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27 octobre 2023 5 27 /10 /octobre /2023 07:39
Un ciel de grise étendue

" Le cap de ma bonne espérance "

CAP BLANC NEZ

Photographie : Alain Beauvois

 

***

 

   C’est là, dans la mesure à peine visible du jour. C’est semblable à une fugue avant les premières notes. C’est identique à la respiration du Poète avant le vers qui donnera le ton au quatrain. C’est là, dans la simple évidence et ne demande rien. C’est un Soi posé à l’intérieur de ses propres contours, aux confins d’une parole donatrice de sens. On est sur la grève, à la limite d’une visibilité. Du-dedans de Soi on projette sa vision sur ce monde immédiat, il est le seul à exister, à venir à Soi dans la pureté de son être. Rien ne se donne plus à voir que ceci qui nous habite de l’intérieur et ne demande nulle effraction.

 

Soi destiné au Paysage,

Paysage destiné à Soi.

 

   Nulle rupture, nulle présence qui viendraient en entamer le lien direct, l’ineffable affinité. Cette rencontre sublime, de tous temps elle se réservait, puis un jour se destinait à Celui qui en attendait la faveur. Sentiment d’unité que rien ne pourra venir troubler. Sentiment d’éternité, d’immarcescible durée au motif que le Beau, l’Originaire, jamais ne peuvent subir les assauts de l’immanence, s’effacer sous les coups de boutoir de la déréliction. Celui qui contemple est porté plus loin que lui en cette aire sans limite où la simple goutte de rosée devient cristal, où le moindre alizée devient chant, où le calice de la fleur devient recueil du jour, plénitude de l’heure.

   Regarder est pur bonheur, venue à Soi de l’Unique et du Simple. Le ciel de basse lice est tissé de fins nuages, il est lent à venir, il repose dans l’instant, il regarde les plis de sable qui ne sont que sa réverbération, son écho, une parole prononcée entre Ciel et Terre, une manière de comptine pour enfants sages. Plus clair au levant, plus sombre à l’opposé mais toujours dans le souci de demeurer fidèle à ce qu’il est, ce voile sans fin tendu d’un horizon à l’autre. Sous le ciel, émergeant du plateau liquide, une sorte d’immense et lourd cachalot repose à même le sol en une pesanteur immémoriale, comme s’il venait des temps les plus reculés, ceux qui, encore, ne connaissent nullement le rythme du sablier.

 

Immobilité mémorable,

assise terrestre infrangible.

Gravité terrestre jouant

avec la liberté céleste.

  

   Ces antinomies, ces oppositions, ces dialectiques sont constitutives du sentiment de Soi, l’on se sent si petit par rapport à la vastitude de l’Univers, l’on se sent si grand par rapport à la taille infime du grain de sable. Est-ce ceci être Homme : un moyen terme, une médiation entre ce qui nous dépasse et ce qui, par rapport à nous, se donne sous le signe de la vassalité ? Toute- puissance que tutoie la palme légère de la fragilité ? C’est ceci, le sentiment cosmique d’exister, être suspendu entre l’inaccessible lointain, le proche à portée de la main ; être situé au beau milieu de l’élémental, être et ne pas être à la fois, cette goutte d’eau, cette poussière de terre, cette lame d’air qui balaie le ciel, ce feu qui couve à l’horizon, être Soi dans la pure certitude, ne pas être Soi avec, gravé dans le dos, cette empreinte indélébile du Néant. C’est bien là le destin de ces Natures de haute destinée que de nous remettre entièrement à une méditation métaphysique, la seule à même de nous élever un cran au-dessus du minuscule ciron, de l’émouvante fourmi, du fil de la Vierge qui vibre dans la brume d’automne.

   La ligne d’horizon est à l’unisson du nuage et de l’eau. Elle est amitié qui rend ces entités inséparables. Comment, en effet, imaginer un horizon qui n’aurait ni ciel, ni terre, pour limites ? Pensée inconcevable que celle de la séparation, de l’abîme qui pourraient se creuser en nous à seulement en faire l’inenvisageable hypothèse, « inenvisageable », au sens strict, « privé de visage ». Ici, rien n’est « privé de visage », loin s’en faut, tout fait épiphanie dans la plus évidente harmonie qui soit. Tout continue de Soi en direction de ce qui pourrait apparaître comme n’étant nullement Soi, en réalité une union, une liaison intime, une osmose que rien ne pourrait détruire, remettre en jeu. Le Soi-qui-observe, (le regard humain), féconde ce qu’il touche, le ciel, le Cap, le plateau lacustre aves ses mille ruisselets, ses lagunes sombres, les friselis de ses géométries de sable.

   Le Soi-qui-est-observé naît de ce regard et se déploie dans l’horizon de la conscience humaine, le seul à même de tirer du silence la voix de l’exister, le seul à même d’exhumer du néant ce qui pourrait s’y confondre pour la suite des jours à venir. Immense beauté que ce geste donateur qui, des Essences Pures, fait surgir ce qui vient à nous afin que, saisi de ces vérités, notre esprit puisse connaître son propre feu et étinceler au contact de ce réel transcendé qu’est tout paysage porté à l’acmé de son accomplissement. L’Homme reconnaît la Nature, la Nature se donne tel le creuset qui accueille l’Homme et le fait tel qu’il est, Celui qui, parmi les êtres vivants, ne peut que s’affirmer différent, du minéral, du végétal, de l’animal. Et c’est bien son Langage, sa Pensée qui le font émerger des multiples présences qui peuplent la Terre.

    La contagieuse beauté qui monte de l’image ne provient nullement seulement de son ordonnancement, de sa qualité topographique, de la configuration parfaite de ce lieu. C’est bien sa tonalité essentielle, son aspect décisivement nocturne qui nous enchantent, nous fascinent.    

   De cette lumière à peine levée naît un mystère, bourgeonne une ligne onirique pareille à la sensation que l’on éprouve au sortir d’un rêve. La moitié de son corps est dans la nuit, l’autre moitié requise par le tremblement léger, la douce irisation de l’aube. Et c’est bien notre ambiguïté, notre être en partage qui ont du mal à se décider :

 

plis ténébreux de la nuit ou bien

effervescence du jour ?

 

   C’est le plus souvent ce clair-obscur qui convient à la mesure mixte de notre âme : une face orientée vers les célestes contrées, une face attirée par les terrestres entités et c’est bien cette indécision, ce flou, qui nous font douter de-qui-nous-sommes, aussi bien de ce-qui-vient vers nous avec la dimension de la pure énigme. Car c’est bien le caractère de l’irrévélé, de l’ineffable, de l’obscur, du nébuleux qui stimulent notre imaginaire et le disposent à l’ouvert, au dévoilé, à la plurielle manifestation des choses présentes. C’est bien au motif que nous nous trouvons sur cette ligne de crête entre Ombre et Lumière, entre Dissimulation et Vérité qui nous stimule, nous met au défi de soulever le voile interposé entre notre propre présence et celle qui s’offre à nous afin que nous la connaissions.

   Et ici, il nous faut encore creuser ce leitmotiv de la triade Noir/Blanc/Gris car c’est d’elle et uniquement d’elle que découle le sens profond de l’image. Le Blanc, nous ne parlons nullement du blanc écumeux de la corolle du lotus, du blanc floconneux du manteau de neige, du blanc cumulus de pure passée sous la voûte lisse du ciel, nous parlons du Blanc strident, celui qui dépouille le derme humain jusqu’à l’os, le scarifie, ne laissant plus apparaitre qu’un lacis de nerfs, image étique s’il en est, mais d’autant plus efficace de ce néant qui progresse à bas bruit et nous boulotte de l’intérieur sans même que l’on puisse s’en rendre compte. Donc l’image se devait de ne proposer qu’une économie de cette blancheur, de la rendre presque inapparente, simple cendrée sous l’aile souple des nuages.

    Par effet de pur contraste, en raison d’une nécessité, force était de donner au Noir la puissance dont il devait se doter. Nullement l’écho d’un deuil ou d’une finitude inscrite à même les éléments du paysage. Simplement témoigner, affirmer la pure venue des choses au monde. Å ceci il faut le trait de charbon, la tectonique de suie de la terre, le sang noir de ses diaclases, la lymphe sombre de ses nuées volcaniques. C’est bien la densité du Noir qui affirme tout ceci, un Noir profond, comme l’est une douve entourant une forteresse, comme l’est la fosse du Souffleur d’où vient la parole de la tragédie, comme l’est le cerne noir des yeux de l’Amante, promesse de toutes les joies, mais aussi de toutes les peines. Avec le Noir, l’on ne transige pas, on le prend tout entier, il n’y a pas de « noir clair. » Suprême ironie ou esthétique du sombre qui en dit plus que l’atténué, l’euphémisé, le Cap Blanc s’est soudain métamorphosé en Cap Noir d’une sépulcrale élégance. Oui, l’oxymore est voulu, lui qui fait surgir l’irremplaçable présence du Cap, cette jetée dans la mer, ce finisterre qui profère les derniers mots de l’exténuation humaine.

 

Oui, seul le tragique est beau car seul

il place l’Homme face à son Destin.

 

  Tout le reste est comédie. Ou, à tout le moins, évitement de l’essentiel, refuge derrière des masques, danses bergamasques.

   Et le Gris, dans tout cela ? Il est le lien, l’intermédiaire, il est le dieu messager, Hermès aux semelles de vent, celui qui révèle au Blanc sa pureté, confère au Noir sa profondeur. Et ici, l’image joue savamment de cette fonction médiatrice du Gris, joue de ce passage inaperçu d’une valeur à une autre qui est son contraire, nullement en ne s’attardant auprès de chacune d’elles, seulement en les effleurant, en offrant à l’une ce qui est en excès en l’autre. N’y aurait-il l’intercession du Gris et l’image s’effondrerait sur elle-même à la manière d’un château de sable grignoté par les flux et reflux de la marée.

 

Si le Blanc, le Noir sont des solstices,

le Gris est le pur équinoxe.

 

   Blanc, Noir sont à l’évidence des solstices, de hautes saisons qui empruntent à l’entièreté de l’été, à la rigueur de l’hiver. Gris est de tempérament équinoxial, lui qui se confond avec la douceur du Printemps, la confusion intime de l’Automne. Gris, point de métamorphose entre ce qui est totalement accompli, ce qui est en voie d’accomplissement. Par nature, le Gris tempère, assemble les oppositions, rend lisible ce qui, autrement, serait resté illisible en raison de son intensité, de l’éblouissement qu’il n’aurait manqué de faire naître.

    Et, maintenant, il nous faut donner congé au « Cap Blanc » devenu, par la grâce du talent du Photographe « Cap Noir », mais aussi « Cap Gris ». Le travail esthétique, en son fond, est un convertisseur du regard, un magicien qui pose devant la conscience les mille et un reflets du réel. Y aurait-il plus belle mission ?

 

 

 

 

 

 

 

 

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