Photographie : Judith in den Bosch
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« Alleen », tel est son nom qui veut dire « Seule » et par extension « Solitaire », « Solitude ». Sans doute ce prédicat lui était-il prédestiné depuis le plus loin du temps. Sans doute l’immense cosmos, dans son déploiement, avait-il ménagé, au sein de son événement, un creux, une niche, une cavité, une douce alcôve où Alleen pût faire halte, méditer, se ressourcer et puiser une eau pure à laquelle donner sens à son existence. Car vous le savez bien, vous qui lisez, c’est le SENS qui est essentiel, le sens qui détermine l’avancée même de nos pas, le sens qui ouvre en nous le sillon selon lequel cheminer parmi la vaste et inextinguible confusion de l’infini du Monde. Le sens s’absenterait-il et alors nos vies se résumeraient à des tournoiements de girouettes, à des claquements de toiles perdues dans les tourbillons de vent, à des nages en de cruels vortex qui auraient tôt fait de nous reconduire au Néant avant-courrier de notre naissance. Dit d’une autre manière, être privé de sens, revient à être privé d’être, à disparaître à Soi-même, à devenir, pour les Autres, simple signe effacé sur une antique tablette d’argile, quelque part dans les poussières antédiluviennes d’une mythique Mésopotamie. S’abreuver à l’eau saumâtre du non-sens, c’est disparaître corps et biens sans espoir d’un possible retour.
Au seuil de sa vie, tout enfant, puis fraîche adolescente, puis encore jeune adulte, elle avait cru à la magie et au pouvoir illimité du vertige du Monde, elle avait regardé ses reflets, fascinée, sur l’eau des lacs et l’immense flaque de l’océan, elle avait fixé de ses pupilles désirantes les mille et un reflets qui, ici et là, allumaient leurs promesses de félicité. Elle avait remonté le cours de son existence comme on remonte un réveil, en comprime le ressort afin que, le temps venu, il pût vous restituer au centuple l’énergie que vous aviez insufflée en son âme d’acier flexible autant que généreuse. Seulement, au fil des jours, comme si une usure des choses s’était immiscée au cœur même de la spirale de métal, une sorte de corruption y agissant à bas bruit, les rétributions des dons primitifs étaient parvenues soudain à leur étiage et le ressort fatigué avait fini par se détendre, renonçant à tout mouvement, sorte de pitoyable impéritie disparaissant à même son inconsistance. Que ceci, cette prise de conscience d’une versatilité des choses, d’une impuissance gravée à même leur nature fût en mesure d’atteindre Alleen au plus profond, nul ne pourrait en douter et l’on serait affecté profondément pour bien moins que cette surprenante révélation. Le Monde était donc, en son sein, creusé de sombres avens, ouvert sur des dolines sans noms, situé au bord d’immenses et vertigineux abîmes. Comment donc pouvait-on être Homme, être Femme et cheminer sur le bord de ce risque constant sans en être affecté jusqu’en son fond le plus abyssal ?
Cependant, tout le temps où une certaine insouciance, accolée à l’idée même de jeunesse, avait tracé en elle ses sillages de joie, elle avait fait de sa vie une suite ininterrompue de plaisirs successifs, de désirs comblés sitôt qu’hallucinés, de jouissances immédiates du corps et de l’esprit, suivant en ceci l’ornière habituelle de l’humaine condition. De voyages, d’expéditions lointaines en des terres des confins, non seulement elle avait rêvé, mais elle avait parcouru, des années durant les surfaces glacées de l’Île Victoria, les étendues désolées de la Terre de Feu, elle avait sillonné les immenses steppes de Mongolie, avait empli ses yeux des sommets vertigineux de l’Himalaya, avait traversé l’Australie de Darwin à Melbourne, était montée tout en haut du Machu Picchu, avait connu les civilisations Incas, Carthaginoise, des Mayas, des Vikings. Cependant, de tout cet inventaire fiévreux de la pluralité du Monde, de cette infinie multiplicité des choses, ne subsista plus bientôt qu’une impression de dispersion, d’éparpillement, de diaspora, si bien qu’elle finit par percevoir, aussi bien dans son esprit que dans son corps, comme d’infinies fragmentations dont sa seule bonne volonté ne parvenait nullement à réaliser une synthèse satisfaisante, à tracer les voies d’une possible harmonie.
Mais Alleen ne souhaitait plus longtemps participer à cet immense jeu de dupes d’une mondialisation effrénée, laquelle abrasait les cultures, en même temps qu’elle fondait en un moule unique la belle et infinie diversité humaine. La Jeune Femme voyagea de moins en moins, se limita à quelques pays proches pour finir là, en son site le plus précieux, dans une maison de modeste constitution, dissimulée et abritée du vent du Nord par un cordon de dunes. C’est tout au bord de la Mer des Wadden qu’elle avait élu domicile sur la petite île de Borkum, trouvant dans cette terre de la Frise Orientale tout ce qu’en elle elle cherchait depuis bien longtemps sans pour autant pouvoir le nommer ni en préciser les limites, en tracer les coordonnés sur la carte de quelque planisphère. C’était un peu le hasard qui avait guidé ses pas, comme si, à l’aveugle, les yeux clos, elle avait posé son index sur cette terre du bout du monde qui, désormais, serait son dernier refuge.
Créant entre elle et l’île une étrange et profonde complicité, elle s’était peu à peu métamorphosée, avait trouvé le lieu qui lui correspondait le mieux, installée au centre de sa thébaïde comme une pluie de gouttes est logée au centre du ciel, dans la plus parfaite osmose qui soit, dans une manière d’affinité naturelle que rien ne semblait pouvoir dépasser. Elle était Borkum, tout comme Borkum était elle, à tel point que son propre nom (cette indépassable identité) avait subi une totale transformation. Alleen était devenue Eiland-L’îlienne sans pour autant qu’une césure ne s’immisçât en elle qui l’aurait installée en une sorte de troublante duplicité.
Non, Alleen-Eiland était qui elle était dans le rayon de complétude le plus exact qui se pût imaginer. Une profonde harmonie régnait en elle, une paix faisait sa douce comptine au plein de sa chair, une légère antienne courait tout le long de sa peau identique à l’alizé qui glisse sous un ciel de pur azur. Au début de son installation dans l’île, elle avait exploré ce minuscule territoire, un microcosme, s’attardant à flâner sur le relief dunaire, à inventorier les prairies et les étangs d’eau douce, à cueillir parfois un bouquet d’orchidées sauvages, en extrayant une seule tige qu’elle disposait dans le tube étroit d’un soliflore. Oui, une seule car elle était à la recherche de cette unicité, de ce simple dont elle tirait les plus vives satisfactions. Alors, dans ce tête à tête avec la fleur, dans ce dialogue étroit, tout se disait de ce minuscule monde, à l’encontre de ce vaste Monde dont il semblait qu’elle avait épuisé les charmes à la mesure d’un rituel qui, au fil du temps, était devenu une chose sans intérêt, la réitération d’un geste qui s’annulait à même sa reproduction.
Cette côte sauvage, située à sa pointe la plus septentrionale, quiconque s’y fût aventuré eût aperçu Alleen-Eiland, drapée dans un vaste châle noir, manière de silhouette ténébreuse, assise au plus près des flots, sur le miroir du sable, de courtes vagues écumeuses venant mourir à ses pieds. Elle faisait une étrange tache sombre qui se détachait sur fond de lumière diffuse. Le drap du ciel était uniformément de schiste foncé, un genre de noire clarté qui, visiblement, la fascinait, immobile, immuable telle une marmoréenne statue figée là pour l’éternité. Un cumulus blanc faisait son bruissement d’étoupe, seule et unique promesse du jour parmi les plis denses de la nuit. Alleen-Eiland était une irréalité posée au seuil du Monde, un questionnement, une forme que le mystère de la mer semblait en voie d’accomplir, peut-être même de reconduire au Néant, de porter sur les fonts baptismaux d’une étrange Origine.
Alleen-Eiland était-elle seulement venue à elle ?
Était-elle née ou en attente de l’être ?
Était-elle séparée des éléments primordiaux
ou bien en constituait-elle un fragment ?
Était-elle à l’orée d’elle-même ou
déjà en voie de rejoindre ce Rien
dont le paysage semblait dresser
l’insolite emblème ?
N’était-elle que question sans réponse ?
Interrogation sur le Vide ?
N’était-elle que poudroiement Métaphysique,
revers de l’Être, simple figuration
dont nul visage n’eût conforté la présence ?
A seulement être posée, l’énigme n’eût pu trouver de réponse. Il eût fallu être doté d’un regard visionnaire, traverser l’opacité du réel, forer bien au-delà des choses habituelles de manière à se doter d’une intuition seule capable d’ouvrir la coque de silence, de faire naître le pouvoir des mots, de dire un peu de la Présence de cette Inconnue, là au bord du visible, sise sur sa propre limite, comme si elle était à elle-même son éternel hiéroglyphe. Mais supposons un instant que, dotés d’un pouvoir magique transcendant la mutité du tangible, quelque chose dans le genre d’une mince révélation vînt enfin nous atteindre. Révélation d’une pensée méditative logée au sein même d’Alleen-Eiland, cette Terra Incognita, laquelle menace de toujours le demeurer.
Alors, ayant accompli le pur prodige d’avoir franchi l’écran de sa peau, de s’être invaginé au plus dense de sa chair, d’être enfin parvenus au centre de son esprit, là où les choses sont diaphanes, légères, aériennes, que devinerions-nous dans le labyrinthe de sa psyché qui nous parlât d’elle et nous la livrât dans la pureté de son essence ? Une voix intérieure pareille à l’eau cristalline de la source pourrait-elle sourdre d’elle avec naturel et grâce ? Une voix entrelacée au rébus du Monde, en différant si peu, Alleen-Eiland méditant sur le mode d’une lallation, Alleen-Eiland miroir de la Présence, Alleen-Eiland se confondant, « île noire au bord des eaux », avec le moutonnement sombre de la mer, avec la pliure blanche du nuage, avec le flux et le reflux du silence, avec la dalle muette du sable. Sa parole intérieure nous parviendrait comme au travers d’un coutil, d’une soie à l’infini froissement, d’une mousseline à l’invisible tissage :
« Regardant sans voir j’appelle l’Invisible ;
écoutant sans entendre j’appelle l’Inaudible ;
palpant sans atteindre
j’appelle l’Imperceptible ;
voilà trois choses inexplicables
qui, confondues, font l’unité. »
Le Lecteur, la Lectrice avertis de culture chinoise auront reconnu, légèrement modifié, remplaçant le « on » indéfini par le « Je » de l’énonciation, un bref extrait tiré du Lao-tzu, censé décrire le Tao comme manifestation du Vide. L’universalité du « On » se soustrayant afin de laisser place au rayonnement du « Je », à sa fulguration, laquelle ici, est purement intérieure, pareille à la braise couvant sous la cendre.
D’Alleen à Alleen-Einland s’ouvre l’écart entre un Plein, cette exultation de l’exister qui convoque la pluralité du Monde, et un Vide particulier, singulier, en réalité ce Vide, ce Rien, ce Néant, comme signification de Soi à Soi qui précède toute prise en compte de ce qui n’est nullement Soi mais ne peut être rencontré que dans cet intime creuset, là où aucun sol, aucun fondement ne se donnant, le Tout du Monde puisse surgir en l’entièreté de son Être, tout comme l’être d’Alleen-Einland s’enlève de Soi dans l’infinité du Sens.
« Île noire au bord des flots »