« inner cuts
with Moira
©️jidb
aug2023 »
Photographie : Judith in den Bosch
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Tous, Hommes, Femmes et aussi bien les Enfants, tous nous cherchons la liberté, la liberté la plus grande qui se puisse concevoir. Hommes, Femmes, Enfants, nul ne veut être dans les fers, nul ne veut être l’Esclave disposé au bon vouloir du Maître. Ce que nous voulons, du plus profond de notre conscience, voler comme le goéland, voilure étendue, tout en haut du ciel. Nager tel le dauphin et cabrioler sur la crète écumeuse des vagues. Glisser avec aisance et grâce sur le fil de l’onde, cygne plein de majesté qui ne se questionne sur rien de ce qui se passe alentour. Combien ce sentiment d’une licence largement éployée est fondateur d’une immédiate et immense joie ! Si bien qu’envisager, une seule seconde, une situation diamétralement opposée, et alors fulgure à l’horizon une incontournable et cruelle tragédie, celle qui moissonne les têtes et réduit la taille humaine à celle de l’invisible ciron. S’éprouver captif, aliéné, contraint, pieds et poings liés, ceci est sans doute l’épreuve existentielle la plus douloureuse qui soit.
On n’est Homme qu’à être Libre,
ceci tisse les fils même de notre Essence.
Pour cette raison, celui qui est réduit à l’esclavage perd nécessairement visage humain, sombrant dans le sombre cachot de l’animalité.
Mais, bien plutôt que d’argumenter, convient-il de laisser place à quelques métaphores qui, si elles ne raisonnent nullement, nous proposent cependant des images suffisamment puissantes afin que, touchés en notre fond, une intuition puisse surgir et, nous habitant du dedans, vienne confirmer notre ressenti vis-à-vis de cette privation de liberté que nous vivons telle une injustice.
On navigue sur une embarcation, une goélette par exemple, toutes voiles dehors, la proue cinglant les flots selon des gerbes étincelantes. La plaque de la mer brille tel un métal poli. Parfois, des mouettes rieuses viennent nous frôler de leur triangle blanc et nous les suivons à la trace dans une aura de pure félicité. On est criblés de gouttes d’eau. On est inondés de soleil. Son corps, on le sent léger tels ces cerfs-volants qui montent au ciel, leur longue queue faseye dans l’air pris d’ivresse, troué de vertige. Mais bientôt la vue se trouble et s’obscurcit, la vue se limite. Le port est atteint que ceinturent de hautes digues de ciment. Ici prend fin l’aventure. Ici se termine la belle exaltation du voyage.
On marche depuis des heures parmi les flux et les reflux des hautes herbes jaunes de la steppe. Le ciel est très haut, très pur, que nul nuage ne tache. On respire à pleins poumons. La vue est illimitée que rien n’arrête et son propre corps vit au rythme de ce sans-mesure, de cet infini dont nulle borne ne vient entraver le cheminement. Parfois, passent, dans un sillage de vent, des Nomades grimpés sur des coursiers rapides, leurs crinières flottent encore longuement alors qu’ils se sont effacés du champ de vision qui nous occupe. Puis le crépuscule se montre dans des teintes violettes. Une haute barre de montagnes dresse son verrou. La marche s’interrompt. Le vaste horizon est derrière Soi, pareil à un rêve évanoui.
On se promène sur les larges places des villes, une sorte d’agora seulement livrée au rythme de ses pavés, couchée sous une belle lumière rasante. Le sol luit tel une poterie ancienne, telle une jarre antique sise dans le luxe d’un musée. On avance facilement. C’est comme si l’on avait enfilé des patins, seulement occupés à tracer des figures sur le miroir d’une glace étincelante. Souples arabesques, voltes infiniment renouvelées, figures s’enchaînant avec facilité, allées et venues pareilles à celles des feuilles d’automne, ces papillons légers pris dans les volutes d’air. Cependant cette grâce trouve soudain sa pesanteur. Déjà apparaissent de hauts immeubles de briques sourdes, des manières de fortifications qui figent sur place l’avancée libre de l’agora.
La digue du port,
la haute barre des montagnes,
les murs de briques,
autant d’événements qui, non seulement empiètent sur le terrain de notre Liberté, mais en sapent la base, en aliènent l’essence et nous voici Prisonniers, nous qui nous pensions Hommes Libres. La digue du port, la haute barre de montagnes, les murs de briques ne sont que les noms des limites au gré desquelles notre existence, soumise au régime de la privation, de la pénurie, de l’indigence, connaît son plus cruel revers. Alors, indignés de tant de dépossessions, de tant de confiscations, nous portons nos yeux au ciel et qu’y apercevons-nous ? Des fils bien réels quoiqu’invisibles, des fils pareils à ceux de la Vierge, ils s’arriment à nos têtes, à nos bras, à nos jambes, métamorphosés que nous sommes en de simples Marionnettes ne disposant ni de leur sort, ni de l’inflexion, de la direction qu’ils prendront, celle-ci est hors de portée, celle-ci est remise à d’autres mains que les nôtres.
Ce que nous voyons, simples formes éthérées tout droit venues de l’Olympe, les Moires, ces Fileuses aveugles qui décident, à notre place, du trajet de notre vie, des circonstances et du décret fixant le jour et l’heure de notre mort. Au travers de la résille de nos cils, comme s’il s’agissait d’une scène de théâtre mi-réelle, mi-irréelle, apparaissent successivement,
Clotho qui tisse le fil de nos vies avec son fuseau ;
Lachésis qui en prend les mesures ;
Atropos qui le coupe et trace
le point final de notre aventure,
ici, sur cette Terre dont nous pensions qu’elle serait à jamais, le lieu même de notre essor, de notre expansion, nous faisions l’hypothèse, en silence, de son infinité.
C’est un sens identique dont nous avons l’intuition dans cette belle œuvre de Judith in den Bosch. Selon nous, cette image est sous l’entière férule des Moires, si bien que le Personnage ou plutôt la Silhouette Noire, sont peut-être le signe avant-coureur d’une invitation de la Camarde à quitter la scène existentielle, à la rejoindre, à exécuter un pas de deux, à entreprendre les premiers pas de cette « Danse Macabre » dont nous parle Charles Baudelaire dans « Les fleurs du mal », ce mal qui nous hante telle notre ombre toujours prête à surgir pour de funestes desseins. La scène est sombre, rayée, traversée de sillages de pluie qui ne sont peut-être que l’habile métaphore des fils de tissage des Moires. Comme sur l’agora précédemment citée, il n’y a plus nul espace à explorer, on est face à un mur aux gigantesques moellons de pierre, autant dire la falaise d’une fortification, peut-être d’une prison. Nul espoir que, soudain, puisse en son sein se creuser une faille au gré de laquelle une neuve Liberté pourrait être expérimentée. Comme sous un ciel lourd d’équinoxe, comme arraisonnée par les meutes pressantes des nuages et des trombes d’eau, l’Inconnue pliée dans son linge noir n’a de cesse que de trouver une issue. Or nulle dérobade ne semble pouvoir s’offrir, nulle tergiversation ménager une sortie existentielle encore honorable, salvatrice.
La porte noire est verrouillée. Le Destin a frappé. La condamnation est sans appel. Plus aucune possibilité de retour à Soi. Plus aucune alternative que celle d’attendre la décision du « Jugement Dernier », la peine paraît irrévocable. Au Grand Jeu de l’Oie de la Vie, la Joueuse vient de jeter les dés qui, définitivement, la condamnent à n’être plus qu’un Rien s’enlevant sur du Vide, qu’un Vide faisant fond sur le Néant. Décidemment cette image possède une irrésistible force d’annulation, d’absentement, de biffure de tout ce qui est, de tout ce qui, sur cette Terre, est soumis au procès de la corruption, du délitement, le ver est dans le fruit qui le boulotte consciencieusement, sans répit, sans relâche.
La Vie dont le constant doublet est la Mort, tout comme l’arbre connaît un jour son abattage, tout comme le soleil connaît un jour son éclipse, tout comme le ruisseau connaît un jour son étiage. Cette photographie est le lieu même où tout espoir connaît sa fin, où le rire expérimente ses larmes, où la joie se retourne en tristesse. Et c’est ceci, cette onction hautement tragique qui l’effectue en son entier, qui lui donne le sens le plus effectif. Que cette image nous dérange à l’aune de ses significations sous-jacentes, ceci est bien naturel. Si elle nous fait un brin vaciller sur nos certitudes, elle aura atteint son but :
faire de notre marche aveugle
sur les sentiers du Monde,
le prétexte à forer en nous
la césure de la lucidité.
Ceci est accroissement, nullement perte. Ce travail porte en lui, telle sa signature, les traces d’une Métaphysique à l’œuvre. En notre siècle de pur divertissement, d’apparences et de solutions toutes faites, de recettes d’un bonheur facile, cette exigence de Vérité est tout à fait remarquable. Rien n’a jamais servi de se voiler la face. Le voilement ne dissout pas le réel, bien au contraire il en aiguise les vires arêtes.
Il nous faut demeurer les yeux ouverts !