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12 septembre 2023 2 12 /09 /septembre /2023 07:34
Tout un monde de vides conjectures

Edward Hopper

Chop Suey, 1929, collection privée.

Source : APARANCES

 

***

 

   L’on ne saurait entrer d’emblée dans cette œuvre d’Edward Hopper. Il faut l’aborder en diagonale par le truchement de l’analogie. Tout comme l’on s’immergerait dans le lagon de glace islandais de Jökulsárlón, semé de blocs de glace provenant de l'immense calotte glaciaire du glacier Vatnajökull. Oui, ces mots « Jökulsárlón », « Vatnajökull » sonnent étrangement, comme venus d’une autre Planète et c’est bien en leur paradoxale nomination qu’il nous faut les rencontrer, puisant en ce dépaysement les nutriments d’une possible compréhension de la peinture que, plus tard, nous allons aborder.

       Le lagon est d’eau bleue, d’un Bleu Céruléen, d’un Bleu Pétrole, ces teintes ombrées, à la limite d’une visibilité, tant leur côté nocturne est puissant, tant leur pénétrante méditation nous reconduit de facto à la profondeur des abysses en lesquels elles se reflètent. On ne sait guère si cette manière de refus de la couleur de parvenir à sa nature propre correspond à l’origine du Monde ou bien, plutôt, à son absentement définitif. Visant ce Bleu de lourde densité, nous sommes égarés, nous cherchons des repères qui nous diraient le lieu des Choses, tout comme le lieu de notre Être. Tout au fond, un autre Bleu légèrement estompé, éclairci par la distance, un Bleu Ciel qui se confond avec la nébulosité des nuages. Combien tout ceci nous reconduit sur les rives de l’insolite, les marges de l’inhabituel, les lisières de l’inattendu.

   Une bande de sable Jaune Chamois sépare notre vision en deux parties d’égale valeur. Mais ce qui nous interroge le plus et nous laisse perplexes, ce blanc moutonnement du Peuple des Icebergs, ces genres d’immenses Solitudes qui flottent dans l’immense d’un Temps qui paraît aussi flou qu’immobile, grains des secondes arrimés à la gorge étroite du sablier, fixité, glaciation, hibernation de l’exister en son étrange suspens. Chaque bloc de glace et de neige est situé à l’emplacement exact que lui a configuré le Destin, chaque bloc flotte pour Soi, uniquement pour Soi et cet archipel de givre et de banquise se réduit à une simple somme d’unités séparées, nullement à une entente, à une osmose qui eût pu en accomplir le sens. On aura compris que la solitude, l’exil, le retranchement dessinent la singulière figure d’une thébaïde, d’un ermitage au sein desquels chaque individualité est retirée au lieu même de sa plus effective autarcie, sans possibilité aucune d’en transgresser les frontières. Alors, lorsque l’on s’éloigne de ce paysage aussi ascétique que désert, une partie de qui-nous-sommes demeure inexaucée, comme en attente de sa complète parution. Rien ne se dit qu’un silence figé.

   Décrivant cette Haute Terre Septentrionale, disant la profondeur en abîme de notre désarroi face à l’incompréhensible qui nous atteint en plein cœur, nous avons, en réalité, brossé le portrait analogique de cette toile de l’Artiste New Yorkais dont l’on verra que les créations jouent sur le paradoxe d’une situation poudrée de frimas, frappée de fixité, circonscrite à la nasse étroite d’une catalepsie. Dans le cadre refermé du tableau, rien ne se passe que d’aporétique venue, rien ne se donne que sous le boisseau d’un vertical nihilisme. Tout ne fait sens, précisément, qu’à en être dépourvu. « Chop Suey », déjà le titre, autrement dit ce qui est censé synthétiser les significations de l’œuvre, ne se donne que dans la pure immanence. Une réelle ironie s’en dégage au regard de l’exotisme du plat que vient renforcer sa traduction littérale :

« mélange de morceaux ». Or si, par une hardie analogie, nous attribuons la qualité de « morceaux » aux Étranges Personnages qui y figurent, le moins que l’on puisse en dire c’est que le « mélange » ici, ne s’illustre que sous le visage de la séparation, de la dissociation. Chacun en-Soi, pour-Soi. La situation semble sans issue, la finalité irrémédiable, une manière de Théâtre de Marionnettes abandonnées au sort qui est le leur lorsque Celui qui leur donnait vie s’est retiré, Le Marionnettiste, ne laissant sur place que la vide armature d’un castelet de carton-pâte.

   Alors surgit immédiatement le problème de décrire une scène vide d’intentions, de donner des couleurs au Néant, d’insuffler une âme à ce qui n’en saurait recevoir la vive empreinte. Et puisque les divers Protagonistes paraissent dépourvus d’identité, manières de corps de cire d’un surprenant Musée Grévin, spectres sans épaisseur, ombres fuligineuses, simples contours de simulacres, il nous faudra les nommer en la moindre valeur ontologique qui se puisse imaginer, « pré-nom » plutôt que nom, préfiguration de ce qu’ils pourraient être, mais sans y jamais parvenir. Afin d’irréaliser le réel qui vient à nous, de lui configurer le prédicat le plus mince, nous userons d’une simple convention formelle, la couleur faisant office d’identité et de présence au Monde.

   Ainsi, la Femme vue de dos se nommera-t-elle « Oregon », celle vue de face « Lichen », l’homme aperçu de profil « Turquin », la femme à l’extrême-droite de la scène « Pointe d’Amarante ». Tels de simples amas de couleurs sur la face d’une palette, non mêlés, conservant en quelque sorte la pureté de leur origine, chaque teinte mènera-t-elle sa vie de teinte sans se soucier des présences contiguës qui ne figurent là qu’à la mesure du Hasard. Chacun enclos en sa Monade. Nul épanchement de Soi en direction de ce qui-n’est-nullement-Soi. Solipsisme parfait qui ne réclame rien, forme auto-manifestée, se tenant immobile à l’intérieur d’elle-même.

   Il ne reste plus aux Voyeurs que nous sommes qu’à décrire au plus près, la description étant à elle-même son propre savoir, le moyen à partir duquel briser sa propre coquille de silence, nullement celle qui, adverse, fige les Personnages dans leur gangue de glace. Mais sans doute est-ce au décor théâtral que nous offrirons la première place, manière d’avant-scène avant que les Acteurs ne se livrent, sur les planches, au jeu qui est le leur, pareil à celui d’une Antique Tragédie.

   Au motif de leurs teintes complémentaires (un Bleu, un Jaune), clairement affirmées, les divers plans sont visiblement architecturés, déterminant autant de lieux juxtaposés bien plutôt que jouant selon le rythme souple d’une harmonie. De ceci résulte une évidente tension, comme si une pesante atmosphère régnait sur les Protagonistes, comme si le joug du Destin, posé sur leurs épaules fragiles les inclinait à avoir cette vie-ci, pleine d’aléas et non cette vie-là, brodée des fils de la joie. Nous qui regardons, sommes également pris au piège. Les Bleus profonds, les Jaunes Soufre ou Moutarde, le Rouge Groseille de l’enseigne sont autant de signaux qui nous rivent à demeure, aiguisent le dard de notre fascination. Nos yeux sont littéralement cloués à la scène, attendant de quelque mobilité interne au geste de la peinture la possibilité d’une libération. Notre intime et singulière situation serait entièrement identique à celle des Antiques Spectateurs qui, de la niche de velours incarnat de leur fauteuil, assistaient à la révélation par Phèdre à sa nourrice Œnone, de son amour pour Hippolyte. L’inextricable d’un Destin qui s’acharne à poursuivre ses funestes desseins sur une âme sans doute naïve mais sincère dans le mouvement même de sa passion.

    Bien évidemment, ceci est pure conjecture, laquelle ne fait qu’illustrer le titre de ce texte. Et puisque conjectures il y a, sans pour autant en détailler les minces événements (ce qui serait aussi vain que fastidieux), tâchons d’exprimer, au moins par le concept, ce que cette situation révèle d’ambiguïtés, de conflits latents, de non-dits qui avancent sous la ligne de flottaison de l’exister. Questionner, voici à quoi il nous faudra nous tenir.

   La posture légèrement inclinée d’Oregon, ne nous dit-elle son possible abattement, peut-être l’aveu d’un secret et alors, l’image de Phèdre se superpose à la sienne ? Et cette table blanche immaculée, on dirait un champ de neige, ne nous indique-t-elle cette « Plaine de la Vérité » platonicienne qui dans « Le Phèdre » (encore !) souligne l’effort de l’âme à rejoindre « le pré qui fournit la pâture convenable, celle qui fait pousser les ailes et lui donne sa légèreté » ? (La Plaine de Vérité – Pierre Courcelles). Car oui, si le pré que survole l’Attelage Ailé du Phèdre est bien Vert, combien le Blanc pur, libre de tout signe, dégagé de toute empreinte, correspond en son entièreté à l’Archétype du Vrai, dont ce Mythe prétend nous donner la vision exacte.

   Or, cette métaphore de « Plaine de la Vérité », sous l’espèce de la table blanche, est bien ce qui focalise l’image, la rassemble en sa centralité, pose la seule question qui vaille en cette heure arrêtée, dans l’étrangeté de cette salle de restaurant. De cette aura de la Table-Vérité, Lichen reçoit la vive illumination, peut-être sous les propos enfin portés au jour de Celle-qui-lui-fait-face. Son visage de Geisha, la blancheur de son teint qui fait écho à celle de la Table, à celle de la « Plaine de la Vérité », paraissent lui octroyer cette Vérité intérieure qui se diffuse à l’ensemble de son être, singulièrement à la libre épiphanie de son visage. Tout ceci est de l’ordre de la révélation. Révélation d’un secret. Révélation de Soi face à ce secret.

   Le visage est doucement coloré d’un Rose de Céladon, le fruit des lèvres s’anime de Grenadine, le trouble est intérieur qui fait son indistincte résurgence. Cependant, nul ne saura la teneur des propos des deux Interlocutrices et ceci est heureux dans la perspective d’une libre interprétation en laquelle trouver les traits d’une possible signification. Le non-dit est riche de profils, d’esquisses, de silhouettes dont le dit, l’entièrement exposé, seraient bien en peine de rejoindre la puissance, la prodigalité, la force inouïe d’expansion. Quant aux deux coiffes symétriques d’Oregon et de Lichen, elles ne font qu’accentuer le caractère mystérieux, la tonalité obscure, la pente ténébreuse d’un dialogue pareil à une eau de source souterraine, elle ne vient au jour que par effraction, par minces ruissellements, une sorte de rosée posée sur le bruissement des lèvres.

   Cependant que ces deux femmes font vœu de silence, à la manière de deux Religieuses dans le calme d’un Monastère, quelque chose vient soudain fouetter l’image, la tirer, au moins provisoirement, de sa possible agonie. Une lame de lumière Jaune Soufre vient cingler le montant de l’ouverture, vibrant appel du Monde extérieur, de l’exister en sa force d’exultation. Mais la lumière s’arrête au cadre de la fenêtre, disant ici, son incapacité à pénétrer cette ouate compacte qui est le milieu diffus en lequel les Personnages se réfugient, tels des animaux au plein de leur hibernation. Donc rien ne fera effraction au sein de la Monade, elle est trop entière, frôlant la consistance de quelque Absolu.

   Dans la partie de la pièce la plus éloignée de son plan de référence, dans une sorte de brume bleue, à la limite d’une visibilité, deux Étranges dont il semblerait qu’il n’y ait rien à dire, tant ils sont absents à la scène, tant ils paraissent absents à eux-mêmes. Turquin, en son costume bleu sombre, buste légèrement incliné vers l’avant, semble tenir une cigarette dans sa main droite dont, bizarrement, il ne sort nulle fumée comme si, décidemment, rien ne devait faire signe en direction de la vie, de sa naturelle pulsation. Le regard de l’Homme est orienté vers un cendrier qu’il semble interroger, un peu comme si son existence même en dépendait. Pointe d’Amarante, elle, par une sorte de pur contraste, porte son regard en direction de cet Homme dont on ne sait s’il s’agit de son Compagnon habituel, d’un Ami, d’un Amant rencontré au hasard des rues. Un coin de table éclairé fait son frimas étincelant, rappelant « La Plaine de la Vérité » supposée surgir entre Oregon et Lichen. Curieusement, il semble y avoir des Destins croisés, celui d’Oregon faisant écho avec celui de Turquin au motif de leurs postures identiques, aperçus de dos, silencieux, inclus en l’entièreté même de leur être propre. Autre similitude, celle qui assemble, en une même clarté, en une semblable épiphanie sortant de l’ombre, Lichen et Pointe d’Amarante. Cependant, comme il a été évoqué précédemment, ces épiphanies ne sont que de surface, de convention, de pure forme, ne reflétant que l’abîme d’une profonde et insondable intériorité.

   Il existe une autre « Présence » dont, jusqu’ici, il n’a été fait mention, celle de la vêture Jaune Mastic suspendue à une patère. Par simple déduction, elle ne peut appartenir qu’à Lichen, la seule à s’être mise « à l’aise » dans une manière de geste de libération. Mais, si elle indique bien un « dépouillement », un genre de « mise à nu », elle n’en livre nullement la raison. Dans cette toile, Edward Hopper a manifestement souhaité porter l’énigme à son comble. Comme si son geste, se limitant à brosser des esquisses, avait soudain décidé d’en fixer l’être à ce degré d’irrésolution. Un peu comme Picasso, parfois, arrêtait ses tableaux en une manière de suspens, ne les « achevant » pas, laissant à l’œuvre, en quelque sorte, le soin de porter plus avant le visage de sa signification. Ce qui fait l’entière singularité de l’Artiste Américain, c’est bien ce genre d’affirmation/retrait, de dévoilement/voilement, de désocclusion/occlusion, exprimant en cette ambiguïté même, en cette ambivalence foncière, son souhait que le Voyeur devenant son propre Herméneute, se livre à une tâche d’interprétation qui lui soit unique, personnelle, subjective en dernière analyse. Or cette manière de suspendre l’œuvre au seul jugement du Spectateur, n’est-elle, en définitive, le seul geste de liberté dont nous pouvons disposer face aux épiphanies de l’Art ?  De « vides conjectures » en lieu et place de la Vérité ? Ne pourrait-il jamais en être autrement ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

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