retrancher son coefficient de Réalité. Mais, disant « Née du Rien », nous créons aussitôt une évidente antinomie. Puisque le Rien ne peut provenir que de notre imaginaire et Esquisse s’inscrit dans ce Réel qui nous fait face.

   Une scission s’établit entre Réel et Imaginaire, si bien qu’Esquisse nous paraît tel cet être en partage, lequel viendrait à l’être tout en se retirant.  Car, si le Réel a une qualité de présence, l’Imaginaire est connoté tel son envers, à savoir le lieu d’une absence. C’est sur cette indétermination originaire que joue Esquisse, raison pour laquelle elle est simplement en voie de…, ne trouve nullement son terme, prononce un mot de graphite que, bientôt, un autre biffe et c’est aussi la raison pour laquelle elle nous fascine car, située entre être et non-être, c’est bien de notre présence au monde dont il est question. Or Esquisse, nous la voulons Réelle au titre d’une réassurance narcissique. L’inscrivant dans l’ordre des choses visibles, la forêt, le rocher, le crayon, sa corporéité fonde la nôtre. La situant dans l’orbe flou de l’imaginaire, nous la soustrayons à notre entendement et ce motif de fuite nous désespère. Nous ne craignons rien tant que l’effacement, la disparition, la fente abyssale au gré de laquelle notre être n’est qu’un vague tremblement à l’horizon du monde.  Mais il nous faut partir de ce Rien et bâtir quelque chose de plausible.

   Le fond est fond de néant, si toutefois le néant peut faire image. Mais supposons. Le fond est cette quasi-nullité, cette totale indistinction pareille au blanc d’une aube qui ne se décide à poindre et à faire acte de présence. Un blanc de neige qui laisse transparaitre, par endroits, quelques traces de salissures indistinctes. Un blanc de plâtre qui badigeonne les murs d’une cellule monastique : contemplation de la nudité. Un blanc d’Espagne qui chaule les vitres, rien du mystère de la pièce ne doit être dévoilé. Un blanc de visage de Mime, il est le signe d’une vacuité intérieure. Un blanc de Titane dont la pâte éteint les couleurs qu’elle recouvre. Un blanc de Pierrot Lunaire à la recherche de sa Colombine, c’est-à-dire de lui-même. Le blanc de l’Amour lorsque sa mémoire se dilue dans les voiles du temps. Un blanc en tant que blanc qui ne profère que du silence, une parole violentée d’aphasie. Le Blanc.

   Le trait est dans le Gris. Gris pareil à la lumière éteinte d’un toit de zinc.  Gris-Lin, il vit de sa souple rumeur. Gris-Ardoise, il se confond avec la toile du ciel. Gris-Plomb à la teinte sourde. Gris-Souris qui trottine à pas menus. Gris-Acier à peine visible dans le jour qui vient. Gris-Perle, il parle à peine plus haut que la pierre ponce. La ligne « flexueuse » d’Esquisse c’est un presque-rien posé sur un rien. C’est une venue dans la discrétion, c’est une hésitation du geste. Le geste est suspendu à sa propre profération. Il offusque le néant mais avec retenue, c’est fragile l’imaginaire, c’est pareil à un vase en céladon, il faut en caresser la lumière avant d’en éprouver la consistance. Esquisse est effleurement, Esquisse est sortie du Néant, glissement hors du Rien mais à fleurets mouchetés. L’Absence, le Vide ne peuvent se donner selon quelque chose qu’à l’aune d’une muette supplication, rien ne serait pire que la gesticulation, l’absence de retenue. L’Artiste dessinant Esquisse est nécessairement au bord de soi, là où cela tremble, là où cela vacille, là où cela frémit. Créer est toujours courir le danger d’être moins que Soi, d’être plus que Soi, mais alors dans le risque d’une non-coïncidence avec l’œuvre en cours qui ne peut être que présente à soi, sans que quelque diversion puisse détourner son être de la tâche de paraître. Car être-œuvre n’est rien de moins que d’arriver au plein du phénomène, au lieu même de son essence. Or ceci ne saurait résulter d’un geste inadéquat, brusquant le processus de la métamorphose. Car c’est bien à ceci que nous assistons, au passage mystérieux, alchimique, d’une forme originaire à une forme finale, à un genre de transmutation de la matière depuis sa naissance jusqu’à sa plus haute révélation. C’est pour cette raison, du geste magique de la création, que nous admirons le mouvement léger, plein de respect mais en même temps d’assurance avec lequel l’Artiste conduit son action pour donner le jour à ce qui n’était que latent, dissimulé dans quelque pli de l’espace et du temps.

 

Être Artiste est ceci :

 

sortir de l’Imaginaire ce

qui y sommeillait en creux,

le porter à la visibilité du Réel,

le féconder, faire que le menu

de l’immanence quotidienne devienne

l’actuel de la transcendance créatrice,

une ambroisie pour l’esprit,

un nectar pour les sens.

  

   Écrivant ce texte, petit à petit, une image s’est faite en moi, une sorte de mouvement analogique mettant en rapport « Née du Rien » avec « Née de la vague », titre d’un travail du Photographe Lucien Clergue où le cops féminin paraissait naître des éléments eux-mêmes, de la pierre, de l’eau, du sable, du nuage. Féérie du corps humain que la lumière porte au regard, identiquement au geste de naître du Rien. Impression d’unité accomplie, fusion du corps Humain dans le corps de la Nature, Le corps sublimé devient alors un pur prodige dont on ne sait plus s’il est origine ou bien forme purement Idéelle, indépassable, genre de Modèle platonicien dont toute autre forme résulterait en une manière d’inépuisable harmonie. Or, ici, afin de refermer la boucle initiée au seuil de cette écriture, m’inscrivant en faux contre l’assertion de Leibniz, conviendra-t-il que j’énonce, au regard des Œuvres de Barbara Kroll, de Lucien Clergue : « Tout est sans raison », tellement le jugement déterminatif ne s’appuyant que sur l’exercice des concepts, doit le céder au jugement réfléchissant qui fait de l’affection, du sentiment, de la sensibilité, les pierres de touche du jeu libre de l’imaginaire au gré duquel seulement les œuvres d’art peuvent venir à nous dans le trait, la ligne de leur pure vérité. Ce qui est tout à fait remarquable chez cette Artiste Allemande, c’est qu’elle nous place au foyer même de ses préoccupations esthétiques, n’hésitant nullement à nous faire participer à ses tâtonnements, à ses recherches formelles qui nous disent, en leur statut pré-figuratif, antéprédicatif, l’instabilité manifeste du Réel toujours travaillé par une part irréductible d’imaginaire, donc de métamorphose toujours à l’œuvre. Oui, à l’œuvre, ainsi faut-il nous persuader que le Rien que nous penserions inactif, constitue toujours le linéament inaperçu, l’entrelacement avec le Réel dont la peinture est le lieu partiel en voie de constitution. Å nous, Voyeurs d’en parachever le sens. Fût-il singulier, subjectif, entaché de quelque fantaisie. L’exactitude n’est nullement de ce Monde !

 

  

 

 

 

   

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher